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samedi 1 décembre 2018

la peinture dans le champ élargi

« La peinture dans le champ élargi »,
conférence, Le Plateau, Paris, 13 novembre 2003.


En consultant le plan, on voit des formes géométriques qui se chevauchent, des rectangles et des triangles disposés autour d’un noyau circulaire. On repère le damier jaune et bleu à fort impact visuel, le coloriage rapide des couleurs primaires ainsi que la prédominance de la couleur verte. En regardant mieux, on comprend que le cercle est très nettement décalé, qu’il est décentré. Rien n’est symétrique dans cette œuvre [fig.1]. TV tipped Toe Nails and the Green Salami est le titre du projet de l’artiste américaine Jessica Stockholder qui fut réalisé cet été, dans la grande nef du CAPC, Musée d’art contemporain de Bordeaux.


1. Jessica Stockholder, plan de T.V tipped Toe nails & the Green Salami, CAPC, Bordeaux, 2003.

Monumentale, l’œuvre se présente comme un grand étalage de matières et de couleurs (bois, brique, plastique, métal, tissus, moquettes, tapis) et d’objets d’électroménager blancs en marche, le tout disposé sur le sol ou sur des estrades. Mais elle évoque aussi une scène de spectacle dotée d’une tribune avec des fauteuils de couleur verte où chaque visiteur devient un acteur ou un regardeur potentiel. Vu d’une certaine hauteur, tout change. L’ensemble paraît très compartimenté, bien rangé et structuré par ses zones de couleurs. Peu de place est laissée au hasard. Ou alors, il s’agit d’un hasard contraint, à l’image de la coulure de peinture jaune et orange qui s’est étalée sur le tissu que l’artiste avait préalablement peint en bleu. Placé sur un promontoire incliné, l’ensemble de ce dispositif a maculé un petit rectangle de moquette violette placé au sol, juste à la jonction. Partout ailleurs, la peinture a servi à recouvrir les assemblages de briques et à « habiller » la construction de bois qui enserre l’un des piliers de la nef. Il s’agit bien sûr d’une installation [fig. 2].


2. Jessica Stockholder, vues partielles de T.V tipped Toe nails & the Green Salami, 2003.

« Installation » est un terme galvaudé que Stockholder ne revendique pas vraiment pour ses œuvres, mais qu’elle ne rejette pas vraiment non plus. Le concept d’installation est un concept flou, malléable et global qui accepte différentes définitions ou, plus simplement, n’en livre aucune. Dans les années 1960, on était plutôt enclin à évoquer le terme d’environnement pour qualifier des œuvres qui avaient un souci de la spatialité. Pendant les années 1980, le terme d’installation s’est imposé pour nommer une foultitude de créations disparates, comportant de la peinture ou n’en comportant pas, proposant de la vidéo ou pas, montrant des ready-made ou non. L’usage de ce terme en lieu et place de celui d’environnement a certainement contribué à la perpétuation d’une certaine idéologie du nouveau.

Les compositions monumentales de Stockholder sont des hybrides qui se situent entre la peinture, la sculpture et le ready-made. Elles semblent nouvelles et inclassables. Pourtant, rien n’empêche de chercher le cordon ombilical. Ainsi Maurice Fréchuret a établi une filiation impressionnante qui se traduit par une succession de noms, parmi lesquels on note Picasso et ses collages, Spoerri et ses Tableaux-pièges, César et ses Compressions, les œuvres de Rauschenberg et de Kienholz ainsi que celles de Deschamp et de Saytour (1). La liste est extensive et, d’une façon ou d’une autre, il semble possible d’y faire entrer la majorité des références de l’art du vingtième siècle. Pour cerner l’œuvre de Stockholder, il est sans doute nécessaire de forger d’autres outils théoriques et particulièrement de s’interroger sur la part du pictural dans ce champ élargi. De ce point de vue, l’analyse récente de Miwon Kwon (2) est intéressante. Elle souligne l’importance de la couleur dans l’œuvre de l’artiste ainsi que la convergence entre trois domaines d’expression : le collage, le ready-made et l’abstraction picturale. En outre, l’œuvre de Stockholder réunirait trois conceptions de l’espace qui prévalaient encore dans les années cinquante lors du triomphe de l’expressionnisme abstrait : celle de l’espace mimétique (ou espace fictif, perspectif), de l’espace sublime (revendiqué par les peintres Rothko ou Newman) et enfin l’espace de l’expérience vécue (des sculpteurs Robert Morris et Richard Serra). Dans une interview récente (3), Jessica Stockholder a mis en valeur d’autres points fondamentaux pour elle : la composition (qui n’est pas focalisée sur un centre), l’exploration de la notion d’échelle (à travers une interrogation sur les formats monumentaux et les formats intimes) ainsi que les rapports implicites de son œuvre avec la narration et la poésie concrète.

Toute personne peut conclure à l’hétérogénéité de ces notions. Mais lorsqu’on évoque successivement la couleur, la composition, l’espace, le format et une certaine forme de narration qui n’est pas forcément antinomique avec le principe d’abstraction, nous sommes bien dans le champ de la peinture. La peinture est multiple, changeante. Nous savons et nous ne savons pas ce qu’elle est. L’historien Daniel Arasse a décrit ses mutations à partir du Trecento, ses changements de fonctions qui sont liés à la technique ainsi qu’au statut social de l’artiste. Entre le Trecento et le Quattrocento, la peinture à l’huile a remplacé la détrempe, et la toile s’est de plus en plus souvent substituée au panneau de bois des polyptyques. Tandis que les donateurs (religieux, princes ou marchands) se faisaient représenter dans les peintures religieuses ou bien dans des portraits individualisés, on vit se manifester les premiers comportements excentriques qui campent la figure du créateur bizarre, de l’artiste “original” à l’image de Piero di Cosimo ou bien plus tard du Caravage, que Poussin accusait d’avoir détruit la peinture (4). De la même façon, le précepte d’Ut Pictura Poesis (« la Poésie, comme la Peinture ») permit aux peintres de se doter d’un prestige social équivalent à celui des écrivains, poètes et humanistes (5). Du Quattrocento jusqu’au début du vingtième siècle, le tableau de chevalet et la fresque murale ont été les formes picturales les plus usitées, régnant sans partage sur le domaine des arts visuels. La conception de l’artiste de génie, exceptionnel et singulier qui se développa à partir de Léonard de Vinci et de Michel Ange s’arc-boutait sur le mythe de l’individu libre et inaliénable qui a le pouvoir de produire des œuvres uniques et parfaitement inimitables.

Mais les conventions ne sont pas immuables. L’une des premières brèches fut introduite par Claude Monet, pris à tort pour un maître de la peinture spontanée, c'est à dire une peinture qui serait plus apte à traduire une émotion authentique. Après avoir peint sur le motif, Monet retouchait constamment ses toiles dans son atelier, il en peignait d’ailleurs jusqu'à cinq ou six en même temps. A partir de 1890, il travailla des sujets tels que Les Meules (qui furent décisives pour Kandinsky), Les Peupliers, Les Cathédrales de Rouen, le Parlement de Londres, Le bassin aux nymphéas dans un esprit sériel. Comme l'expliqua Duret dans son Histoire des peintres impressionnistes parue en 1906 et rééditée en 1919, « Monet peignait par séries ». Lors de deux expositions parisiennes à la galerie Durand-Ruel, il innova en présentant uniquement quinze Meules en 1891 et trente-sept Vues de la Tamise à Londres en 1904. Une partie de la production de Monet était donc régie par une économie implicite reposant sur la copie et la répétition systématique d’un modèle ou plutôt d’un motif. On sait par ailleurs, que le peintre impressionniste reprit à son marchand la série des Cathédrales pour y retravailler pendant trois ans [fig. 3]. Il fut également soupçonné de vouloir se simplifier la tâche et d'avoir recours à la photographie pour peindre ses Parlements de Londres (6). L’illusion de singularité et d’unicité de l’œuvre peinte était donc sciemment remise en cause. Ce problème de la retouche et de la reproduction n’avait toutefois rien de nouveau au regard de l’histoire de l’art. Georges de la Tour (7) ou Chardin, par exemple, peignirent des copies légèrement modifiées de leurs propres tableaux vraisemblablement pour contenter des clients qui avaient apprécié leur œuvre chez un collectionneur et souhaitaient posséder la même. L’originalité de Monet était précisément d’introduire un principe cérébral dans un art ressenti comme spontané : celui de la copie différentielle d’un modèle (qui s’oppose aux traditionnelles copies de substitution). Elle fut surtout de penser ses œuvres comme des séquences temporelles, régies par les modifications de la lumière tout au long du jour.


3. Claude Monet, La Cathédrale de Rouen, le portail de la Tour Saint-Romain, effet du matin, harmonie blanche ; soleil matinal, harmonie bleue ; symphonie en gris et rose, 1892-1893, huile sur toile, circa 100 x 65 cm.

Au début du vingtième siècle, d’autres coups de buttoirs furent assénés à la peinture par l’artiste Francis Picabia, qui se targuait d’être « allé jusqu’au bout de l’art des suggestions ». Picabia fut le premier peintre de chevalet qui supprima la toile pour ne garder que le cadre. La Danse de Saint-Guy, œuvre de 1921 comportant cadre, ficelles et inscriptions au crayon sur carton, fut le titre de cette provocation post-dadaïste [fig. 4]. Bizarrement l’œuvre fut acceptée et exposée au salon des Indépendants de 1922, alors que deux autres envois furent refusés par le comité de sélection dirigé par le peintre Paul Signac. Il s'agissait de collages réalisés sur des toiles. Le premier s’intitulait La Veuve joyeuse et associait le portrait photographique de l’artiste à un relevé sommaire de cette même photo tracé à la peinture noire. Le second, Chapeau de paille ! regroupait une corde, un carton d’invitation pour un réveillon chez la cantatrice Marthe Chenal ainsi qu’une légende manuscrite ambiguë : « M... pour celui qui regarde ». Ces œuvres furent refusées alors qu’elles ne comportaient aucun caractère pornographique (pensons à Courbet) et ne reposaient pas sur un ready-made (pensons à R. Mutt alias Duchamp). Aux yeux des censeurs, il était donc moins choquant de montrer un cadre vide plutôt qu’une toile blanche utilisée comme un tract ou une réclame. Picabia fit publier une lettre de protestation contre les méthodes de Signac (« On refuse M. Picabia aux Indépendants ») dans plusieurs quotidiens français. Signac avait activement participé à la création du salon des Indépendants dont il était devenu président en 1909. Mais il était également, avec Seurat et Sisley, une figure tutélaire du néo-impressionnisme. La rébellion de Picabia était d’autant plus forte qu’elle s'appuyait sur le refus des fondements de sa propre peinture. Picabia rejetait en fait les sources impressionnistes de son art, origine qu’il avait en commun avec d’autres peintres de sa génération (Kurt Schwitters, Robert Delaunay...)


4. Francis Picabia avec Danse de Saint-Guy, assemblage, cadre, ficelles et inscription sur carton, 1921.

Par le biais de l’assemblage et du message scriptural, Picabia faisait entrer la peinture dans l’ère du non-art, il mettait en place les conditions d’une approche négative et remettait en cause les notions d’imagination, de lyrisme de l’expression, d’effet plastique, de virtuosité technique. Au fond, la peinture de Picabia est l’histoire d’un déracinement volontaire : en même temps qu’il passait la notion de création dans la moulinette de la dérision, il s’extirpait bruyamment de l’avant-garde dadaïste dont il disait tout simplement qu’elle l’ennuyait.
Au cours des années 1980, les critiques ont souvent évoqué le nomadisme foncièrement éclectique de ce peintre cleptomane. Ils ont vu en lui une sorte de précurseur anachronique de la postmodernité. Pourtant l’esprit retors de Picabia peut tout aussi bien s’expliquer à travers le mobilisme d’Héraclite, la jouissance d’Épicure, le scepticisme de Sextus Empiricus et le principe de l’éternel retour nietzschéen...

Il n’existe pas de négativité sans assertion positive, pas de déconstruction des usages sans reconstruction d’autres codes. La pure négativité n’existe pas. La Danse de Saint-Guy n’était pas seulement le constat de la disparition de la peinture, comme espace mimétique ou sublime. Cette œuvre était faite pour être suspendue comme un mobile et pour entrer en interaction avec son environnement et avec les spectateurs. Elle naissait d’un souci de “l’espace vécu” et dérivait des scénographies dadaïstes que Picabia avait inventées en 1920.
Les catégories résultent de principes de classement tout à fait contestable. On peut dire qu'il y a de l'ordre dans le désordre, que la non-structuration est une structure, que la construction suppose une part de destruction. De la même façon, les oppositions sont des artefacts : on emprunte à la science des manières conceptuelles, une énergie de classement. Les oppositions chaud/froid, populaire/élitiste, féminin/masculin, beau/laid ne sont pas permanentes. Leurs rapports se dévoilent progressivement, et ce faisant, il arrive souvent que l'un devienne la négation de l'autre. Ainsi le beau peut avoir rapport avec la pureté (Kant), avec la congestion et la secousse nerveuse (Baudelaire), avec la laideur et la souillure (Bataille), avec la lutte (Adorno). Nous sommes confrontés à un ciel de concepts fluctuants, à une constellation de concepts, dans laquelle les mots art, installation et peinture sont mouvants et acceptent de multiples définitions.
De même que les catégories esthétiques sont fluctuantes, l'historisation des œuvres est contestable. Il est devenu courant, indique Miwon Kwon, « d’attribuer l’impulsion de l’installation, comme catégorie artistique, soit au happening, soit à l’art minimal » qui se sont développés à partir des années cinquante. Ces filiations reposent sur l’idée que toutes ces formes d’art intègrent la temporalité, les perceptions corporelles et l’espace “réel”. Pourtant, pour toutes formes d’art, il est possible de trouver des précurseurs. Nous n’irons pas jusqu’à citer le facteur Cheval dont le Palais d’Hauterives fut récemment intégré dans une histoire élargie de l’installation (8). Nous n'évoquerons pas non plus le célèbre Merzbau de Kurt Schwitters mais plutôt l’œuvre collective d’Hans Arp, Sophie Taeuber-Arp et Théo Van Doesburg pour le cinéma-dancing de l'Aubette à Strasbourg [fig. 5]. Ce vaste projet pictural élaboré en 1926-1927 regroupait différents styles : biomorphisme d’Arp, géométrie décorative de Taeuber et surtout néo-plasticisme de Van Doesburg dont l’ambition était littéralement d’absorber l’architecture, de résister à sa tension. Pour cela l’artiste néerlandais opta pour une répartition oblique de formes rectangulaires et de formes carrées qu’il peignit exclusivement en aplats de couleurs primaires et secondaires. Il s’efforça de dénouer l’architecture en établissant une continuité plastique entre les murs et le plafond. Se faisant, il niait les trois dimensions de la boîte architecturale. L’intégration de la peinture dans un “espace réel” devenait négative, la tension ne résultait plus de l’architectonique des lieux mais du rapport dynamique des formes et des couleurs. La temporalité et surtout les perceptions corporelles étaient canalisées dans un idéal constructiviste pour le moins paradoxal.


5. Théo Van Doesburg, Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp, café de l'Aubette, Strasbourg, 1926-1928.

Dès le milieu des années 1940, l’artiste et architecte Frederick Kiesler s'orienta vers une toute autre voie, située plutôt du côté du biomorphisme d’Arp. Ami de Marcel Duchamp et de Peggy Guggenheim, célèbre inventeur de l’Endless House (1950-1959), Kiesler réfléchissait à d’autres modalités d’exposition de ses propres œuvres. Sous les termes de galaxies puis de corréalisme, il mena les premières expériences muséales de spatialisation de la peinture et de la sculpture « conçue pour que l’on vive à l’intérieur d’elle ». Très critique face au white cube, goûtant peu la poésie de l’angle droit, Kiesler souhaitait que l’œuvre d’art devienne un « espace vivant » (9) dans lequel le spectateur interviendrait physiquement [fig. 6].


6. Frederick Kiesler, sculptures de David Hare, Miró, Tanguy et Kiesler dans une installation de Kiesler, Exposition internationale du surréalisme, Galerie Maeght, Paris, 1947.

Au début des années 1950, ces principes suscitent l’enthousiasme d’Alfred H. Barr (directeur du Museum of Modem Art de New York) et d'Elaine De Kooning. À la même époque, ils trouvent un écho dans les installations de sculptures de Louise Bourgeois à la Peridot Gallery. Dans un entretien avec Susi Bloch publié en 1976, celle-ci a d’ailleurs expliqué clairement sa volonté d’éviter la simple présentation des œuvres :
« L’espace du spectateur devient l’espace du créateur. On entre dans l’espace et on manipule des objets dans cet espace, ce qui est le privilège des créateurs... C’est en réalité l’origine des sculptures environnementales et plus tard des happenings. » (10)
Frederick Kiesler puis Louise Bourgeois s’intéressaient à l’espace de la sculpture dans le musée, bien avant Donald Judd et Robert Morris... Une bonne quinzaine d’années avant le concept de non-site formulé par Smithson et Les Igloos de Mario Merz qui rejetaient autant le mur que le socle, ils exprimaient une forte critique du lieu culturel où l’art s’expose. Au cours des années 1960-1970, des artistes tels que Beuys, Ben, Filliou, Dieter Roth... ont transformé l’espace d’exposition en lieu de vie, de discussion ou en atelier de production.


7. Louise Bourgeois, exposition de sculptures à la galerie Peridot, New York, 1950.

L’histoire de la peinture ou de la sculpture, comme celle des concepts et une histoire de déplacements. Ainsi que l’affirmait encore récemment Daniel Arasse, il y a bien une rupture entre l’époque classique et notre époque, mais pourtant certains anciens concepts demeurent opératoires. S’interroger sur la peinture, c’est prendre conscience des glissements de sens qui font qu’aux même termes ne correspondent plus les mêmes définitions. Après Gasiorowski, Kippenberger ou Stockholder, on ne peut guère refuser l’ouverture de la peinture vers d’autres champs et rejeter l’éclectisme pictural au nom de la Pureté ou de l’Authenticité. La peinture peut être faite sur tissus, sur plaques d’émail, sur toile, elle peut être intégrée à l’architecture ou la nier, elle peut s’insérer dans une installation ou devenir elle-même une installation.
Les formes changent plus vite que les mots, d’où la déroute et l’évanescence du concept d’art. Plutôt que d’opposer les notions terme à terme et de considérer l’art comme un terrain éminemment conflictuel où il faudrait choisir entre abstrait et figuratif, moderne et postmoderne, peinture et installation, il semble plus constructif de mettre en jeu et en relation toute une constellation de concepts.
Tout est question de terminologie. Les différences d’approche sur la notion de modernité sont à la source d’un véritable malentendu entre les critiques d’art français et américains, les uns se référant à Baudelaire, les autres aux écrits de Clément Greenberg sur le modernisme du collage cubiste. Le préfixe grec néo (dans néo-classicisme, néo-impressionnisme) est synonyme de nouveauté, le préfixe latin post signale simplement le passage à ce qui vient “après”. Aujourd’hui nous ne sommes pas loin de pousser le comique jusqu’à dire que nous vivons l’ère du néo-post modernisme ! Il est temps de dénoncer cette commodité d’esprit qui conduit à ratifier l’ère du post, de « l’après ». N’était-il pas exagéré d’affirmer, ainsi que le fit Rosalind Krauss au milieu des années 1980, que l'ère du modernisme était close et que s’ouvrait désormais l’ère du post-modernisme ? Comment peut-on postuler la fin d’un temps historique ? Cette approche régie par une logique hégélienne (celle de la rupture esthétique et du déclin de l’art), tout autant que par le structuralisme auquel Krauss emprunta quelques schémas, ne sont que les moyens de façonner une réalité duelle où chaque artiste devrait entrer dans un camp, y délimiter son propre territoire et défendre sa propre position. De toute évidence, la peinture a une supériorité sur la théorie, elle est beaucoup moins univoque.

NOTES
(1) Maurice Fréchuret, « Embrasser le mur », catalogue de l’exposition Jessica Stockholder, capcMusée d’art contemporain de Bordeaux, été 2003, p. 7-16.
(2) Miwon Kwon, « Confusions de l’espace, quelques réflexions sur les compositions scénographiques de Jessica Stockholder », catalogue de l’exposition Jessica Stockholder, op. cit., p. 35-42.
(3) Voir « Composition is everywhere », Une conversation entre Jessica Stockholder et Jean-Pierre Criqui, catalogue de l’exposition Jessica Stockholder, op. cit., p. 45-53.
(4) Dans « Questions, hypothèses, discours », Louis Marin émet l’hypothèse que Le Caravage serait l’instigateur de la destruction de la représentation d’histoire mais, selon lui, Poussin serait aussi à l’origine de la destruction du tableau d’histoire, voir Louis Marin, Détruire la peinture, Champs Flammarion, 1997, p. 11-40.
(5) Daniel Arasse, Les Primitifs italiens, éditions Famot, Genève, 1986.
(6) Voir les documents réunis dans Sylvie Patin, Monet, “un œil… mais, Dieu, quel œil”, Découvertes Gallimard, 1991, p. 145 et 153.
(7) Georges de La Tour peignit deux versions du Tricheur, l’un à l’as de trèfle, l’autre à l’as de carreau. Il fit également deux versions de Saint-Jérôme.
(8) Voir Nicolas de Oliveira, Nicola Oxley, Michael Petry, Michael Archer, Installations, l’art en situation, Thames & Hudson, 2001. Il est intéressant de noter que les auteurs ne se livrent à aucune tentative de définition de leur sujet. Après une approche historique où l’on voit apparaître les noms du facteur Cheval, de Schwitters et de bien d’autres, les installations sont classées dans quatre rubriques : site/ médias/ musée/ architecture.
(9) Pour cette citation et la précédente, voir Gunda Luyken, « Kiesler plasticien : de la Galaxie à la “sculpture environ-nementale” », Frederick Kiesler, artiste-architecte, éditions du Centre Georges Pompidou, 1996, p. 162. Dans le même ouvrage, Christoph Grunenberg met en valeur le caractère extrêmement précurseur de l’artiste : « il n’a pas esquivé la montée de la “culture de masse”, ni l'émergence de la société du spectacle. Il a salué et exploité avec sérieux les nouveaux instruments et techniques de la distribution et consommation de l’image, y compris le cinéma, la télévision, la publicité, le marketing et l’installation des étalages commerciaux », voir « Espaces spectaculaires : l’art de l’installation selon Frederick Kiesler », p. 113.
(10) Louise Bourgeois, Destruction du père, reconstruction du père, écrits et entretiens, 1923-2000, Daniel Lelong éditeur, 2000, p. 110-111.
(11) Rosalind Krauss, « La sculpture dans le champ élargi », dans L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes [1985], Paris, Macula, 1993, p.121.

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