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samedi 21 février 2009

surréaliste et merveilleux



"Surréaliste et merveilleux jusqu'à un certain point...". Publié dans le catalogue de l'exposition L'homme merveilleux, Château de Malbrouck, Manderen, mars 2008.


"Le merveilleux est toujours beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau". André Breton

Voilà, semble-t-il, une vérité qui ne se discute pas : le merveilleux est beau. Et pourtant ! Quelle est cette bonne blague qui sonne comme une péroraison ou un aphorisme asséné à coup de marteau ? Quel tour facétieux André Breton et Paul Eluard nous ont-ils joué en inscrivant cette définition dans leur Dictionnaire abrégé du surréalisme en 1938 ? Après tout, le merveilleux est-il toujours beau ? Et si cette affirmation était avérée, le laid rimerait-il forcément avec l’horrible ? Plus de quatre-vingt ans après la publication du premier Manifeste du surréalisme, qu’en est-il du merveilleux aujourd’hui ?

MANNEQUIN ET RUINES
La force d’une telle assertion s’explique à la lecture des premières pages du Manifeste de 1924 : il y est question de « faire justice de la haine du merveilleux qui sévit chez certains hommes, de ce ridicule sous lequel ils veulent le faire tomber ». Ainsi, André Breton entendait-il brandir l’étendard du merveilleux contre le goût dominant de son époque. Il en faisait une arme de guerre pour imposer la « surréalité », « réalité absolue » où le rêve et la réalité ne sont plus des états contradictoires. Entre les mains des surréalistes, le merveilleux n’était plus un concept suranné ni puéril, mais une « révélation » :

« Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques ; il participe obscurément d’une sorte de révélation générale dont le détail seul nous parvient : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne ou tout autre symbole propre à remuer la sensibilité humaine durant un temps. » (1)

Le merveilleux est un stimulant, une secousse émotive qui nous sort de nous-mêmes pour nous laisser entrevoir un monde plus vaste, un monde onirique qui nous était caché. Le merveilleux émane de deux symboles foncièrement idéalistes et non dénués de mélancolie, qui expriment fortement l’intérêt de Breton pour l’art du passé : les ruines et le mannequin. Les ruines, expression de la nostalgie d’un âge d’or à jamais perdu, vision du sublime plus que du merveilleux, ce pourrait être celles des dessins de Piranèse, des peintures d’Hubert Robert, de Pierre Henri de Valenciennes ou des aquarelles de Caspar David Friedrich. Les mannequins, ce pourrait être les êtres désarticulés qui envahissent les collages de Max Ernst, les peintures de Giorgio de Chirico ou de Carlo Carrà. Ils font penser aux marionnettes du monde romantique allemand qui, selon Bernhild Boie (2), trouvent un prolongement dans les poupées d’Hans Bellmer. De toute évidence, un souffle romantique anime ce dangereux “partage du sensible” auquel les surréalistes nous convient.

MASQUES ET MAROTTES
L’automate, l’épouvantail, le mannequin sont indissociables du thème du double. Lorsqu’elle revêt des masques et se travestit en idole païenne ou en poupée à message (3), unique sujet de ses autoportraits photographiques, Claude Cahun, nièce de l’écrivain Marcel Schwob, exprime cette profonde ambiguïté. Mélancolie, dédoublement et processus de fragmentation romantique de la personnalité à travers différents rôles vont de paire avec la fascination pour l’homme vide, dans les ruines. Le trouble naît d’une perte et même d’un deuil : la ruine n’est plus que le vestige imparfait du passé ; le mannequin n’est qu’une enveloppe vide à l’allure plus ou moins philosophique, à l’image des personnages qui hantent les peintures métaphysiques. Giorgio de Chirico est sans doute le peintre qui a le mieux exprimé cette vacance de l’être. Son Grand métaphysicien domine la place d’une ville désertée, mais ce n’est qu’une statue antique anachronique juchée sur un promontoire bancal. Tout aussi vides, Les masques de 1917 dissimulent des mannequins creux, dédoublés, claustrés dans une salle remplie d’équerres : ce ne sont que des parodies d’humains. On sait, de l’aveu même du peintre, que l’impact de la philosophie allemande sur son approche du « non-sens » ne fut pas négligeable : « L’art a été libéré par les philosophes modernes et par les poètes […] Ce furent Schopenhauer et Nietzsche qui enseignèrent les premiers quelle profonde signification a le non-sens de la vie. Il enseignèrent aussi comment ce non-sens pouvait être traduit en art. » (4) L’univers poétique de Giorgio de Chirico -qui fascina tant les surréalistes- est un monde délaissé par Dieu et par l’homme lui-même. « Le vide effrayant qu’on découvre est d’une beauté comparable à celle calme et inanimée de la matière », écrivait-il (5).

ÉROS ET THANATOS
Pour réhabiliter le merveilleux, Breton évoquait aussi, dans son Manifeste, le plaisir extrême que procure l’univers des contes de fée et notamment la lecture de Peau d’âne. Ces symboles sont animés d’une double force étrangement contradictoire. Comme la belle et la bête de Peau d’âne, le mannequin et la poupée expriment une tension, un tiraillement entre grotesque et mélancolie, entre Éros et Thanatos, entre les forces dionysiaques et apolliniennes (6).
Dans la peinture de Francis Picabia, autre fervent lecteur de Nietzsche (7), le masque de carnaval caricature les traits des personnages en faisant saillir un nez pointu, en exagérant une moue. Le masque, c’est aussi le déguisement dont se pare la mort. Malmenant le thème moraliste de la Vanité, Picabia a repeint son Portrait d’un docteur qui représentait initialement un homme chauve, vêtu d’une chemise blanche, pointant de son index un crâne de mort. Dans la version retouchée, le visage a disparu sous un masque, la tête a été coiffée d’un bonnet de fou rose et bleu et recouverte de différents signes organiques ou kabbalistiques ! Dès 1927, Picabia s’était fait connaître des amateurs surréalistes en créant d’autres bouffonneries dionysiaques : des Monstres furieusement enlacés et visiblement peu gênés par leurs contours démultipliés et leurs longs nez de carnaval, des êtres albinos mouchetés, des femmes aguichantes pourvues d’ailes de bombyx du mûrier, de machaon et autres papillons diurnes et nocturnes…

BURLESQUE ET MAUVAIS GOÛT
Ce balancement entre comique et tragique, cette tension au cœur du merveilleux sont exprimés dans le Manifeste de 1924 : « Dans ces cadres qui nous font sourire, pourtant se peint toujours l’irrémédiable inquiétude humaine. » (8) Pour développer cette idée, André Breton cite la littérature fantastique et s’approprie la légende de La Nonne sanglante qui inspira notamment Mathew Gregory Lewis et Charles Nodier. Tout en revendiquant l’intrigue de ce roman noir, Breton lance une nouvelle provocation : « Dans le mauvais goût de mon époque, je m’efforce d’aller plus loin qu’aucun autre. » De quoi s’agit-il ? Il imagine posséder un château (La nonne sanglante est un spectre qui hante un château) où « l’esprit de démoralisation » aurait élu domicile, en même temps que certains de ses amis (Aragon, Soupault, Eluard) et… quelques jolies femmes ! La quête amoureuse poussée jusqu’aux limites de la folie et du macabre, a toujours été un leitmotiv surréaliste. Après tout, Nadja était le récit de la rencontre romanesque de Breton avec une femme d’exception, mais c’était aussi l’histoire d’un internement. De même, on ne regarde plus les dessins érotiques d’Hans Bellmer de la même façon lorsque l’on a lu Sombre printemps, la poignante autobiographie d’Unica Zürn, sa compagne et modèle... À travers les figurations de Roberte, Pierre Klossowski a mis en scène les fantasmes inhérents à ces jeux de traques pervers, aux allures sacrificielles. Avec l’humour et la distance qui le caractérisait, Man Ray (qui fut l’auteur de véritables films et photos pornographiques) a su donner une interprétation à la fois moderne et burlesque de cette parabole romantique. Son film Les mystères du Château de dé tourné en 1929 dans la propriété des Noailles à Hyères montre, au terme d’un périple automobile, l’architecture cubiste de Robert Mallet-Stevens, et les facéties de deux couples cagoulés qui se livrent frénétiquement à différentes activités… sportives (gymnastique et natation) dans ce haut lieu du modernisme. Commanditaires du film, le vicomte et la vicomtesse de Noailles pourraient bien se dissimuler derrière les masques du couple qui interroge d’énormes dés pour décider de son avenir, et qui, pour finir, se transforme en statue ! Bien que les Noailles n’y aient vu aucune malice, ces visages effacés derrière leur mince protection de tissu font penser aux Amants que René Magritte peignit en 1928. Ils donnent une vision assez édulcorée du couple hétérosexuel et de l’amour ! À une époque où le culte du beau corps bien fait prenait son essor, ce film dissimulait, sous son caractère bon enfant, une profonde satire des mœurs hygiénistes.
La même année, Picabia rédigea le scénario amoral de La Loi d’accommodation chez les borgnes où il revendiquait le triomphe de la « folie furieuse », dénuée de « but ». La Loi est l'histoire d'un crime commis par un cul-de-jatte : il assassine un milliardaire américain qui s'apprêtait à offrir une rivière de diamants à une jeune manucure, puis il produit un faux témoignage qui mène à la condamnation à mort d’un peintre et d’un policier, également épris de la jeune femme. En définitive, le malfaiteur, disgracieux, menteur et criminel, triomphe de ses rivaux, s’enrichit et épouse l’héroïne ! Dans ce projet, les célibataires étaient réversibles comme des cartes à jouer. Le scénario était axé sur les rivalités masculines, le sport, l’argent et la religion. Les incessants changements d’identité –que les surréalistes avaient appréciés naguère dans les divers épisodes de Fantômas- devaient être facilités par les truquages cinématographiques, avec une loufoquerie proche des créations de Georges Méliès et du cinéma burlesque.
Survenant quelques mois avant Un chien andalou, le projet de Picabia fut éclipsé par le scandale que provoqua la projection parisienne du film de Bunuel et Dali, dont les époux Noailles étaient les commanditaires et les mécènes. Le mauvais goût que Breton appelait de ses voeux (celui qui provoque le rejet et la censure) était le moteur de passages sulfureux tels que celui de la superposition de l’œil incisé au rasoir et du cliché romantique de la lune ou des deux ecclésiastiques accrochés à deux pianos ensanglantés... Le film de Bunuel et Dali dépassait indéniablement le stade du « permis » pour se heurter au « défendu » (9)… En flirtant avec le territoire interdit des désirs les plus secrets, le film fascina André Breton sans doute aussi parce qu’il exprimait la violence du désir physique masculin, désir incarné à l’écran par Pierre Batcheff qui se suicida le dernier jour du tournage (10)… Aux yeux de Breton, le cinéma, « seul mystère absolument moderne » valait pour son « pouvoir de dépaysement » ; « la merveille » résidait dans le fait de s’abstraire de sa propre vie et de se laisser glisser dans la fiction (11).

POÈMES-OBJETS
Avec les objets aussi, le surréaliste partait à la conquête du “point critique” qui unissait la veille au sommeil. En proposant, dès 1924, la fabrication et la mise en circulation d’objets apparus en rêve, Breton cherchait toujours à atteindre ce fameux point de l’esprit où l’imagination est reine. Alors que Ducasse et Rimbaud avaient provoqué un « bouleversement total de la sensibilité : mise en déroute de toutes les habitudes rationnelles, éclipse du bien et du mal, réserves expresses sur le cogito, découverte du merveilleux quotidien » (12), les « poèmes-objets » de Breton et les objets de Giacometti, Max Ernst, Valentine Hugo, Dali… répondaient à la nécessité de fonder une véritable « physique de la poésie » (13). En 1923 déjà, Man Ray anticipait cette requête en créant De quoi écrire un poème, collage sur un carton ondulé de différents papiers, d’une ficelle et d’une plume d’oie placés dans un cadre de bois. L’inspiration n’était plus à chercher au-delà de l’homme, mais dans le quotidien, ici et maintenant, comme ces « poèmes-conversations » que Guillaume Apollinaire traquait dans le bus ou dans les cafés, comme ces bribes de journaux que Tzara préconisait de découper pour composer au hasard un poème dadaïste. En 1924, la conception surréaliste de la poésie reposait toujours sur le collage et l’assemblage, elle n’était pas foncièrement éloignée de ces prémisses cubistes et dadaïstes :

« Les papiers collés de Braque et Picasso ont même valeur que l’introduction d’un lieu commun dans un développement littéraire du style le plus châtié. Il est même permis d’intituler POÈME ce qu’on obtient par l’assemblage aussi gratuit que possible (…) de titres et de fragments de titres découpés dans les journaux. » (14)

Pour Breton, l’image surréaliste « la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé. » (15) Le merveilleux est donc à la portée de celui qui accepte l’apparente gratuité et même l’aspect risible de certaines analogies : « Dans la forêt incendiée, les lions étaient frais » (Roger Vitrac). Il apparaît à l’esprit qui accepte d’être déconcerté. Traquer le merveilleux, c’est aller au-delà de la contradiction. Cette chasse déconcertante trouve son terreau dans un horizon d’attente plus ou moins mystique (rue Fontaine, les surréalistes faisaient tourner les tables ; plus tard Breton a laissé entendre que les recherches surréalistes étaient proches des recherches alchimiques), étayé par des méthodes qui avaient pour but de « forcer l’inspiration » (16) : collage, assemblage, frottage, grattage, décalcomanie, rayogramme, cadavre exquis... Le merveilleux apparaît à qui sait l’attendre, mais il peut aussi être convoqué par celui qui croit à la possibilité d’une « dictée de la pensée en dehors de tout contrôle exercé par la raison », d’un « automatisme psychique pur » (17).

COURTS-CIRCUITS ET MYTHOLOGIE NOUVELLE
Provoquer un choc qui soit de nature à déconcerter l’esprit était une visée essentielle. Il fallait reproduire ce « moment idéal où l’homme, en proie à une émotion particulière, est soudain empoigné par « plus fort que lui. » » (18) La reproduction photographique d’un œil féminin en relief placée sur le métronome de l’Indestructible (1923-1959) de Man Ray exprime bien ce « dérèglement de tous les sens » (Rimbaud) qui résulte de la rencontre de deux réalités éloignées. Miner le « sens commun » et traquer la « bête folle de l’usage » (19), tels sont les deux mots d’ordre dont Le Loup-table de Victor Brauner (1939-1947) et Le déjeuner en fourrure (1936) de Meret Oppenheim donnent de très probantes illustrations. À la lisière du merveilleux et du fantastique, de l’érotisme noir de Georges Bataille et des peintures inconvenantes de Clovis Trouille, ces objets produisent un effet répulsif qui n’est pas foncièrement éloigné des images littéraires de la Nonne sanglante ou de Peau d’âne.
Il s’agit bien de mettre en œuvre un cabinet de curiosité moderne qui favorisera le dépaysement et le choc des rencontres. C’est pourquoi la Fontaine de Duchamp (1917) ou son énigmatique French window (1921) peuvent, rétrospectivement, trouver une place dans le panthéon surréaliste (20). C’est pourquoi les productions des aliénés, les objets trouvés, les poupées kachinas, les statuettes africaines et océaniennes, peuvent côtoyer les peintures de Picabia ou celles de Miro dans le bureau de travail d’André Breton. Aragon a d’ailleurs dit l’état hallucinatoire qui résultait de la quête et du déploiement d’un tel univers :

« C’était au temps que nous réunissant le soir comme des chasseurs, nous faisions notre tableau de la journée, le compte des bêtes que nous avions inventées, des plantes fantastiques, des images abattues (…) Tout se passait comme si l’esprit parvenu à cette charnière de l’inconscient avait perdu le pouvoir de reconnaître où il versait. En lui subsistaient des images qui prenaient corps, elle devenaient matière de réalité. » (21)

Les surréalistes sont des collectionneurs invétérés qui traquent le merveilleux au coin d’une rue ou sur les étalages du marché aux Puces. Développant, avant les situationnistes, toute une poétique de l’errance, ils vivent la « mythologie en marche » (22) et partent « en quête de ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers » (23). Guidé par sa croyance aveugle au principe du hasard objectif, Breton s’extasie sur l’une de ses trouvailles : une étrange cuiller en bois dotée d’un soulier qu’il imagine « manipulée par Cendrillon avant sa métamorphose. » (24) Cet objet doit être appréhendé sous le signe du déplacement, alors que d’autres joueront sur la condensation, autre grand ressort dynamique que Freud mit au cœur du travail du rêve. Ce flirt avec la psychanalyse trouve un développement dans la méthode paranoïa-critique de Dali ou dans sa théorie des « objets à fonctionnement symbolique », « basés sur les phantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients » (25). De tels objets, assure Dali, « ne dépendent que de l’imagination amoureuse de chacun ». Une montre molle, une chaussure à fonctionnement scatologique ou un Taxi pluvieux qui abrite un mannequin déshabillé couvert de vrais escargots, suggèrent des « perversions, et par conséquents des faits poétiques » (26).
On le conçoit aisément, le merveilleux surréaliste a partie liée avec l’érotisme, le laid et l’horrible, le plaisir et la souffrance tout autant qu’avec le beau. Ce n’est que l’avers et le revers d’une même notion. Le merveilleux se tient à la jonction de ces oppositions et lorgne vers « le point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. » (27) L’ambition est de créer un nouveau mythe, ou plutôt, d’observer le développement de cette « mythologie moderne » qui apparut à Breton lorsqu’il fut confronté aux œuvres métaphysiques de Giorgio de Chirico. Dans Le Paysan de Paris, Louis Aragon se questionne sur l’émergence de cette « mythologie » qui est consubstantielle au « sentiment du merveilleux quotidien » ; il s’interroge sur la logique qui structure nos modes de pensée et sur la peur de l’erreur qui nous fait préférer la raison à l’imagination. En pleine crise de la société bourgeoise, on pense à l’appel des romantiques allemands Hölderlin, Schelling, Friedrich Schlegel… à une mythologie nouvelle (28). On pense aux critiques de la raison auxquelles se livrait Nietzsche, et à sa méfiance vis-à-vis du langage. « Transformer le monde » a dit Marx, « transformer la vie a dit Rimbaud » : pour les surréalistes ces deux mots d’ordre » n’en faisaient qu’un.

L’INSALUBRE MERVEILLEUX
Martelé par André Breton à la fin de Nadja, le principe selon lequel « la beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas » ne peut être dissocié de cet « air particulièrement insalubre » (29) qu’il apprécia dans la poésie de Rimbaud et de Baudelaire, l’esthète du « beau dans l’horrible ». Cette composante est essentielle pour l’élaboration des objets de terreur que furent la Poupée bicéphale de Bellmer ou Le festin des Cannibales lors de l’exposition surréaliste internationale de 1959. Que de telles œuvres appartiennent à une histoire littéraire dont l’image de la femme (et de l’homme) ne sorte pas vraiment grandie, Cindy Sherman l’a bien compris, elle qui réalisa, en 1996, la série des Horror and surrealists pictures à partir de masques grotesques, à la lisière du morbide.
Dès lors, trois caractères bien différents apparaissent, qui permettent de spécifier ce qui se dégage aujourd’hui du merveilleux surréaliste, comme révolte contre l’ordre établi, comme volonté de créer un nouveau mythe moderne (et romantique).

Première orientation : le burlesque et les changements de rôles. Quelques soixante-dix ans après La loi d’accommodation chez les borgnes, et bien que ses obsessions ne soient pas l’Amour ni la mise à nu de la promise par ses célibataires mêmes, les saynètes comiques de Pierrick Sorin confronté à son double Jean-Loup (1994) ou jouant tous les personnages féminins et masculins dans Nantes, projets d’artistes (2001) font penser aux frasques des anti-héros de Picabia. Proliférant, saturé d’autoportraits peu flatteurs, l’univers cru de Pierrick Sorin est à la fois répulsif et attirant.

Deuxième orientation : le grotesque et la fantaisie résultant de recherches d’équivalences ou d’analogies. Une telle approche caractérise tout aussi bien les œuvres de Dali et Magritte que les peintures récentes de John Currin. Bien que l’artiste américain ne revendique guère une telle filiation (30), l’allure dérangeante de sa Morroccan (2001), femme entre deux âges dont la tête blonde et le teint blafard sont garnis de trois gros poissons grisâtres, n’est pas sans rappeler les associations insolites auxquelles se livraient les peintres et les créateurs d’objets surréalistes. Toutefois les distorsions que Currin impose à la figure humaine (surtout aux femmes !) ne vont pas aussi loin que le Stropiat de Magritte avec ses trois nez à carreaux et ses multiples pipes !

Enfin, l’autre voie que Wim Delvoye est l’un des rares artistes à arpenter, en réglant ses pas sur ceux des grands sacrilèges dadas et surréalistes, est celle de l’inconvenance et l’incorrection. Inconvenance de Cinderella (Cendrillon), un porc tatoué et empaillé dans la ferme de l’artiste. Incorrection de ses détournements de l’art gothique, avec ses cathédrales miniatures en inox, ses pelleteuses et bétonnières en bois sculpté. En réunissant des réalités contradictoires (bas matérialisme et spiritualité aurait dit Georges Bataille, bon et mauvais goût aurait dit Picabia), Delvoye inscrit son travail dans une histoire des créations irrévérencieuses qui passe par Marcel Duchamp, Man Ray, Francis Picabia, Piero Manzoni et Marcel Broodthaers.

(1) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, réédition Gallimard, Pléiade, tome 1,1988, p. 321.
(2) Bernhild Boie, L’homme et ses simulacres, essai sur le romantisme allemand, José Corti, 1979.
(3) En 1927, Claude Cahun s’est photographiée, le visage décoré de petits cœurs, vêtue d’un justaucorps blanc où était écrit : “I’am in training, don’t kiss me” (“Je suis à l’entraînement, ne m’embrassez pas”).
(4) Cité par Wieland Schmied, “L’art métaphysique de Giorgio de Chirico et la philosophie allemande : Schopenhauer, Nietzsche, Weininger”, catalogue de l’exposition Giorgio de Chirico, éditions du Centre Georges Pompidou, 1983, p. 97.
(5) Ibidem, p. 100.
(6) Voir à ce propos les mannequins féminins détournés par les surréalistes lors de l’exposition de la galerie des Beaux-Arts à Paris, en 1938.
(7) Voir notre texte, “Francis Picabia, monstres délicieux, la peinture, la critique, l'histoire”, dans le catalogue Cher Peintre…Lieber Maler… Dear Painter… : peintures figuratives depuis l'ultime Picabia, Paris, éditions du Centre Georges Pompidou ; Vienne, Kunsthalle Wien ; Francfort : Schim Kunsthalle Frankfurt, 2002, p.29-32.
(8) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, op. cit., p. 321.
(9) André Breton, “Comme dans un bois”, L’âge du cinéma, numéro spécial surréaliste, août-novembre 1951, n°4-5, p. 26-30.
(10) Voir Cinéma dadaïste et surréaliste, éditions du Centre Georges Pompidou, 1976, p. 24. Ainsi que l’a expliqué Philippe Soupault, auteur de l’Invitation au suicide, cette idée hantait les surréalistes. Après la disparition de Jacques Vaché, le premier numéro de La Révolution surréaliste (décembre 1924) posait la question : « Le suicide est-il une solution ? ». Jacques Rigaut s’est suicidé en 1929, René Crevel en 1935.
(11) Ibidem.
(12) André Breton, “Crise de l’objet”, 1936, publié dans Le surréalisme et la peinture, Gallimard, 1965, p. 275-280.
(13) Expression de Paul Eluard, citée par André Breton dans “Crise de l’objet”, op. cit., p. 279.
(14) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, op.cit., p. 341.
(15) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, op.cit., p. 338.
(16) Voir Max Ernst, “Comment on force l’inspiration”, Le Surréalisme au service de la Révolution, n° 6, 15 mai 1933.
(17) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, op. cit., p. 328.
(18) André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930, réédition Gallimard, Pléiade,1988, p. 809.
(19) André Breton, “Crise de l’objet”, op. cit.
(20) Voir André Breton, “Phare de la mariée”, Minotaure n° 6, 1935.
(21) Louis Aragon, Une vague de rêves, Livre Club Diderot, tome 2, 1921-1925, p. 233-234.
(22) Louis Aragon, Le paysan de Paris, 1925, réédition Gallimard, 1975, p. 141.
(23) André Breton, Nadja, 1928, réédition Gallimard, Pléiade, tome 1, 1988, p. 753.
(24) André Breton, L’amour fou, 1937, réédition Gallimard, folio, 1977, p. 49.
(25) Salvador Dali, “Objets surréalistes”, Le surréalisme au service de la révolution, n°3, p. 16-17.
(26) Ibidem
(27) André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930, réédition Gallimard, Pléiade, tome 1, 1988, p. 781.
(28) Voir Rita Bischof, “Les romantiques allemands et l’impossible mythe de la modernité”, Europe n° 900, Le romantisme révolutionnaire, avril 2004, p. 22-39. Rappelons aussi la phrase de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, éditions du Seuil, Paris, 1978, p. 25 : « Il y a aujourd’hui dans la plupart des grands motifs de notre « modernité », un véritable inconscient romantique ».
(29) André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930, op.cit., p. 802.
(30) John Currin semble plus proche de la peinture allemande de Cranach, Hans Baldung Grien et Martin Kippenberger, voir son interview dans le catalogue de l’exposition Cher Peintre, op. cit., p.74-78.

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