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dimanche 22 février 2009

wim delvoye


Wim Delvoye, Esquisse préparatoire pour D11, 2007

"Monter/démonter, Wim Delvoye et l’art des cathédrale", publié dans L’Art de l’assemblage. Relectures. Actes du colloque organisé à l’INHA le 28 et 29 mars 2008, sous la direction de Stéphanie Jamet-Chavigny et Françoise Levaillant, Presses universitaires de Rennes, janvier 2011, p. 203-211.

Wim Delvoye a ceci de particulier qu’il agace par ses images fortes mais répétitives, qu’il irrite par ses constructions insolites mais parfaites. Il est de ceux qui prennent le contre-pied de l’avant-garde, tout en revendiquant l’héritage de Marcel Duchamp, Man Ray, Francis Picabia, Andy Warhol et…Léonard de Vinci. Non sans humour, il annonçait récemment la venue du « super artiste ». Qu’est-ce à dire ? Il s’en est expliqué lors d’une interview (1) pour la Fondation Musée Grand-duc Jean, au Luxembourg : Le super artiste a la capacité « de pouvoir s’organiser seul pour s’affranchir de toute contrainte et ne pas être tributaire du circuit artistique ». Après le règne des critiques d’art, après le règne des commissaires d’exposition, voici venu celui du super-artiste ! Rapportée aux déclarations sur l’« impuissance » (2) de l’art belge et ses propres « efforts pour n’arriver à rien » (3) qui datent respectivement de 1995 et 2005, cette annonce a de quoi surprendre. L’artiste aurait-il perdu de sa modestie, ou s’agit-il d’un des pièges conceptuels qu’il aime nous tendre ?

On pourrait dire de Wim Delvoye qu’il est le roi de l’assemblage (« action de fixer ensemble des éléments pour former un tout, un objet ») et du montage d’idée parfaitement ajusté. Bien qu’il se réfère à Warhol et au modèle de l’artiste entrepreneur plus qu’aux collages et objets de Claes Oldenburg, une certaine parenté peut être mise en avant. Avec ses bâtons de rouge à lèvres géants qui faisaient office de sculptures monumentales sur la place de Piccadilly (Lipsticks in Piccadilly Circus, 1966), Oldenburg procédait au rapprochement de deux réalités éloignées. Il créait une image impossible, un assemblage loufoque. Le choc perceptif résultait du surdimensionnement. La rupture d’échelle induisait aussi le « débordement » au sens psychologique, érotique et physique du terme. Trois années plus tard, l’érection de la sculpture Lipstick (ascending) on caterpillar tracks sur le campus de l’Université de Yale, en pleine contestation de la guerre du Vietnam, ne fit pas l’unanimité : l’assemblage de ce tube de rouge à lèvre de sept mètres de haut sur un engin chenillé de cinq mètres de long était un acte de provocation antimilitariste assumé (4). En combinant d’un côté symbole phallique, machinisme militariste, et de l’autre, maquillage féminin, l’objet se voulait aussi dérisoire que menaçant. En 2007, le D11 de Wim Delvoye permet de saisir certaines contiguïtés et de pointer des différences. Cette vue en perspective d’un modèle réduit de bulldozer pourrait être comparée à l’élévation d’Oldenburg pour son Lipstick géant. Le bulldozer est une cathédrale gothique. La cathédrale gothique est un bulldozer. C’est une image forte et incongrue qui repose aussi sur le rapprochement de deux réalités éloignées (machine et palais épiscopal, mouvement et immobilité, matière et spiritualité). Comme on le sait, il s’agit d’un principe surréaliste qui fut théorisé par André Breton dans son Manifeste de 1924, en réaction à un article de Paul Reverdy sur L’Image (5). Une fois acquis ce principe de rapprochement et de transfert de sens, on surprend Wim Delvoye à filer la métaphore : Cement truck (2003) est un modèle réduit de camion à bétonnière dont la hauteur (moins d’un mètre) est pulvérisée par Dump truck (2006) qui a les proportions d’un camion réel, à l’instar du Caterpillar de bois et métal, qui, comble d’ironie, fut exposé en 2001 dans une église gothique ! Delvoye est finalement moins intéressé par l’agrandissement et le surdimensionnement, technique pop que l’on rencontre également dans les peintures de Tom Wesselmann, que par la confection d’ assemblages métalliques qui viennent se substituer aux vrais objets, à l’échelle 1.

Il en va de même pour les modèles réduits de cathédrales gothiques de la série Chapel dont Delvoye est en quelque sorte le maître d’œuvre puisque leur réalisation (en tout point impeccable) est confiée à des artisans spécialisés. Ces ouvrages, à propos desquels l’artiste me disait s’être intéressé à la Sainte-Chapelle de Paris ainsi qu’aux vitraux de la cathédrale de Chartres, ressemblent à de la dentelle gothique en inox ! L’aspect industriel, la brillance et le côté flambant neuf sont, bien sûr, aux antipodes des vieilles pierres du gothique flamboyant. Les vitraux de ces maquettes, eux aussi, ne manquent pas de surprendre par le caractère brutaliste de leur imagerie obtenue aux rayons X : leur unique sujet est le corps de l’homme et du cochon : intestin, copulation, zoophilie pour l’essentiel. Accentuant toujours plus ce télescopage mental entre le visible et l’invisible, Delvoye a transformé une aile de la Fondation Musée Grand duc Jean au Luxembourg en environnement gothique, où le visiteur entre et circule à sa guise. Le fort décalage que génère cet assemblage d’inox et de verre au cœur de l’architecture moderne de Ieoh Ming Pei, n’est pas le moindre des paradoxes. L’œuvre ne peut laisser indifférent, elle force la réflexion sur le corps et l’âme, la pureté et l’impureté, la religion et l’abjection. Elle amène à réfléchir, avec Pierre Sterckz, sur le fait que « l’art qui survit aujourd’hui à l’effondrement du christianisme s’est muséalement sanctifié comme une religion laïque » (6). D’ailleurs, ne parle-t-on pas communément des chapelles de l’art contemporain ? Malgré les déflagrations conceptuelles qu’il provoque et les références possibles à Antonin Artaud, Georges Bataille ou Francis Picabia passés maîtres dans l’art de l’irrévérence et de la provocation iconoclaste, la dimension contestataire n’est pourtant pas la visée première de Delvoye. Son œuvre ne délivre pas de message politique (7). Il s’agit pour lui de défier les collectionneurs, l’art et le système, tout en créant ce qu’il appelle « une économie symbolique parallèle » (8) qui révèle et exacerbe les contradictions du marché de l’art. L’aboutissement le plus délirant de ce mode de pensée est l’introduction en bourse de sa Société Cloaca (qui produit des machines à merdes) dont l’une des réalisations fut présentée à Düsseldorf en 2002, avec à l’arrière-plan les douze vitraux de la série Chapel. Pour beaucoup de critiques ou d’amateurs éclairés, un seuil fut franchi lors de cette exposition inconvenante, qui fut pourtant précédée par la création de céramiques décoratives à motifs d’étrons.
On pourrait parler d’une mise en abyme du divin et du maudit, de la consécration et de la souillure. Les productions de la Cloaqua sont intouchables, les vitraux qui devraient introduire du spirituel, ne cachent que souillure et impureté. Wim Delvoye pointe ce que Roger Caillois avait nommé « l’ambiguïté du sacré » (9) : ce sont « les mêmes interdits qui préservent de la souillure, isolent la sainteté et protègent de son contact ». C’est à la fois pur et impur, attirant et repoussant.

La création d’images efficaces et photogéniques comme une bonne affiche, l’intérêt pour le décoratif et un certaine attirance pour le « bien fait » (même lorsqu’il s’agit d’étrons) constituent des motivations essentielles pour Delvoye qui revendique le statut d’ « artiste visuel » (10). Il n’est pas sans importance qu’il se qualifie de « faiseur d’images », de créateur d’objets qui deviennent des « icônes » (11) et non de collagiste, d’assembleur ou de sculpteur. Mixer l’image d’« objets démocratiques, plébéiens, prolétariens » (12) avec d’autres images empruntées à l’histoire de l’art occidental, cela revient à renvoyer, comme au jeu de « ping pong » (13), les dichotomies entre le bon et le mauvais goût, entre la culture populaire et la « haute culture ». La notion d’ « émulsion » (14) revendiquée par l’artiste dit bien ce qui est en question : les codes en présence ne se mélangent pas, ils co-existent en créant ce que Pierre Sterckz appelle un « troisième terme » ni clair, ni obscur car « tout y est lisible et visible, mais rien ne s’y soumet au sens traditionnel des usagers des signes et des choses » (15). Ce troisième terme, peut être observé dans Saint-Stéphanus I en 1990. Que voit-on ? Un vitrail représentant un prélat en habit, qui s’inscrit dans une construction en ogive, avec ses arcs brisés caractéristiques du style gothique. Dans un deuxième temps, on remarque la profondeur de l’objet et le damier rouge sur la structure en acier qui évoque une cage de gardien de but. Le prélat -qui fait penser aux moines que l’on voit sur certaines bières d’abbaye belges- est un gardien de but dans une cage (de handball) en verre. Sa mission sacrée, qui suscite un véritable culte et même l’ idolâtrie du public (pensons à l’équipe de footballeurs de Saint-Étienne), consiste à empêcher le ballon d’entrer !
En s’extrayant de la logique binaire, Wim Delvoye nous donne à voir « deux images en même temps » (16), un peu comme Man Ray avec son Cadeau de 1921 (un fer à repasser hérissé de clous) ou René Magritte avec Les vacances de Hegel (une peinture représentant un verre rempli d’eau posé au sommet d’un parapluie ouvert). Il s’agit bien de créer des courts-circuits par assemblage de concepts, en se jouant de la dialectique hégélienne (thèse-antithèse-synthèse).
Lors de notre récent entretien, Wim Delvoye revendiquait l’héritage de Picabia, Duchamp, Man Ray et Manzoni, mais pas celui de Magritte. Oubli ? omission ? imprégnation plutôt, comme on le comprend à travers cette déclaration faite à Geneviève Breerette en 2005 : « Dans la culture belge, j’aime bien le coté surréaliste. Il fait partie du paysage. Si on vit ici, on en est imprégné et on n’a pas besoin d’avoir Magritte comme vrai papa » (17). Pierre Sterckz, quant à lui, souligne « la nature duelle des travaux de Delvoye, qu’ils soient kitsch, scatologiques ou magrittiens ». Dans sa récente publication sur Le surréalisme en Belgique (18), Xavier Cannone consacre sa conclusion aux artistes « héritiers de Magritte » et évoque « l’ironie en coup de poing » de Delvoye. Le Magritte insolite qui peignait Les vacances de Hegel, et avant cela Le montagnard, pendant la période troublée et scabreuse des expérimentations « vache » est donc forcément présent à l’esprit de Delvoye, qui, comme Marcel Broodthaers « est belge, se trouve de par sa culture métissée, aux carrefours de la littérature et des medias, là où des zones d’indiscernabilité font surgir l’animalité, entre chien et loup, entre culture d’élite et culture populaire. » (19)

C’est certain, l’animalité, « le devenir cochon » mais aussi une certaine fascination pour Walt Disney ne doivent pas être négligés lorsqu’on parle de Wim Delvoye. Obsédé par l’imagerie populaire et religieuse, l’artiste tatoue des Christs en croix, mais aussi des Cendrillon ou des Mickey sur la peau des porcs qu’il élève dans sa ferme en Chine. Le mélange des deux thématiques a produit, en 2000, un très iconoclaste dessin de Crucifixion que je serais tentée de rapprocher de la Femme en croix de Picabia en 1925, qui représente une Espagnole presque nue, l’un des thèmes érotiques et folkloriques favoris de l’artiste. De la même façon, les grands esprits sacrilèges se rencontrant, on peut établir une corrélation avec un collage plutôt caustique de Claes Oldenburg en 1966 : Drainpipe/crucifix, où le Christ en souffrance est crucifié sur un tuyau d’écoulement ! Il s’agit d’un avant-projet pour une autre proposition monumentale de l’artiste américain qui aurait dû prendre corps à Coronation Park, à Toronto, mais qui, cela va sans dire, ne fut jamais réalisé, même dans sa version expurgée ! Tout cela n’est pas sans évoquer les sculptures récentes de Wim Delvoye où le corps du Christ s’enroule à l’intérieur ou à l’extérieur de la croix. Malgré leur charge explosive, qu’il ne faudrait pas, selon Pierre Sterckz, assimiler à des profanations : « Mettre Jésus en boucle topologique, c’est tenter de le représenter comme à la fois corps pur et âme pure. C’est montrer un Christ qui advient et revient selon toutes les dimensions du temps(…) ». Filant la métaphore, Sterckz évoque même un drôle de Christ-Möbius : « C’est la croix enfin incarnée en son éternel retour, la croix devenue résurrection logique. Ou encore, le Christ débarrassé du mythe du progrès humain dont on avait chargé ses épaules et redevenu la force primitive cyclique qu’il détenait » (20). De là à parler de figuration de l’éternel retour nietzschéen, il n’y avait qu’un pas que l’historien franchit également ! Pourtant, si on s’attache strictement à décrypter ce que le « faiseur d’images » nous donne à voir, on peut arriver à une toute autre conclusion : les distorsions que Wim Delvoye inflige au Christ, qui s’enroule comme un tortillon effilé ou comme un gâteau d’apéritif autour d’une croix elle-même spiralée, les déformations monstrueuses des jambes et des bras particulièrement dans Ring Jesus inside, tout cela ne plaide pas en faveur d’un art respectueux de la religion catholique ! D’ailleurs, si l’on compare Ring Jesus outside avec les anneaux qui existent vraiment dans la bijouterie religieuse, force est de constater que l’agrandissement du corps du Christ, sorte de géant coincé dans un ridicule petit anneau, est encore à l’origine du choc visuel. À nouveau, le jeu d’échelle est essentiel, qui transforme ces bagues en œuvres monumentales. Que ces « icônes » soient en même temps iconoclastes au sens premier de « briseur d’images » (eikonoklastês), cela ne fait pas de doute ; qu’elles soient nietzschéennes semble beaucoup plus incertain, et ce, d’autant que l’artiste n’évoque pas cette source philosophique pour ces travaux, contrairement, par exemple, à Thomas Hirschhorn.

Faudrait-il, pour conclure, se livrer à des considérations générales sur les « représentations typiques de la conscience contemporaine d’aujourd’hui, désespoir de la condition humaine, qui se replie sur une interrogation constante et répétée du corps, de son enveloppe et de son contenu » (21). Faudrait-il verser le cas Delvoye au crédit de la thèse accablante de Catherine Grenier dans les dernières pages de Dépression et subversion (22) :
« Au début du XX° siècle, la mort de Dieu a pour vis-à-vis la menace pesant sur la perpétuation de l’art lui-même. La dépression s’offre alors comme le modèle d’une assomption de la fin de l’art, un art placé dans la perspective eschatologique d’un dépassement de sa propre fin. Un dépassement qui s’appellera transgression, subversion, radicalité, ces termes qui émaillent toute l’histoire et la pensée des avant-gardes. »
Je préfère penser, avec Roger Caillois, qu’il existe une polarité du sacré où s’opposent le pur et l’impur, le respectable et l’abject. Comme l’ont montré par exemple Hugo Ball au Cabaret Voltaire et Picabia à la galerie Léonce Rosenberg, sacré et profane sont imbriqués dans la création artistique. Dans les assemblages et démontages conceptuels de Delvoye, avant-garde et anti-art, spiritualité et bas matérialisme, forces vives de destruction et de création sont constamment mêlées, sans que l’on puisse jamais limiter l’art à l’expression du désespoir, de l’impuissance, de la dépression ou de la mort.

(1) Isabelle de Baets et Hendrik Tratsaert , « L’hygiène du message et le virus de la forme ou de l’art en tant qu’instrument de lutte sociale chez Wim Delvoye », interview avec Wim Delvoye, Almanach, Luxembourg, Musée d’art moderne Grand Duc Jean, 2004, p. 147-149.
(2) « Wim Delvoye, Entretien avec Nestor Perkal », Wim Delvoye, Craft, Musée départemental de Rochechouart, 1995, p. 28.
(3) Wim Delvoye, « Je cherche à donner une cotation à l’art », propos recueillis par Geneviève Breerette, Le Monde, 26 août 2005.
(4) Barbara Rose, Claes Oldenburg, New York, MOMA, 1970, p. 108-114.
(5) André Breton citait le début de l’article de Paul Reverdy sur « L’image » paru dans Nord-Sud n°13, en mars 1918 : « L’image
Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochés seront lointains et juste, plus l’image sera forte –plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. »
(6) Pierre Sterckz, Le devenir cochon de Wim Delvoye, Bruxelles, La lettre volée, 2006, p. 79.
(7) « Mon travail n’a pas changé et je ne veux pas changer mon travail. Parce que j’ai toujours eu cette modestie ethnique et je n’ai jamais eu un message politique. Les gens se demandent encore : « Il est contre ou il est pour ? ». Ils ne le savent pas. Par exemple : le football c’est vraiment célébrer les masses ? On ne comprend pas si je critique ou pas, si je suis pour ou contre.», voir « Wim Delvoye, Entretien avec Nestor Perkal », op. cit., p. 29. Voir aussi la réponse à Geneviève Breerette qui demandait à l’artiste s’il cherchait à « démonter les mécanismes du capitalisme » : « Oui, oui, montrer le système. Je ne suis pas vraiment contre, c’est plutôt ironique. Je me moque. Je suis sans parti pris. Je suis belge, je suis flamand. Je n’ai rien à gagner à prendre part. Je n’ai pas d’opinion. »
(8) Isabelle de Baets et Hendrik Tratsaert , « L’hygiène du message et le virus de la forme ou de l’art en tant qu’instrument de lutte sociale chez Wim Delvoye », op. cit. p. 147-149.
(9) Roger Caillois, L’homme et le sacré, (1° édition, 1939), Paris, Gallimard, 1950,
p. 79.
(10) Wim Delvoye, « Je cherche à donner une cotation à l’art », op. cit.
(11) « Wim Delvoye, Entretien avec Nestor Perkal », op. cit., p. 26.
(12) Wim Delvoye, « Je cherche à donner une cotation à l’art », op. cit.
(13) « Wim Delvoye, Entretien avec Nestor Perkal », op. cit., p. 29.
(14) D’après le Petit Robert, « mélange hétérogène de deux liquides non miscibles », terme évoqué par Wim Delvoye dès le début de son « Entretien avec Nestor Perkal », op. cit., p. 23.
(15) Pierre Sterckz, Le devenir cochon de Wim Delvoye, op. cit., p. 51.
(16) Pierre Sterckz, Le devenir cochon de Wim Delvoye, op. cit., p. 18.
(17) Wim Delvoye, « Je cherche à donner une cotation à l’art », op. cit.
(18) Xavier Canonne, Le surréalisme en Belgique, Actes Sud, 2007, p. 314.
(19) Pierre Sterckz, Le devenir cochon de Wim Delvoye, op. cit., p. 37.
(20) Pierre Sterckz, Le devenir cochon de Wim Delvoye, op. cit., p. 124-125.
(21) Jean-Hubert Martin, « Au laboratoire du corps », Scatalogue, Musée d’art contemporain de Lyon, 2003, p.9.
(22) Catherine Grenier, Dépression et subversion, les racines de l’avant-garde, Paris, Éditions du Centre Pompidou, p. 128-129.

samedi 21 février 2009

surréaliste et merveilleux



"Surréaliste et merveilleux jusqu'à un certain point...". Publié dans le catalogue de l'exposition L'homme merveilleux, Château de Malbrouck, Manderen, mars 2008.


"Le merveilleux est toujours beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau". André Breton

Voilà, semble-t-il, une vérité qui ne se discute pas : le merveilleux est beau. Et pourtant ! Quelle est cette bonne blague qui sonne comme une péroraison ou un aphorisme asséné à coup de marteau ? Quel tour facétieux André Breton et Paul Eluard nous ont-ils joué en inscrivant cette définition dans leur Dictionnaire abrégé du surréalisme en 1938 ? Après tout, le merveilleux est-il toujours beau ? Et si cette affirmation était avérée, le laid rimerait-il forcément avec l’horrible ? Plus de quatre-vingt ans après la publication du premier Manifeste du surréalisme, qu’en est-il du merveilleux aujourd’hui ?

MANNEQUIN ET RUINES
La force d’une telle assertion s’explique à la lecture des premières pages du Manifeste de 1924 : il y est question de « faire justice de la haine du merveilleux qui sévit chez certains hommes, de ce ridicule sous lequel ils veulent le faire tomber ». Ainsi, André Breton entendait-il brandir l’étendard du merveilleux contre le goût dominant de son époque. Il en faisait une arme de guerre pour imposer la « surréalité », « réalité absolue » où le rêve et la réalité ne sont plus des états contradictoires. Entre les mains des surréalistes, le merveilleux n’était plus un concept suranné ni puéril, mais une « révélation » :

« Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques ; il participe obscurément d’une sorte de révélation générale dont le détail seul nous parvient : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne ou tout autre symbole propre à remuer la sensibilité humaine durant un temps. » (1)

Le merveilleux est un stimulant, une secousse émotive qui nous sort de nous-mêmes pour nous laisser entrevoir un monde plus vaste, un monde onirique qui nous était caché. Le merveilleux émane de deux symboles foncièrement idéalistes et non dénués de mélancolie, qui expriment fortement l’intérêt de Breton pour l’art du passé : les ruines et le mannequin. Les ruines, expression de la nostalgie d’un âge d’or à jamais perdu, vision du sublime plus que du merveilleux, ce pourrait être celles des dessins de Piranèse, des peintures d’Hubert Robert, de Pierre Henri de Valenciennes ou des aquarelles de Caspar David Friedrich. Les mannequins, ce pourrait être les êtres désarticulés qui envahissent les collages de Max Ernst, les peintures de Giorgio de Chirico ou de Carlo Carrà. Ils font penser aux marionnettes du monde romantique allemand qui, selon Bernhild Boie (2), trouvent un prolongement dans les poupées d’Hans Bellmer. De toute évidence, un souffle romantique anime ce dangereux “partage du sensible” auquel les surréalistes nous convient.

MASQUES ET MAROTTES
L’automate, l’épouvantail, le mannequin sont indissociables du thème du double. Lorsqu’elle revêt des masques et se travestit en idole païenne ou en poupée à message (3), unique sujet de ses autoportraits photographiques, Claude Cahun, nièce de l’écrivain Marcel Schwob, exprime cette profonde ambiguïté. Mélancolie, dédoublement et processus de fragmentation romantique de la personnalité à travers différents rôles vont de paire avec la fascination pour l’homme vide, dans les ruines. Le trouble naît d’une perte et même d’un deuil : la ruine n’est plus que le vestige imparfait du passé ; le mannequin n’est qu’une enveloppe vide à l’allure plus ou moins philosophique, à l’image des personnages qui hantent les peintures métaphysiques. Giorgio de Chirico est sans doute le peintre qui a le mieux exprimé cette vacance de l’être. Son Grand métaphysicien domine la place d’une ville désertée, mais ce n’est qu’une statue antique anachronique juchée sur un promontoire bancal. Tout aussi vides, Les masques de 1917 dissimulent des mannequins creux, dédoublés, claustrés dans une salle remplie d’équerres : ce ne sont que des parodies d’humains. On sait, de l’aveu même du peintre, que l’impact de la philosophie allemande sur son approche du « non-sens » ne fut pas négligeable : « L’art a été libéré par les philosophes modernes et par les poètes […] Ce furent Schopenhauer et Nietzsche qui enseignèrent les premiers quelle profonde signification a le non-sens de la vie. Il enseignèrent aussi comment ce non-sens pouvait être traduit en art. » (4) L’univers poétique de Giorgio de Chirico -qui fascina tant les surréalistes- est un monde délaissé par Dieu et par l’homme lui-même. « Le vide effrayant qu’on découvre est d’une beauté comparable à celle calme et inanimée de la matière », écrivait-il (5).

ÉROS ET THANATOS
Pour réhabiliter le merveilleux, Breton évoquait aussi, dans son Manifeste, le plaisir extrême que procure l’univers des contes de fée et notamment la lecture de Peau d’âne. Ces symboles sont animés d’une double force étrangement contradictoire. Comme la belle et la bête de Peau d’âne, le mannequin et la poupée expriment une tension, un tiraillement entre grotesque et mélancolie, entre Éros et Thanatos, entre les forces dionysiaques et apolliniennes (6).
Dans la peinture de Francis Picabia, autre fervent lecteur de Nietzsche (7), le masque de carnaval caricature les traits des personnages en faisant saillir un nez pointu, en exagérant une moue. Le masque, c’est aussi le déguisement dont se pare la mort. Malmenant le thème moraliste de la Vanité, Picabia a repeint son Portrait d’un docteur qui représentait initialement un homme chauve, vêtu d’une chemise blanche, pointant de son index un crâne de mort. Dans la version retouchée, le visage a disparu sous un masque, la tête a été coiffée d’un bonnet de fou rose et bleu et recouverte de différents signes organiques ou kabbalistiques ! Dès 1927, Picabia s’était fait connaître des amateurs surréalistes en créant d’autres bouffonneries dionysiaques : des Monstres furieusement enlacés et visiblement peu gênés par leurs contours démultipliés et leurs longs nez de carnaval, des êtres albinos mouchetés, des femmes aguichantes pourvues d’ailes de bombyx du mûrier, de machaon et autres papillons diurnes et nocturnes…

BURLESQUE ET MAUVAIS GOÛT
Ce balancement entre comique et tragique, cette tension au cœur du merveilleux sont exprimés dans le Manifeste de 1924 : « Dans ces cadres qui nous font sourire, pourtant se peint toujours l’irrémédiable inquiétude humaine. » (8) Pour développer cette idée, André Breton cite la littérature fantastique et s’approprie la légende de La Nonne sanglante qui inspira notamment Mathew Gregory Lewis et Charles Nodier. Tout en revendiquant l’intrigue de ce roman noir, Breton lance une nouvelle provocation : « Dans le mauvais goût de mon époque, je m’efforce d’aller plus loin qu’aucun autre. » De quoi s’agit-il ? Il imagine posséder un château (La nonne sanglante est un spectre qui hante un château) où « l’esprit de démoralisation » aurait élu domicile, en même temps que certains de ses amis (Aragon, Soupault, Eluard) et… quelques jolies femmes ! La quête amoureuse poussée jusqu’aux limites de la folie et du macabre, a toujours été un leitmotiv surréaliste. Après tout, Nadja était le récit de la rencontre romanesque de Breton avec une femme d’exception, mais c’était aussi l’histoire d’un internement. De même, on ne regarde plus les dessins érotiques d’Hans Bellmer de la même façon lorsque l’on a lu Sombre printemps, la poignante autobiographie d’Unica Zürn, sa compagne et modèle... À travers les figurations de Roberte, Pierre Klossowski a mis en scène les fantasmes inhérents à ces jeux de traques pervers, aux allures sacrificielles. Avec l’humour et la distance qui le caractérisait, Man Ray (qui fut l’auteur de véritables films et photos pornographiques) a su donner une interprétation à la fois moderne et burlesque de cette parabole romantique. Son film Les mystères du Château de dé tourné en 1929 dans la propriété des Noailles à Hyères montre, au terme d’un périple automobile, l’architecture cubiste de Robert Mallet-Stevens, et les facéties de deux couples cagoulés qui se livrent frénétiquement à différentes activités… sportives (gymnastique et natation) dans ce haut lieu du modernisme. Commanditaires du film, le vicomte et la vicomtesse de Noailles pourraient bien se dissimuler derrière les masques du couple qui interroge d’énormes dés pour décider de son avenir, et qui, pour finir, se transforme en statue ! Bien que les Noailles n’y aient vu aucune malice, ces visages effacés derrière leur mince protection de tissu font penser aux Amants que René Magritte peignit en 1928. Ils donnent une vision assez édulcorée du couple hétérosexuel et de l’amour ! À une époque où le culte du beau corps bien fait prenait son essor, ce film dissimulait, sous son caractère bon enfant, une profonde satire des mœurs hygiénistes.
La même année, Picabia rédigea le scénario amoral de La Loi d’accommodation chez les borgnes où il revendiquait le triomphe de la « folie furieuse », dénuée de « but ». La Loi est l'histoire d'un crime commis par un cul-de-jatte : il assassine un milliardaire américain qui s'apprêtait à offrir une rivière de diamants à une jeune manucure, puis il produit un faux témoignage qui mène à la condamnation à mort d’un peintre et d’un policier, également épris de la jeune femme. En définitive, le malfaiteur, disgracieux, menteur et criminel, triomphe de ses rivaux, s’enrichit et épouse l’héroïne ! Dans ce projet, les célibataires étaient réversibles comme des cartes à jouer. Le scénario était axé sur les rivalités masculines, le sport, l’argent et la religion. Les incessants changements d’identité –que les surréalistes avaient appréciés naguère dans les divers épisodes de Fantômas- devaient être facilités par les truquages cinématographiques, avec une loufoquerie proche des créations de Georges Méliès et du cinéma burlesque.
Survenant quelques mois avant Un chien andalou, le projet de Picabia fut éclipsé par le scandale que provoqua la projection parisienne du film de Bunuel et Dali, dont les époux Noailles étaient les commanditaires et les mécènes. Le mauvais goût que Breton appelait de ses voeux (celui qui provoque le rejet et la censure) était le moteur de passages sulfureux tels que celui de la superposition de l’œil incisé au rasoir et du cliché romantique de la lune ou des deux ecclésiastiques accrochés à deux pianos ensanglantés... Le film de Bunuel et Dali dépassait indéniablement le stade du « permis » pour se heurter au « défendu » (9)… En flirtant avec le territoire interdit des désirs les plus secrets, le film fascina André Breton sans doute aussi parce qu’il exprimait la violence du désir physique masculin, désir incarné à l’écran par Pierre Batcheff qui se suicida le dernier jour du tournage (10)… Aux yeux de Breton, le cinéma, « seul mystère absolument moderne » valait pour son « pouvoir de dépaysement » ; « la merveille » résidait dans le fait de s’abstraire de sa propre vie et de se laisser glisser dans la fiction (11).

POÈMES-OBJETS
Avec les objets aussi, le surréaliste partait à la conquête du “point critique” qui unissait la veille au sommeil. En proposant, dès 1924, la fabrication et la mise en circulation d’objets apparus en rêve, Breton cherchait toujours à atteindre ce fameux point de l’esprit où l’imagination est reine. Alors que Ducasse et Rimbaud avaient provoqué un « bouleversement total de la sensibilité : mise en déroute de toutes les habitudes rationnelles, éclipse du bien et du mal, réserves expresses sur le cogito, découverte du merveilleux quotidien » (12), les « poèmes-objets » de Breton et les objets de Giacometti, Max Ernst, Valentine Hugo, Dali… répondaient à la nécessité de fonder une véritable « physique de la poésie » (13). En 1923 déjà, Man Ray anticipait cette requête en créant De quoi écrire un poème, collage sur un carton ondulé de différents papiers, d’une ficelle et d’une plume d’oie placés dans un cadre de bois. L’inspiration n’était plus à chercher au-delà de l’homme, mais dans le quotidien, ici et maintenant, comme ces « poèmes-conversations » que Guillaume Apollinaire traquait dans le bus ou dans les cafés, comme ces bribes de journaux que Tzara préconisait de découper pour composer au hasard un poème dadaïste. En 1924, la conception surréaliste de la poésie reposait toujours sur le collage et l’assemblage, elle n’était pas foncièrement éloignée de ces prémisses cubistes et dadaïstes :

« Les papiers collés de Braque et Picasso ont même valeur que l’introduction d’un lieu commun dans un développement littéraire du style le plus châtié. Il est même permis d’intituler POÈME ce qu’on obtient par l’assemblage aussi gratuit que possible (…) de titres et de fragments de titres découpés dans les journaux. » (14)

Pour Breton, l’image surréaliste « la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé. » (15) Le merveilleux est donc à la portée de celui qui accepte l’apparente gratuité et même l’aspect risible de certaines analogies : « Dans la forêt incendiée, les lions étaient frais » (Roger Vitrac). Il apparaît à l’esprit qui accepte d’être déconcerté. Traquer le merveilleux, c’est aller au-delà de la contradiction. Cette chasse déconcertante trouve son terreau dans un horizon d’attente plus ou moins mystique (rue Fontaine, les surréalistes faisaient tourner les tables ; plus tard Breton a laissé entendre que les recherches surréalistes étaient proches des recherches alchimiques), étayé par des méthodes qui avaient pour but de « forcer l’inspiration » (16) : collage, assemblage, frottage, grattage, décalcomanie, rayogramme, cadavre exquis... Le merveilleux apparaît à qui sait l’attendre, mais il peut aussi être convoqué par celui qui croit à la possibilité d’une « dictée de la pensée en dehors de tout contrôle exercé par la raison », d’un « automatisme psychique pur » (17).

COURTS-CIRCUITS ET MYTHOLOGIE NOUVELLE
Provoquer un choc qui soit de nature à déconcerter l’esprit était une visée essentielle. Il fallait reproduire ce « moment idéal où l’homme, en proie à une émotion particulière, est soudain empoigné par « plus fort que lui. » » (18) La reproduction photographique d’un œil féminin en relief placée sur le métronome de l’Indestructible (1923-1959) de Man Ray exprime bien ce « dérèglement de tous les sens » (Rimbaud) qui résulte de la rencontre de deux réalités éloignées. Miner le « sens commun » et traquer la « bête folle de l’usage » (19), tels sont les deux mots d’ordre dont Le Loup-table de Victor Brauner (1939-1947) et Le déjeuner en fourrure (1936) de Meret Oppenheim donnent de très probantes illustrations. À la lisière du merveilleux et du fantastique, de l’érotisme noir de Georges Bataille et des peintures inconvenantes de Clovis Trouille, ces objets produisent un effet répulsif qui n’est pas foncièrement éloigné des images littéraires de la Nonne sanglante ou de Peau d’âne.
Il s’agit bien de mettre en œuvre un cabinet de curiosité moderne qui favorisera le dépaysement et le choc des rencontres. C’est pourquoi la Fontaine de Duchamp (1917) ou son énigmatique French window (1921) peuvent, rétrospectivement, trouver une place dans le panthéon surréaliste (20). C’est pourquoi les productions des aliénés, les objets trouvés, les poupées kachinas, les statuettes africaines et océaniennes, peuvent côtoyer les peintures de Picabia ou celles de Miro dans le bureau de travail d’André Breton. Aragon a d’ailleurs dit l’état hallucinatoire qui résultait de la quête et du déploiement d’un tel univers :

« C’était au temps que nous réunissant le soir comme des chasseurs, nous faisions notre tableau de la journée, le compte des bêtes que nous avions inventées, des plantes fantastiques, des images abattues (…) Tout se passait comme si l’esprit parvenu à cette charnière de l’inconscient avait perdu le pouvoir de reconnaître où il versait. En lui subsistaient des images qui prenaient corps, elle devenaient matière de réalité. » (21)

Les surréalistes sont des collectionneurs invétérés qui traquent le merveilleux au coin d’une rue ou sur les étalages du marché aux Puces. Développant, avant les situationnistes, toute une poétique de l’errance, ils vivent la « mythologie en marche » (22) et partent « en quête de ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers » (23). Guidé par sa croyance aveugle au principe du hasard objectif, Breton s’extasie sur l’une de ses trouvailles : une étrange cuiller en bois dotée d’un soulier qu’il imagine « manipulée par Cendrillon avant sa métamorphose. » (24) Cet objet doit être appréhendé sous le signe du déplacement, alors que d’autres joueront sur la condensation, autre grand ressort dynamique que Freud mit au cœur du travail du rêve. Ce flirt avec la psychanalyse trouve un développement dans la méthode paranoïa-critique de Dali ou dans sa théorie des « objets à fonctionnement symbolique », « basés sur les phantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients » (25). De tels objets, assure Dali, « ne dépendent que de l’imagination amoureuse de chacun ». Une montre molle, une chaussure à fonctionnement scatologique ou un Taxi pluvieux qui abrite un mannequin déshabillé couvert de vrais escargots, suggèrent des « perversions, et par conséquents des faits poétiques » (26).
On le conçoit aisément, le merveilleux surréaliste a partie liée avec l’érotisme, le laid et l’horrible, le plaisir et la souffrance tout autant qu’avec le beau. Ce n’est que l’avers et le revers d’une même notion. Le merveilleux se tient à la jonction de ces oppositions et lorgne vers « le point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. » (27) L’ambition est de créer un nouveau mythe, ou plutôt, d’observer le développement de cette « mythologie moderne » qui apparut à Breton lorsqu’il fut confronté aux œuvres métaphysiques de Giorgio de Chirico. Dans Le Paysan de Paris, Louis Aragon se questionne sur l’émergence de cette « mythologie » qui est consubstantielle au « sentiment du merveilleux quotidien » ; il s’interroge sur la logique qui structure nos modes de pensée et sur la peur de l’erreur qui nous fait préférer la raison à l’imagination. En pleine crise de la société bourgeoise, on pense à l’appel des romantiques allemands Hölderlin, Schelling, Friedrich Schlegel… à une mythologie nouvelle (28). On pense aux critiques de la raison auxquelles se livrait Nietzsche, et à sa méfiance vis-à-vis du langage. « Transformer le monde » a dit Marx, « transformer la vie a dit Rimbaud » : pour les surréalistes ces deux mots d’ordre » n’en faisaient qu’un.

L’INSALUBRE MERVEILLEUX
Martelé par André Breton à la fin de Nadja, le principe selon lequel « la beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas » ne peut être dissocié de cet « air particulièrement insalubre » (29) qu’il apprécia dans la poésie de Rimbaud et de Baudelaire, l’esthète du « beau dans l’horrible ». Cette composante est essentielle pour l’élaboration des objets de terreur que furent la Poupée bicéphale de Bellmer ou Le festin des Cannibales lors de l’exposition surréaliste internationale de 1959. Que de telles œuvres appartiennent à une histoire littéraire dont l’image de la femme (et de l’homme) ne sorte pas vraiment grandie, Cindy Sherman l’a bien compris, elle qui réalisa, en 1996, la série des Horror and surrealists pictures à partir de masques grotesques, à la lisière du morbide.
Dès lors, trois caractères bien différents apparaissent, qui permettent de spécifier ce qui se dégage aujourd’hui du merveilleux surréaliste, comme révolte contre l’ordre établi, comme volonté de créer un nouveau mythe moderne (et romantique).

Première orientation : le burlesque et les changements de rôles. Quelques soixante-dix ans après La loi d’accommodation chez les borgnes, et bien que ses obsessions ne soient pas l’Amour ni la mise à nu de la promise par ses célibataires mêmes, les saynètes comiques de Pierrick Sorin confronté à son double Jean-Loup (1994) ou jouant tous les personnages féminins et masculins dans Nantes, projets d’artistes (2001) font penser aux frasques des anti-héros de Picabia. Proliférant, saturé d’autoportraits peu flatteurs, l’univers cru de Pierrick Sorin est à la fois répulsif et attirant.

Deuxième orientation : le grotesque et la fantaisie résultant de recherches d’équivalences ou d’analogies. Une telle approche caractérise tout aussi bien les œuvres de Dali et Magritte que les peintures récentes de John Currin. Bien que l’artiste américain ne revendique guère une telle filiation (30), l’allure dérangeante de sa Morroccan (2001), femme entre deux âges dont la tête blonde et le teint blafard sont garnis de trois gros poissons grisâtres, n’est pas sans rappeler les associations insolites auxquelles se livraient les peintres et les créateurs d’objets surréalistes. Toutefois les distorsions que Currin impose à la figure humaine (surtout aux femmes !) ne vont pas aussi loin que le Stropiat de Magritte avec ses trois nez à carreaux et ses multiples pipes !

Enfin, l’autre voie que Wim Delvoye est l’un des rares artistes à arpenter, en réglant ses pas sur ceux des grands sacrilèges dadas et surréalistes, est celle de l’inconvenance et l’incorrection. Inconvenance de Cinderella (Cendrillon), un porc tatoué et empaillé dans la ferme de l’artiste. Incorrection de ses détournements de l’art gothique, avec ses cathédrales miniatures en inox, ses pelleteuses et bétonnières en bois sculpté. En réunissant des réalités contradictoires (bas matérialisme et spiritualité aurait dit Georges Bataille, bon et mauvais goût aurait dit Picabia), Delvoye inscrit son travail dans une histoire des créations irrévérencieuses qui passe par Marcel Duchamp, Man Ray, Francis Picabia, Piero Manzoni et Marcel Broodthaers.

(1) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, réédition Gallimard, Pléiade, tome 1,1988, p. 321.
(2) Bernhild Boie, L’homme et ses simulacres, essai sur le romantisme allemand, José Corti, 1979.
(3) En 1927, Claude Cahun s’est photographiée, le visage décoré de petits cœurs, vêtue d’un justaucorps blanc où était écrit : “I’am in training, don’t kiss me” (“Je suis à l’entraînement, ne m’embrassez pas”).
(4) Cité par Wieland Schmied, “L’art métaphysique de Giorgio de Chirico et la philosophie allemande : Schopenhauer, Nietzsche, Weininger”, catalogue de l’exposition Giorgio de Chirico, éditions du Centre Georges Pompidou, 1983, p. 97.
(5) Ibidem, p. 100.
(6) Voir à ce propos les mannequins féminins détournés par les surréalistes lors de l’exposition de la galerie des Beaux-Arts à Paris, en 1938.
(7) Voir notre texte, “Francis Picabia, monstres délicieux, la peinture, la critique, l'histoire”, dans le catalogue Cher Peintre…Lieber Maler… Dear Painter… : peintures figuratives depuis l'ultime Picabia, Paris, éditions du Centre Georges Pompidou ; Vienne, Kunsthalle Wien ; Francfort : Schim Kunsthalle Frankfurt, 2002, p.29-32.
(8) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, op. cit., p. 321.
(9) André Breton, “Comme dans un bois”, L’âge du cinéma, numéro spécial surréaliste, août-novembre 1951, n°4-5, p. 26-30.
(10) Voir Cinéma dadaïste et surréaliste, éditions du Centre Georges Pompidou, 1976, p. 24. Ainsi que l’a expliqué Philippe Soupault, auteur de l’Invitation au suicide, cette idée hantait les surréalistes. Après la disparition de Jacques Vaché, le premier numéro de La Révolution surréaliste (décembre 1924) posait la question : « Le suicide est-il une solution ? ». Jacques Rigaut s’est suicidé en 1929, René Crevel en 1935.
(11) Ibidem.
(12) André Breton, “Crise de l’objet”, 1936, publié dans Le surréalisme et la peinture, Gallimard, 1965, p. 275-280.
(13) Expression de Paul Eluard, citée par André Breton dans “Crise de l’objet”, op. cit., p. 279.
(14) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, op.cit., p. 341.
(15) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, op.cit., p. 338.
(16) Voir Max Ernst, “Comment on force l’inspiration”, Le Surréalisme au service de la Révolution, n° 6, 15 mai 1933.
(17) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, op. cit., p. 328.
(18) André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930, réédition Gallimard, Pléiade,1988, p. 809.
(19) André Breton, “Crise de l’objet”, op. cit.
(20) Voir André Breton, “Phare de la mariée”, Minotaure n° 6, 1935.
(21) Louis Aragon, Une vague de rêves, Livre Club Diderot, tome 2, 1921-1925, p. 233-234.
(22) Louis Aragon, Le paysan de Paris, 1925, réédition Gallimard, 1975, p. 141.
(23) André Breton, Nadja, 1928, réédition Gallimard, Pléiade, tome 1, 1988, p. 753.
(24) André Breton, L’amour fou, 1937, réédition Gallimard, folio, 1977, p. 49.
(25) Salvador Dali, “Objets surréalistes”, Le surréalisme au service de la révolution, n°3, p. 16-17.
(26) Ibidem
(27) André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930, réédition Gallimard, Pléiade, tome 1, 1988, p. 781.
(28) Voir Rita Bischof, “Les romantiques allemands et l’impossible mythe de la modernité”, Europe n° 900, Le romantisme révolutionnaire, avril 2004, p. 22-39. Rappelons aussi la phrase de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, éditions du Seuil, Paris, 1978, p. 25 : « Il y a aujourd’hui dans la plupart des grands motifs de notre « modernité », un véritable inconscient romantique ».
(29) André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930, op.cit., p. 802.
(30) John Currin semble plus proche de la peinture allemande de Cranach, Hans Baldung Grien et Martin Kippenberger, voir son interview dans le catalogue de l’exposition Cher Peintre, op. cit., p.74-78.

périls en la demeure



"Périls en la demeure, l'irruption de la maison dans le musée d'art contemporain". Publié dans le catalogue de l'exposition Le Paris des Maisons, Objets trouvés, coédition Picard et Pavillon de l'Arsenal, Paris, mars 2004.

Depuis une dizaine d'années, on remarque une forte croissance des démarches artistiques axées sur une approche critique du design (Alain Bublex, Martin Boyce, Atelier Van Lieshout, Bless…), sur une parodie ou un détournement des valeurs de l'artiste entrepreneur (Fabrice Hybert, Liam Gillick, Tobias Rehberger…) ou collectionneur (Collection Joon Ja et Paul Devautour, Swetlana Heger et Plamen Dejanov…).
L'une des conséquences de cet art "orienté objets" est que l'espace de la maison (fictif ou réel) est de plus en plus souvent transféré dans le musée, le centre d'art, la galerie. Au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Genève, la collection Joon Ja et Paul Devautour était présentée dans les pièces d'un appartement reconstitué. A Cologne, Joep Van Lieshout exposait sa Hausfreund I comportant lit, évier, baignoire, éléments de cuisine, le tout plus ou moins cloisonné, inutilisable et éclaté dans l'espace du Kölnischer Kunstverein. Dans certaines installations Tobias Rehberger propose des arrangements domestiques qui ne sont pas sans évoquer les salles d'exposition des magasins de meubles, elles suggèrent l'idée d'espace privé, cool et confortable comme "à la maison"…
On pourrait parler d'un étrange jeu de vases communicants, d'une mutation saugrenue des fonctions. La maison intime, la maison refuge fait irruption dans le musée. Parallèlement, n'importe quelle habitation privée (même une minuscule chambre de bonne) peut être transformée en galerie que le public est convié à visiter. L'opposition entre privé et public semble inopérante. La sphère de l'intime est réifiée dans la valeur d'exposition. A cet égard, la récurrence des chambres à coucher (1) installées dans le musée, le centre d'art, la galerie peut être considérée comme un symptôme. Qu'il soit espace de repos, d'ébats sexuels (Mc Carthy, Jota Castro) ou de surveillance (Julia Scher), le lit est par excellence synonyme d'intimité. Sa présence incongrue dans les lieux d'exposition souligne à quel point les limites et les frontières sont devenues poreuses. Au fond, on pourrait dire que le processus de déplacement et de transgression artistique n'a guère changé depuis Etant donnés de Marcel Duchamp : mise en scène intimiste, installation d'objets plus ou moins rectifiés, plus ou moins symboliques, sexy ou trash. En revanche, la volonté de faire glisser le spectateur de l'état de voyeur à celui d'acteur semble de plus en plus prépondérante. La participation active du visiteur est même devenue une procédure convenue, au point que l'on pourrait parler d'une expérience domestique du musée, lieu de pseudo convivialité où l'on est convié à écouter de la musique, à regarder un film en mangeant du pop corn, où il s'agit d' habiter l'exposition (2) tout en gardant bien sa place, tout en respectant bien le dispositif. L'avant-garde qui, selon Thomas Crow, "englobait des styles et des tactiques de provocations extra-artistiques, un mode de vie fondé sur le groupe clos et la survie sociale" (3) ne peut exister dans un tel système (4). Pourtant, le désir transgressif des artistes perdure sans que l'on sache jusqu'à quel point il est instrumentalisé par l'institution elle-même. En 1980, Roland Barthes avait épinglé l'ambiguïté de cette attitude artistique sous l'étiquette de "complexe de Clovis" : "brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé" (5). Il s'agit de rompre avec la perception ordonnée et institutionnalisée du musée, tout en s'y inscrivant pleinement. Dès lors les permutations de signes au cœur du paradigme de la maison semblent illimitées et les mutations de plus en plus inquiétantes : fantasme de l'œuvre d'art d'être habitée, de se transformer en cellule, fantasme de tuer son prochain et de détruire l'espace domestique, maison spectacle, habitat distopique, changement d'échelles et de nature… La maison-musée ressemble à une déviance quelque peu inquiétante que l'on aurait mise sous quarantaine.

LE FANTASME DE L'ŒUVRE D'ART DE SE TRANSFORMER EN ORGANE VIVANT OU EN CELLULE
Placer des grottes ou des cabines d'isolement dans les espaces institutionnels d'exposition n'est pas le moindre des paradoxes. Après les Demeures d' Etienne-Martin, la Tour aux figures et le Jardin d'hiver de Jean Dubuffet, Louise Bourgeois a développé et illustré le concept de Cellules pendant les années 90. Cellule de prison, cellule d'habitation. L'ambiguïté du terme est grande. Avec Choisy I (1990-1993), le sculpteur met plutôt en place un environnement carcéral. Elle expose une maquette architecturale blanche qui évoque la mémoire des lieux où elle a vécu et travaillé pendant son enfance. Celle-ci est placée au centre d'une prison partiellement grillagée et vitrée, surmontée du couperet d'une guillotine. Ce dispositif peut être lu comme la traduction de son angoisse face à l'irruption de l'étranger dans la maison (l'"Unheimlichkeit" freudienne), mais il s'explique également par la volonté de construire un espace autonome, qui nierait en quelque sorte celui du musée :

"Je voulais créer ma propre architecture et ne pas dépendre de l'espace du musée pour adapter son échelle à celui-ci. Je souhaitais qu'elle constitue un espace réel où l'on pourrait entrer et dans lequel on pourrait marcher. Je n'aimais pas que l'art dépende des beaux espaces où il était simplement posé. Je ne voulais pas de ce monde fermé." (6)

Dès le début des années 50, Louise Bourgeois s'est intéressée à l'espace de la sculpture dans le musée. Par la suite, des artistes tels que Robert Morris et Robert Smithson ont formulé les idées de "non-architecture"et de "non-site".
Le rejet de l'espace traditionnel d'exposition (caractéristique du Land art, du Body art pendant les années 1960) ou l'acceptation de cette contrainte pour la création de travaux "in situ" qui s'appuient sur l'architecture (comme ceux de Daniel Buren par exemple) ou sur le caractère social des lieux (Rikrit Tiravanija, Tobias Rehberger…), constituent deux pôles créatifs que l'on pourrait distinguer en adoptant le vocable d'"environnement construit" pour le premier et d' "installation" pour le second. ils induisent deux rapports très différents à l'espace du musée, du centre d'art ou de la galerie.


ENVIRONNEMENT CONSTRUIT
Construction homogène
Demeure
Entité autonome préexistante au lieu
Non contextuel

INSTALLATION
Installation hétérogène
Dispositif
Accumulation
Agencement
Ensemble créé in situ, réglé en fonction du lieu
Contextuel


Le Merzbau de Kurt Schwitters, La maison de Jean-Pierre Raynaud étaient-ils plutôt des installations ou des environnements construits ? Avec Schwitters, l'irruption de la sculpture dans la maison avait quelque chose d'endémique. Pendant vingt ans, le Merzbau en bois, plâtre et carton se développa tel un organisme vivant "de la cave jusqu'à l'étage supérieur, sortant d'une fenêtre pour entrer dans une autre" (Raoul Hausmann). Cette "sculpture abstraite (cubiste)" (7) regroupant de multiples objets à l'intérieur de casiers et de petites chambres destinés aux amis, envahit progressivement sa propriété d' Hanovre jusqu'au bombardement allié qui la détruisit en 1943. Après-guerre, Schwitters aurait souhaité retourner à Hanovre pour relever le Merzbau de ses ruines. Au lieu de cela, il resta en Angleterre et créa une autre installation, le Merzbarn dans la grange de son jardin, près d' Ambleside (8).
A l'opposé, la maison de Raynaud à la Celle-Saint-Cloud formait un bloc homogène aux allures très militaires (un blockhaus), avec ses surfaces recouvertes de carrelage blanc aux jointures noires, ses portes blindées, sa meurtrière et ses barbelés. Même si elle évolua au cours de ses vingt-trois années d'existence (9), il s'agissait moins d'une "installation" vivante qui proliférerait au fil des rencontres ou des interventions que d'un "environnement construit" ultra protecteur et ultra menaçant. Cette "crypte" surmontée d'un "mirador" (10) trahissait à la fois sa hantise de la mort (11) et sa peur de l'altérité.
Le Merzbau sort du mur et se propage comme une expérience excentrique. L'habitation de Raynaud invite au repli et à l'intériorisation. Corollaire du cabinet de curiosités ou de la collection qui dévore l'espace vital, la maison-musée a fréquemment une valeur indicielle. Elle est le signe de la crise identitaire du sujet : autiste ou connexionniste, vide ou remplie d'objets, la maison-musée est presque toujours non fonctionnelle et peut se lire comme un portrait (12).

DÉSIR DE TUER, DECONSTRUCTIONS DU MODÈLE DOMESTIQUE
Non sans ironie, l'icône enfantine de la maison à toit pointu a été exploitée par de multiples créateurs, de Louise Bourgeois à Nathalie Elemento. De leur côté, Sylvie Fanchon, David Tremlett ou Hugues Reip ont constitué des répertoires de formes usuelles de façades ou de plans au sol, pour en souligner la pauvreté.
Mais à quel moment la maison et le foyer sont-ils devenus sources d'interrogation pour les artistes? Quand l'espace domestique est-il devenu un objet de détournement ? Dans une optique benjamienne axée sur l'idée de choc médiatique (13), il est tentant de penser que cet intérêt ironique fut suscité par les catalogues de décoration et les magazines où furent imprimées les premières réclames photographiques en couleur. Très tôt, les reproductions d'intérieurs modernes mis en valeur par la publicité ont fait l'objet de critiques acerbes. Dès 1956, Richard Hamilton réalisait son célèbre collage annonciateur du Pop art (14) : Just what is it that makes today's homes so different, so appealing ? où la télévision, les comics et les marques faisaient irruption dans le salon d'un couple moderne fort soucieux de sa beauté corporelle.
Par la suite, les catalogues de constructeurs de lotissements de pavillons individuels ont été fréquemment la cible des artistes (Taroop et Glabel, Christophe Vigouroux…). En 1966, Dan Graham initiait cette attitude en photographiant des lotissements de banlieue, destinés à être intégrés dans un article d'Arts Magazine rédigé par lui-même (Homes for America) (15).
La maison des années soixante, comme icône du bonheur et reliquat d'une foi inébranlable dans le progrès et les bienfaits de l'urbanisme, est également mise à mal par la collection de Boring Postcards de Martin Parr. Qu'ils s'agissent de résidences préfabriquées ou de camps de vacances bien ordonnés, les photographes (16) s'efforçaient de mettre en scène une sorte d'état de bonheur permanent. Avec le recul, ces icônes paraissent aussi désuètes que les réclames, aussi manipulatrices que les peintures de propagande politique.
A la fin des années soixante, lors de la guerre du Vietnam, des artistes se sont attaqués violemment aux modes de vie que génère un tel endoctrinement par l'image de catalogue ou de presse. En 1968, dans les célèbres Intérieurs américains du peintre Erro, l'ordre domestique était menacé par des rebelles Vietcongs prêts à assiéger les maisons de rêve des magazines américains. Plus radicaux, les photomontages de Martha Rosler de la série Bringing the War Home : House beautiful (1967-1972) introduisaient des images de G.I au cœur de cuisines modernes bien aménagées. Rosler s'est expliquée sur son état d'esprit au moment où elle insérait également des photos de victimes vietnamiennes dans le cadre précieux du salon de Lady Nixon :

"Je voulais reconstituer une image du monde que les documents photographiques ne cessaient de couper en deux : d'une part les photographies de cette jungle lointaine en proie à la pauvreté ; de l'autre, les images plus riches de notre vie dominée par des idéaux domestiques, d'un optimisme inébranlable" (17).

Dans ses photos et ses films (comme Semiotics of the kitchen, 1975), Rosler s'est attaquée au rôle de la belle ménagère dotée de l'électroménager dernier cri. Dans cette optique, la maison modèle n'est rien d'autre que le sanctuaire d'une situation infantile intériorisée, où chaque femme doit tenir son rôle.
Cette méfiance face au conditionnement social qui résulte des belles maisons avec leurs belles cuisines "équipées", cette ironie face au progrès de la domotique, sont sensibles dans les œuvres de Rosemarie Trockel où elle tranforme des plaques électriques de cuisson en motifs décoratifs. Il transparaît dans les installations monumentales de Jessica Stockholder qui intègrent différents appareils d'électroménager qui chauffent, lavent, réfrigèrent…le vide. Plus extrême encore, Mona Hatoun électrifie les meubles et les ustensiles de cuisine qu'elle présente derrière les grillages d'une prison. Symboliquement, Homebound (2000) exprime une menace de mort et un désir de tuer. Pour l'artiste, il s'agit de traduire un sentiment féminin qu'elle estime fort répandu : un mélange d'attraction et de répulsion envers le foyer.
Pourtant Le Cadeau de Man Ray (un fer à repasser hérissé de clous) ne serait pas du tout déplacé dans cet espace d'enfermement et de terreur. Il serait d'ailleurs commode mais inexact de penser que cette violence symbolique ne concerne que les femmes ou les féministes. Dès les années 1960, Claes Oldenburg, par exemple, créait un monde hallucinatoire peuplé de simulacres de mobiliers (tel que le Bedroom ensemble), d'objets familiers mous (téléphone, lavabo, grille-pain…), de nourritures en plâtre peint. Mais l'action la plus agressive fut sans nul doute celle que Gordon Matta-Clark infligea à une maison en bois du New Jersey, en 1974 : il n'hésita pas à la couper entièrement en deux dans l'axe vertical puis il modifia l'assise pour faire pencher l'une des deux parties. En équilibre "entre le sol et le ciel" (18), traversée par la lumière, la maison fut également débarrassée de quatre des ses coins. Des fragments de façades issus d'un autre travail de découpe baptisé Bingo furent exposés en Allemagne au Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte de Münster, la même année.
Postérieures mais toutes aussi extrêmes, certaines sculptures d'Oppenheim questionnent et mettent en danger la maison, en tant qu'espace symbolique. Monument to escape présente une habitation placée en apesanteur et littéralement explosée en trois blocs instables qui menacent de s'écrouler sur les jeunes mariés qui sont placés devant elle. Dans cette maquette faite en hommage aux victimes du terrorisme d'état en Argentine, la maison est perçue comme un container prêt à l'emploi, où les pires exactions sont possibles. C'est une maison de correction, une prison où l'on torture, où l'on tue. Avec Device to Root out Evil (1997), l'artiste s'attaque à un autre type de symbole, celui de l'hospitalité que l'on trouve dans toutes les "bonnes maisons". Il choisit la forme bien reconnaissable d'une église qu'il présente de façon peu amène : retournée et enfoncée dans le sol par la pointe de son clocher, la maison du Bon Dieu n'accueille plus aucun "fidèle". Oppenheim interroge les thématiques chrétiennes de la protection, de la gratification et de la vertu. Il rejette la logique de la croyance et renverse l'ordre établi. La maison ne protège plus. Elle tue. Elle n'est plus synonyme d'extériorité de façade ni d'intériorité refuge, mais simplement un décor instable qui menace de liquider ses occupants.
D'autres projets ont pris la forme de dessins, de maquettes ou de constructions monumentales qui se situent à la lisière de la sculpture et de l'architecture. Jump and twist (1999) réunit des cabines transparentes qui sautent, twistent et traversent les murs du musée en défiant la pesanteur. Avec Image intervention (1984), Oppenheim invente une maison non fonctionnelle ("imagined house") qui se déploie de façon anarchique à partir d'une image mentale. Ces formes libres en métal, béton et bois annonçaient les folies déconstructivistes de Coop Himmelblau ou de Bernard Tschumi.
Détruire, construire. L'antinomie est aussi vivace qu'au temps des avant-gardes historiques. Construction et déconstruction, enchantement et désenchantement constituent les pivots de la maison dans le musée.

LA MAISON PAR DELÀ LE SPECTACLE
Selon Marie-Ange Brayer, "seule la maison réunirait le singulier et générique, le moi et son entourage, le cadre et le déplacement, le parodique et l'héroïque" (19). A cet égard, l'engouement pour les demeures qui ont abrité des personnalités est un phénomène particulièrement intéressant. Sur la façade de l'habitation parisienne de Gainsbourg, les graffitis témoignent de l'impact du "funclubbing". La maison de star n'appartient plus tout à fait au monde tangible, elle se transmue en sanctuaire mythique, une sorte d'écrin du souvenir que l'on vénère comme un monument, comme une châsse contenant des reliques. La maison-totem du héros disparu devient le point de ralliement des consommateurs de spectacles et de légendes.
La maison pour Joséphine Baker (1995) de Dennis Adams pose justement le problème de la relation entre l'architecture, l'image publique de la star et le voyeurisme. L'œuvre est réalisée à partir d'une reproduction de la maquette qu'Adolf Loos créa pour la vedette, en 1928. L'artiste détourne le projet ultra-moderne de Loos qui consistait à installer -sur deux étages- une grande piscine intérieure en verre, entourée de salles de réception également vitrées. Court-circuitant l'idée de ballet aquatique aux accents érotiques, Adams décide de placer la maquette de ce projet culte -jamais construit- dans un aquarium rempli d'eau (20) !
Dans le même esprit, Alexandre Perigot s'est intéressé à la maison de la chanteuse Dalida qui fait partie du circuit touristique du quartier Montmartrois. Cette fois le constat est désenchanté : à part la plaque commémorative, rien ne laisse supposer qu'il s'agit de la maison d'une star. Perigot s'attache les services d'un spécialiste des décors de cinéma et confectionne une reproduction en deux dimensions de la maison vue en perspective à l'échelle 1:1. Monumentale, La Maison témoin mesure treize mètres par onze. Comme ces façades classées que l'on maintient avec des étais afin de construire un nouveau bâtiment derrière, elle ne cache rien d'autre que du vide. Ce travail sur la tromperie des apparences et les ravages de l'industrie du spectacle s'est poursuivi récemment à la cinquantième Biennale d'art contemporain de Venise où l'artiste avait installé -à l'attention des amateurs de tourisme culturel- une immense bâche qui occultait les deux faces d'un immeuble près du canal. Radio Popeye montrait les vraies maisons d'un faux village de pêcheurs -en fait le décor d'un film de Robert Altman pour les studios Disney- abandonné en Europe, sur l'île de Malte.
Cette critique de l'industrie du cinéma à travers ses décors de maisons vides constitue également l'une des orientations du travail de Dennis Oppenheim dans Stage set for a film (1998). De façon encore plus virulente, un autre américain, Paul Mc Carthy expose des décors de série T.V ou de film (La maison de Pinocchio, 1994, Painter, 1995, Saloon, 1996…). Certaines de ces installations comportent des personnages qui caricaturent les figures héroïques, enfantines ou érotiques de l'industrie du spectacle, d'autres ont été le cadre de performances qui surpassent en dérision et en outrance les productions de la télévision poubelle.

DISTOPIE
Aux antipodes de la maison autiste ou connexionniste, déconstructiviste ou désenchantée, il existe aussi des démarches artistiques qui flirtent avec l'utopie et la réalité, en envisageant d'autres façons de se loger ou d'aborder la ville.
Comme la mode, l'utopie architecturale naît souvent d'une relecture des créations du passé. Tandis que le familistère de Godin à Guise semble laisser les artistes de marbre, les formes circulaires ou organiques de La maison des gardes agricoles de Claude-Nicolas Ledoux (1780), La Maison du souvenir d'Hermann Finsterlin (vers 1915), La Space House (1933) de Frederick Kiesler, La Walking city (1964) et Le Living-Pod gonflable (1965) d'Archigram… générent des fantasmes futuristes dont les traces les plus évidentes se perçoivent dans le regain d'intérêt pour le design d'Olivier Mourgue pour 2001, L'Odyssée de l'Espace de Stanley Kubrick…
Présenté à Orléans dans le cadre de l'exposition Archilab (21), le projet de maison ovoïde de l'architecte mexicain Fernando Romero pour l'artiste Gabriel Orozco s'inscrit tout à fait dans cette veine. S'il ne s'agissait d'un détournement de La maison Farnsworth de Mies Van der Rohe, on pourrait penser avoir affaire à une maquette de Frederick Kiesler !
Ainsi que l'écrit Franco Borsi, l'utopie au vingtième siècle, "siècle de l'isolement, de l'autarcie versus la communication et le libre-échange…" s'est transformée "en distopie, en antithèse d'elle-même en anti-utopie"(22). Ce pessimisme teinté d'espoir est très présent dans le film Bubble House (1999) de Tacita Dean, où l'artiste découvre par hasard, aux Caraïbes, une maison qui ressemble à un énorme OVNI blanc de forme ovale, abandonné sur la plage.
Cet engouement pour les créations utopiques du passé (par exemple les machines volantes de Léonard de Vinci) est central dans les œuvres de Panamarenko. Il transparaît également dans le "revival" de La Futuro, maison mobile en polyester, posée sur des pieds de métal et dont la forme évoque une soucoupe volante. Dessinée en 1968 par l'architecte finlandais Matti Suuronen, elle fut redécouverte grâce à Carsten Höller qui l'intégra dans son installation Skop à la Wiener Secession de Vienne en 1996. L'exposition était éclairée par l'énergie solaire (23) et la Futuro placée au centre du dispositif devait évoquer, non sans ironie, une promesse de bonheur dans un monde où l'homme réconcilié avec la nature, se déplacerait en vélo ou en voiture électrique.
D'autres artistes réfléchissent de façon plus rationnelle mais toute aussi distopique à ce que pourrait être la maison du futur. Lors de sa dernière exposition parisienne, Andréa Blum proposait d'acheter une Nomadic house constituée de structures mobiles qui peuvent être adaptées n'importe où, à condition de disposer d'un espace d'au moins 4 m2. Plutôt froids et austères, ces modules combinables (lit, penderie, table, étagères) répondent aux problèmes de la mobilité et du manque d'espace perçus comme des menaces qui pèsent sur le futur de nos sociétés technocratiques. De la même façon, les projets Rational House, Rubix Cube House, Elevation House (2003) présentent des structures adaptables à des environnements urbains étroits, contraignants et coûteux : un système d'élévateur ou de trappe murale permet de faire apparaître ou disparaître un lit, une table ou une pièce entière... Mais l'artiste n'entend pas pour autant trouver des solutions fonctionnelles aux problèmes que rencontrent l'architecte ou le designer. Quand Blum indique les fonctions des modules de sa Nomadic House ("manger, habiter, travailler"), l'approche se veut ironique et le questionnement critique. Il est d'ailleurs possible d'y lire une réponse à l'affirmation de Donald Judd :

"L'art de dessiner une chaise n'a rien à voir avec la conception d'une œuvre d'art (…) La dimension artistique d'une œuvre d'art vient en partie de l'affirmation d'un individu, sans qu'on tienne compte d'autres considérations. Une œuvre d'art existe en soi ; une chaise existe en tant que chaise" (24).

Judd séparait catégoriquement le design (vu comme une création de mobilier) et l'art. Aujourd'hui, les frontières sont beaucoup moins étanches et les catégories fluctuantes. Lorsque Blum réalise La chambre de Christophe Durand-Ruel (1996) dans le domicile personnel de celui-ci, elle pense l'aménagement comme une œuvre d'art et non comme un exercice de décoration. Lorsque Jorge Pardo expose sa maison, comme une sorte de dépendance du Musée d'art contemporain de Los Angeles en 1997, plus personne ne sait s'il s'agit d'un espace d'habitation privé ou d'un objet d'exposition. Les idées d'autonomie de l'art, de personnalité irréductible de l'artiste, la dichotomie entre majeur (high) et mineur (low) qui structurent la hiérarchie entre art plastiques et arts appliqués sont très fortement mises à l'épreuve.

CHANGEMENTS D'ÉCHELLE ET DE NATURE
Comme bien des jouets, les maisons pour enfants, en tissus ou en plastique, ont également fait l'objet de détournements artistiques. En 1998, le danois Henrik Plenke Jakobsen s'est emparé d'une maisonnette en plastique coloré pour réaliser sa Laughing gaz house où les amateurs étaient conviés à inhaler des bouffées d'oxygène. Dans La Città (1994), Liliana Moro présentait un ensemble de maquettes de maison pour enfants, reliées les unes aux autres par des guirlandes électriques qui s'allumaient par intermittence. Chacune de ces œuvres remet en question l'aspect normatif de la maison dans les jeux d'enfant.
Le changement d'échelle inhérent au jouet peut également provoquer des effets inverses lorsque l'adulte essaye de repenser la maison à partir de la taille d'un enfant : dans l'installation Das Zimmer que Pipilotti Rist présenta à la Biennale de Lyon en 1997, le visiteur était convié à entrer dans un salon surdimensionné pour s'asseoir sur un canapé géant (une fois assis, impossible de toucher le sol). Il était également possible de changer les programmes de la télévision à partir d'une énorme télécommande.
Malgré cela, le principe de réduction prévaut. Pour des raisons conceptuelles, pédagogiques ou économiques, il semble en effet plus simple de réaliser une maquette (même s'il s'agit de régler une œuvre monumentale). La position dominante du regardeur face à un modèle réduit -ce que Jean-Louis Cohen nomme "l'effet Gulliver" (25)- pourrait expliquer l'étrange envahissement des maquettes d'architecture ou d'urbanisme dans les musées. Les petites maisons qui se sont multipliées de façon exponentielle dans l'art contemporain appartiennent à deux registres assez différents : elles peuvent être entendues comme des études préparatoires ou comme des fins en soi, elles peuvent surgir de façon sporadique dans l'œuvre d'un artiste ou au contraire se situer au cœur d'une recherche personnelle complexe (pensons par exemple aux maquettes de Thomas Schütte, Siah Armajani, Allen Wexler, Didier Marcel…).
Certains artistes se sont emparés du modèle réduit pour remettre en question la politique de logement d'une ville ou d'une région. L'artiste brésilien Cildo Meireles a posé le problème de l'habitation sociale dans les grandes villes en laissant la maquette d'un logement social à l'emplacement où le permis de construire lui fut refusé (Glasgow/Ghost house, 1990). Au Centre Régional d'Art Contemporain de Sète, Alain Declercq a plongé soixante maquettes de pavillons individuels formant un lotissement dans un bassin de 150 m2 d'eau boueuse, dénonçant ainsi la vente de terrains et de constructions en zones inondables (Le village idéal (noyé), 2001).
Dans leur exposition de Maisons présentée au Musée d'Art moderne de la Ville de Paris en 1999, Rosemarie Trockel et Carsten Höller ont eu recours à des maquettes pour suggérer de nouveaux types d'habitations destinées aux enfants, aux animaux et aux humains. Les titres sont révélateurs : Maison pour pigeons, humains et rats, Maison pour cochons et enfants…L'entomologie, dont Höller est un spécialiste, semble avoir servi de prétexte pour mettre en œuvre un principe comparatiste plutôt violent : tandis que la première maquette d'habitation (pour pigeons) évoquait un vaisseau spatial de type futuriste, l'autre (pour cochons) présentait une structure en métal comparable à celle qui mène les animaux à l'abattoir et une vidéo montrant un porc. Avant cela, en 1997, une autre maison pour les cochons et les hommes fut exposée par les deux artistes à la Documenta X de Kassel. Cette fois là, le public était convié à entrer et à s'installer confortablement pour observer les agissements d'une famille de porcs enfermée dans un enclos. Perçue comme une critique acerbe de l'instinct grégaire du public des grandes manifestations artistiques, cette maison a suscité de vives protestations. Même chose à Paris où la SPA s'est émue du traitement infligé à certains animaux dans l'exposition !


Le musée, le centre d'art, la galerie d'exposition ne jouent évidemment pas les mêmes rôles. Mais ils ont ce point commun d'être suffisamment élastiques pour englober et digérer les valeurs transgressives de l'art. Cette assimilation qui est propre à "l'esprit du capitalisme", génère souvent une aseptisation de la dimension critique de l'œuvre. Elle suscite la méfiance de certains artistes, dont le but est de se situer à la fois dedans et en dehors de l'institution, dans la marge et en plein cœur du processus de sélection et d'élection des œuvres d'art. Dès lors, comme on le voit avec Thomas Hirschhorn, le mythe de la maison-musée est battu en brèche.
Dès qu'il le peut Hirschhorn sort des lieux d'exposition traditionnels pour se confronter à un public qui ne visite pas les biennales, les galeries d'exposition, ni même les grands musées. Lors de la Documenta XI en 2002, il fit le choix de présenter son Bataille Monument entre les immeubles d'une cité de la banlieue de Kassel. Avec les habitants, il a réalisé une sculpture monumentale disposée sur un socle, puis il a mis en place différents "abris" précaires dont un studio vidéo et une sorte de maison de la culture (qui prêtait par exemple des ouvrages de Nietzsche et de Bataille ainsi que des vidéos érotiques). En créant les possibilités d'un processus de rencontre hors du champ muséal, hors du principe de pérennité des œuvres, l'artiste souhaite résister à "la pression de la norme". De fait Les Monuments aux grands hommes sont voués à la démolition. Ils sont détruits après leur exposition, exactement comme les sculptures que les dadaïstes berlinois présentèrent à la Erste Internationale Dada-Messe (Première Foire Internationale dada) en 1920. Les photos et les enregistrements vidéos sont donc les seules traces tangibles de l'action menée par Hirschhorn pendant plus de six mois dans cette banlieue allemande. Ce processus de sauvegarde qui permet de documenter l'évolution de l'installation n'est pas en soit une nouveauté. Il suffit d'évoquer le rôle majeur des constats photographiques et vidéographiques pour l'historisation du Land art, du Body art ou de l'Actionnisme viennois. Tous ces artistes se sont érigés contre le musée, le centre d'art et la galerie. Ils ont vécu -parfois fort mal- de leur pouvoir d'opposition et de leur faculté à repousser les limites du raisonnable.
Diffuses, hétérogènes et changeantes, les pratiques contemporaines sont difficiles à cerner mais leurs charges offensives peuvent être frontales et directes, comme au temps de Dada ou de Fluxus. Tandis que les installations d'objets et les environnements construits prolifèrent dans l'art du monde entier, les frontières entre les disciplines sont de plus en plus vagues et les compétences des artistes de plus en plus élargies. L'avant-garde comme structure idéologique et sociale n'existe plus, mais une certaine forme d'offensive contre le "prêt à penser" est toujours vivace. Tout porte à croire que l'art n'existera plus lorsque l'activité artistique sera simplement assimilée à une prestation de services, parfaitement en phase avec la société tertiaire où il s'inscrit. De ce point de vue, l'irruption de la maison dans la musée, dont les formes sont récurrentes et variées (installations, environnements construits, iconographie, maquettes) est un symptôme de la crise identitaire du sujet face à une société qui produit, stocke, conserve et archive des milliers d'objets mais c'est aussi l'expression d'un désir transgressif vital.

(1) Citons par exemple la chambre rétro d'Edouard Kienholz Tandis que des visions de prunes confites dansent dans leur têtes (1964), Le Bedroom Ensemble de Claes Oldenbourg (1969) revisité par Sylvie Fleury dans une version en fourrure synthétique en 1997, La chambre de Judie avec sa peinture et sa vidéo installées par David Reed (1992), les chambres-portraits dédiées à des personnalités ou encore La chambre orange de Dominique Gonzalez-Foerster (1992), La chambre de la mariée de Philippe Mayaux (2003)... D'autres propositions impliquent une véritable participation du spectateur : l'Hôtel passager (1998) que Martine Aballéa installa à l'ARC proposait des chambres gratuites, à réserver exclusivement la journée. En Suède, à Malmö, le duo hollandais Bik Van der Pol proposait de passer deux nuits et trois jours au Rooseum, en regardant -entre autres- le film Sleep de Warhol (Sleep with me, 2003). Plus provocateur et ambigu, Le Lovehotel de Jota Castro était installé dans la galerie Maisonneuve (Paris), transformée pour l'occasion en chambre équipée de documentations et autres objets pornographiques à louer pour une plusieurs nuits…
(2) "Habiter l'exposition" était le titre d'une exposition au MAC de Marseille en 1999.
(3) Thomas Crow, "Modernisme et culture de masse dans les arts visuels", Les Cahiers du MNAM n°19-20, juin 1987, p.20. Dans cette conférence prononcée à l'Université de British Columbia en 1981, Crow discernait l'avant-garde et le modernisme qui est "une pratique artistique autonome, centripète et autocritique".
(4) cf. Philippe Cuenat, "Portraits de groupes et de scènes de genre, l'exposition "relationnelle" comme représentation de la société libérale", numéro spécial de la revue art press, Oublier l'exposition, 2000, p. 76-82. Cuenat émet l'hypothèse que ces situations communicationnelles qui se sont développées dans les années 90 pourraient "illustrer" des nécessités institutionnelles comme celle de "la gestion des publics" et l'installation de "zones de communication". Et si elles en étaient tout simplement la conséquence ?
(5) Roland Barthes, "Cette vieille chose, l'art", in L'obvie et l'obtus, Essais critiques III, Seuil, 1982, p.182.
(6) "Entretien de Louise Bourgeois avec Suzanne Pagé et Béatrice Parent" en 1995, in Destruction du père, reconstruction du père , écrits et entretiens, 1923-2000, Daniel Lelong éditeur, 2000, p. 312.
(7) Pour cette citation et la précédente, cf. Georges Hugnet, Dictionnaire du dadaïsme, Jean Claude Simoën, p. 236-239.
(8) cf. Sarah Wilson, "Schwitters en Angleterre", catalogue de l'exposition Kurt Schwitters, Musée National d'Art Moderne, 1994-1995, p. 296-309.
(9) En 1988, J.P Raynaud décida de suspendre les visites de sa maison. Pendant les cinq années qui précédèrent sa destruction, il fut le seul à pouvoir en franchir le seuil, cf. Marc Sanchez, J.P Raynaud, La maison, CAPC Musée d'art contemporain de Bordeaux, 1993, p.9.
(10) Termes employés par J.P Raynaud, la crypte étant même l'une des pièces de la maison avec la chambre, la serre et la tour, cf. Marc Sanchez, J.P Raynaud, La maison, op. cit.
(11) De la même façon, Les cellules étroites et austères d'Absalon constituaient des environnements parfaitement autonomes à mi chemin entre "le sarcophage, la navette spatiale et l' abri anti-atomique". Chacune des cellules était une sorte d'unité de survie, un espace de solitude entièrement peint en blanc, à partir d'une base en bois et carton. Chacune résultait d'une nécessité intérieure et répondait à une angoisse très personnelle. cf. Architecture(s), catalogue de l'exposition au CAPC Musée d'art contemporain de Bordeaux, 1995, p. 47
(12) Sur le thème de la "maison-portrait", cf. Marie-Ange Brayer, "La maison, un modèle en quête de fondation", Exposé n°3, 1997, p.27.
(13) Dans son célèbre essai sur "L'œuvre d'art à l'ère de la reproductibilité technique", Walter Benjamin émet l'hypothèse que "le dadaïsme cherchait à produire, par les moyens de la peinture (ou de la littérature) les mêmes effets que le public demandait au cinéma", in L'homme, le langage et la culture, Essais Flammarion, 1971, p. 173.
(14) Il n'est pas inutile de rappeler que les artistes britanniques de l'Independant Group furent très intéressés par les collages de Schwitters et que Richard Hamilton intervint personnellement pour sauver le Merzbarn qui fut installé en 1965 à l'Université de Newcastle-upon Tyne, cf. Sarah Wilson, op. cité, p. 306.
(15) cf. Dan Graham, œuvres 1965-2000, catalogue de son exposition au MAMVP, 2001 p. 104-105.
(16) Pour illustrer le slogan "Notre sincère désir est votre plaisir", les cartes postales de la John Hinde Studio avaient nécessité le recours à des centaines de figurants. Soigneusement agencées, ces photographies couleur de clubs de vacances irlandais montraient des moments de convivialité, de loisirs et de détente qui s'accordaient assez mal avec la rigueur impeccable des bâtiments préfabriqués, cf. Notre sincère désir est votre plaisir, cartes postales de John Hinde présentées par Martin Parr, éditions Textuel, 2002.
(17) cf. "Bruit de fond", Journal n°7 du Centre National de la Photographie, décembre 2000, p.5.
(18) Il n'est pas inutile de rappeler que Gordon-Matta Clark était le fils du peintre surréaliste Matta et un proche de Marcel Duchamp jusqu'à la mort de ce dernier en 1968. Sa première intervention "destructrice" eut lieu dans un immeuble désaffecté du Bronx où il découpa des formes quadrangulaires dans les murs, les sols et les plafonds d'appartements situés à différents étages. Des photos ainsi que des fragments du building furent ensuite exposés, cf. Thomas Crow, Gordon Matta-Clark, Phaidon, 2003, p.58-92.
(19) Marie-Ange Brayer, "La maison, un modèle en quête de fondation", op.cit, p.48.
(20) cf. Beatriz Colomina, "Le mur divisé : le voyeurisme domestique" in Exposé n°3, op. cit. p.114-115.
(21) Marie-Ange Brayer, Béatrice Simonot, Archilab, Orléans, 2001, p. 138.
(22) Franco Borsi, Architecture et utopie, Hazan, 1997, p. 18.
(23) cf. Ranti Tjan, "The return of the Prototype", Futuro, Tomorrow's house from Yesterday, Toimittaneet, Marko Home & Mika Taanila, Helsinki, 2002, p. 48-53.
(24) Donald Judd, "A propos du mobilier", Möbel Furniture, Zürich, 1986, reproduit in Donald Judd, Ecrits, 1963-1990, Daniel Lelong éditeur, 1991, p. 182-185.
(25) Jean-Louis Cohen, "Maquettes d'architecture, usages et usure", Oublier l'exposition, op. cit. p. 54-55.

vendredi 20 février 2009

les lectures de Picabia

"Les lectures de Picabia, disciple indiscipliné de Nietzsche", Les bibliothèques d’artistes (XX-XXI° siècles), actes des journées d’études organisées en 2006 par Françoise Levaillant, Dario Gamboni, Jean-Roch Bouiller (dir.), à l’INHA et à la bibliothèque Kandinsky du Centre Georges Pompidou, Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2010, p. 405-416.

Étudier la bibliothèque d’un nomade tel que Francis Picabia n’est pas sans poser quelques problèmes de méthodes : ce peintre a traversé deux guerres mondiales en changeant fréquemment de domicile. Hésitant entre le Nord et le Sud de la France, il déclarait préférer vivre au soleil de la Côte d’Azur. Toutefois, il ne pouvait pas se couper entièrement des milieux artistiques et intellectuels parisiens. Né à Paris en 1879, Picabia y vécut par intermittence jusqu’en 1924, mais il effectua également des séjours en Espagne, dans le Jura, et surtout dans le Sud de la France où il prit l’habitude de passer les mois d’hiver. On sait, que fuyant la Première Guerre mondiale, il voyagea aux États-Unis, en Espagne et en Suisse. Puis, il élut successivement domicile au Tremblay-sur-Mauldre (à une cinquantaine de kilomètres de Paris) et à Mougins, dans le Sud de la France. Il passa la Seconde Guerre mondiale en « zone libre », à Golfe-Juan, tout en séjournant dans l’arrière-pays niçois et en Suisse dans la famille de sa femme Olga. À la libération, et jusqu’à son décès survenu en 1953, Picabia vécut de nouveau à Paris, dans l’appartement familial de la rue des Petits-Champs. Un tel parcours ne favorise pas la constitution et la conservation d’une bibliothèque. De surcroît on sait que les circonstances qui ont mené l’artiste à quitter son cher soleil du Midi furent plutôt dramatiques : d’un déménagement hâtif à l’autre, bien des œuvres et des livres ont pu être égarés ou volés.
Quand la rédaction de cette conférence fut entreprise, il n’existait pas d’inventaire de la bibliothèque que conserve le comité Picabia dans l’atelier-appartement parisien où l’artiste vécut ses dernières années. Aucune étude n’avait été menée. La principale difficulté fut l’impossibilité de dire avec certitude si les volumes épars conservés rue des Petits-Champs avaient tous appartenu à Picabia : l’artiste n’apposait aucune signe de propriété sur ses livres et certains d’entre eux avaient pu appartenir à ses compagnes (Gabrielle Buffet-Picabia, Germaine Everling et Olga Picabia). À l’inverse, des livres et des revues importantes, dont l’artiste avait fait usage pour soutenir sa réflexion théorique et diversifier sa pratique plastique, avaient pu être vendus par sa veuve avant la rétrospective de 1976 au Grand Palais, rétrospective qui contribua grandement à la connaissance de l’œuvre de Picabia et à la découverte de certaines de ses sources. Pour toutes ses raisons, il semble fondamental de distinguer :
- les livres publiés entre 1903 et 1932, supports de réflexion et de création que l’artiste a probablement gardés avec lui lors de ses déménagements successifs et dont l’état matériel laisse parfois à désirer.
- les livres publiés entre 1942 et 1951 qui ont accompagné la vie sédentaire de l’artiste à Paris à la fin de sa vie et qui témoignent de son réseau d’amitiés, en tant que peintre et auteur. Parmi eux, se trouvent les livres envoyés au « vieux maître » par des admirateurs.
Engagée depuis quelques années dans un travail de recherche sur la place que la poésie et la philosophie occupait dans la vie et la carrière de Picabia, j’ai tout naturellement orienté mes recherches vers ces domaines particuliers. Parmi les nombreux documents disponibles, j’ai opéré une sélection et relevé la présence d’ouvrages qui, à des degrés divers, semblaient importants pour faire évoluer la compréhension de l’artiste :

1) Les livres publiés entre 1903 et 1932, particulièrement dans le domaine des essais et de la philosophie (liste non exhaustive, donnée par ordre chronologique) :
- Frédéric Nietzsche, La Volonté de puissance. Essai d’une transmutation de toutes les valeurs, (études et fragments), trad. fr. Henri Albert, Paris, Mercure de France, 3° éd., 1903 ;
- Frédéric Nietzsche, Le Gai savoir, trad. fr. Henri Albert, Paris, Mercure de France, 10° éd., 1917 ;
- Max Stirner, L’Unique et sa propriété, Paris, Stock, 5° éd., 1922 ;
- Friedrich Nietzsche, Ecce homo, trad. fr. Alexandre Vialatte, Paris, Stock, 3° éd., 1931 ;
- Lou Andreas-Salomé, Nietzsche, trad. fr. Jacques Benoist-Méchin, Paris, Grasset, 3° éd., 1932.

2) Les livres publiés entre 1942 et 1951, plus particulièrement dans les domaines de l’art, de la poésie de la philosophie (liste non exhaustive, par ordre chronologique) :
- Camille Spiess, Nietzsche et Nice, Nice, éd. Athanor, 1942 ;
- Blaise Cendrars, Poésies complètes, introduction de Jacques-Henry Lévesque, Paris, Denoël, 1944 ;
- E.L.T. Mesens, Troisième front, poèmes de guerre suivi de Pièces détachées, London, London Gallery Editions, 1944 ;
- Louis Scutenaire, Mes Inscriptions, Paris, Gallimard, 4° éd., 1945 ;
- Paul Nougé, La Conférence de Charleroi, Bruxelles, Librairie Sélection, 1946 ;
- Marcel Mariën, Les Corrections naturelles, Bruxelles, Librairie Sélection, collection "Le Miroir infidèle", 1947 ;
- Louis Scutenaire, René Magritte, Bruxelles, Librairie Sélection, 1947 ;
- Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. fr. M. Betz, Paris, Gallimard, 1947 ;
- André Breton, Poèmes, Paris, Gallimard, 1948 ;
- Jean-Paul Sartre, Visages, précédé de Portraits officiels, avec quatre pointes sèches de Wols, Paris, Seghers, janvier 1948 ;
- Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, émission radiophonique enregistrée le 28 novembre 1947, Paris, K Éditeur, 1948 ;
- Aimé Césaire, Soleil cou coupé, Paris, K Éditeur, 1948 ;
- Kurt Schwitters, La Loterie du jardin zoologique, illustré de huit dessins de Max Ernst, collection « L’âge d’or » dirigée par Henri Parisot, 1951.


Sur les dix-huit volumes cités, seuls cinq présentent des dédicaces adressées à Picabia. Ce sont les livres d’André Breton et des auteurs belges Marcel Mariën, E.L.T. Mesens, et Louis Scutenaire. On sait que Picabia visita l’exposition internationale du surréalisme de 1947, à la galerie Maeght. Dans une de ses lettres à Suzanne Romain, il indique d’ailleurs de façon laconique mais révélatrice « qu’il est bien avec Breton pour le moment ». Malgré leurs désaccords politiques (1), le fidèle André Breton inscrivit cette aimable dédicace sur son recueil de Poèmes publié en 1948 :

« À Francis Picabia
au grand poète, à l’esprit moderne par excellence de tout cœur son ami André Breton ».


On ne sait pas si Picabia, qui échoua dans son désir de faire éditer son roman Caravansérail aux éditions Gallimard en 1924, et qui ne publia aucun texte chez cet éditeur contrairement à Aragon, Éluard ou Scutenaire, apprécia pleinement cette publication. Picabia était très proche du couple d’artistes Henri Goetz-Christine Boumeester qui contribua à l’introduire dans le milieu artistique parisien. À la fin de sa vie, il semblerait qu’il ait adopté une attitude plutôt réservée vis-à-vis d’André Breton, et à fortiori à l’égard des jeunes auteurs belges qui le sollicitaient. Pourtant, l’existence de liens, ou tout au moins de tentatives en ce sens est attestée par la présence des cinq livres belges dans la bibliothèque du peintre :
- E.L.T Mesens, Troisième front, London, London Gallery Editions, 1944 ;
- Paul Nougé, La Conférence de Charleroi, Bruxelles, Librairie Sélection, 1946 ;
- Marcel Mariën, Les Corrections naturelles, Bruxelles, Librairie Sélection, 1947 ;
- Louis Scutenaire, Mes Inscriptions, Paris, Gallimard, 1945 ;
- Louis Scutenaire, René Magritte, Bruxelles, Librairie Sélection, 1947.

Cette découverte permet de poser un problème qui était plutôt négligé jusqu’ici, celui des rapports qu’entretenait le peintre avec les compères de Magritte. Dès 1925, Picabia contribua à plusieurs revues belges d’obédience surréaliste qui étaient déjà plutôt dissidentes par rapport à la doxa parisienne : Œsophage (en mars 1925), Marie (en juillet 1926), Variétés (« Le Surréalisme en 1929 »). En 1946, il répondit à une enquête (2) de la revue Le Savoir vivre qui fut publiée par La librairie Sélection de Bruxelles, ce qui pourrait expliquer la présence, dans sa bibliothèque, des livres de Nougé, Mariën et Scutenaire publiés par le même éditeur. Pourtant, en 1947, l’importante dédicace du Magritte de Scutenaire donne à réfléchir et incite à aller plus loin :

« À Francis Picabia
qui rendit tout possible, avec mon admiration et mon amitié ! Louis S »


Rappelons qu’en 1947, alors qu’il adoptait un style beaucoup plus empâté, Magritte était sous le feu de critiques qui l’accusaient de « copier » Renoir ! De telles problématiques rappellent les déboires de Picabia en 1904, au moment où ses plagiats des œuvres post-impressionnistes d’Alfred Sisley et de Camille Pissarro étaient dénoncés par la presse. Effectivement Picabia est le peintre qui « rendit tout possible ». Il n’est pas exclu que la dédicace de Louis Scutenaire ait eu pour objet d’obtenir son soutien, au moment où il fomentait avec Magritte un gigantesque canular : l’exposition en mai 1948, à Paris, à la galerie du Faubourg, de quinze peintures à l’huile et dix gouaches de facture « vache ». En effet, pour sa première exposition parisienne, Magritte avait souhaité provoquer les amateurs d’art et heurter le bon goût parisien en forçant délibérément le trait pour coller à l’image provinciale que les Français avaient des Belges. Il exposa des œuvres idiotes comme Le contenu pictural : dotée d’une tête et de mains jaunes, une figure clownesque est représentée en costume marron et cravate bleue à rayures, sur un fond de ciel bleu nuageux. Dans le document qui accompagna cette sulfureuse exposition, Scutenaire publia un texte d’anthologie intitulé « Les pieds dans le plat ». Sans manifester le moindre respect pour son lecteur, il écrivit des insanités, dans un langage argotique (3). Ces charges rappellent l’esprit dada et les articles incendiaires (parfois même insultants) que Picabia publia dès 1919 lorsqu’il prenait pour cible les cubistes, Jean Cocteau, Paul Poiret ou encore Fernand Léger. Mais le peintre, qui cherchait à se donner une nouvelle respectabilité n’en était plus là en 1947. La réponse – si réponse il y eut – se fit probablement attendre car le Magritte de Scutenaire ne fut même pas découpé par Picabia. Pourquoi un tel désintérêt ? L’œuvre du surréaliste belge en était encore à ses balbutiements quand « le loustic » peignait déjà des monstres ripolinés affublés de dizaine de paires d’yeux et de nez aussi longs qu’un masque de carnaval ! D’ailleurs Magritte devait être conscient de sa dette, lui qui avait rédigé, en 1946, un article laudateur sur la « peinture animée » du peintre aux « cheveux blancs » (4). Enfin, du point de vue littéraire, l’essai de Scutenaire procédait par collages, exactement comme le remarquable Donner à voir (Gallimard, 1939) de Paul Éluard. Mais cet auteur qui fréquentait et encourageait Scutenaire et que Marcel Mariën préférait à Breton (5), n’avait jamais été un proche de Picabia.
Pour les autres publications, les noms de Jean-Paul Sartre, Aimé Césaire ou Antonin Artaud ne manquent pas de surprendre, eu égard à ce que l’on sait des goûts et des amitiés orageuses de Picabia. Il importe, dans un premier temps, de prendre en compte leur éditeur et leur préfacier. Puis dans un second temps, d’analyser les traces physiques qui attestent d’une éventuelle lecture : cahiers découpés ou non, pages cornées, passages soulignés ou mis en valeur par un signe graphique.
On peut supposer que les deux livres sur Alfred Jarry et Blaise Cendrars furent offerts à l’artiste par Jacques-Henry Lévesque. Ami de Picabia depuis les années trente, il fut l’un des initiateurs de la revue Orbes et prononça la toute première conférence sur Dada à la Sorbonne, en 1936. De même, le recueil de Schwitters fut probablement recommandé à Picabia par Henri Parisot lui-même. Cet auteur et traducteur avait été à l’origine du Choix de poèmes de Picabia, dans l’ouvrage du même nom publié aux éditions GLM en 1947, avec une préface d’André Breton. Même logique pour les livres d’Antonin Artaud et d’Aimé Césaire parus chez K éditeur en 1948 : ils furent probablement offerts ou recommandés à Picabia pour l’inciter à participer à la revue K que dirigeaient Henri Parisot et Alain Gheerbrandt – ce qu’il fit en mai 1949 à l’occasion du troisième numéro. À propos de Visages de Sartre, surprenant petit recueil en prose, on peut émettre l’hypothèse d’un don de Wols qui avait illustré les poèmes de quatre pointes sèches. L’artiste participa, avec Picabia, à l’importante exposition collective HWPSMTB que Michel Tapié organisa à Paris, à la galerie Colette Allendy, pendant cette même année 1948.
Ces artistes ou écrivains liés au réseau d’amitié de Francis Picabia permettent de dire, sans grand risque de se tromper, que les ouvrages auxquels leurs noms sont associés firent partie de sa bibliothèque parisienne. Surtout, ils nous donnent une idée de la vitalité de la création intellectuelle et artistique parisienne au lendemain de la guerre, ce que confirme d’ailleurs l’activité critique de Picabia, qui rédigea notamment de petits articles pour la galerie Colette Allendy, répondit à des enquêtes et participa à huit émissions radiophoniques sur le thème de la peinture entre 1945 et 1950. Cet intérêt pour la radio – stimulé par Henri Goetz qui était producteur – explique sans doute la présence du sulfureux Pour en finir avec le jugement de Dieu. La censure de cette émission radiophonique créa, en 1948, peu de temps avant le décès d’Artaud, une retentissante polémique sur la liberté d’expression. Pourtant Picabia n’est pas plus proche d’Antonin Artaud qu’il ne l’était de Georges Bataille – même si ce dernier exprimait très directement son nietzschéisme dans la revue Acéphale. Le théâtre de la cruauté de l’un, l’érotisme noir de l’autre, se situaient aux antipodes de l’approche jouissive et finalement très grivoise de Picabia, le séducteur (6). De la même façon, on peut se demander si l’artiste a été sensible aux réflexions de Sartre sur « le visage » qui « absorbe l’univers comme un buvard absorbe l’encre », « qui se jette en avant de lui-même dans l’étendue et dans le temps » (7) ? Rien n’est moins sûr. Il est probable qu’il ait préféré les réflexions à l’emporte-pièce de Marcel Mariën dans Les Corrections naturelles : après avoir fait l’éloge de Dada, des ready made et de La Sainte-Vierge de Picabia (8), Mariën mettait en parallèle La Nausée de Sartre et la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico pour insinuer que le philosophe ne faisait qu’en donner une interprétation littéraire (9). Dans le climat d’après-guerre, une telle charge contre Sartre – mais aussi Simone de Beauvoir et Albert Camus qui étaient mis dans le même sac – montre bien le fossé qui séparait la littérature existentialiste émergente de l’expérience surréaliste déjà ancienne.

Dans un second temps, l’analyse des traces physiques permet de se faire une petite idée de l’intérêt que Picabia porta à ses différents livres : si les pages des cahiers des livres d’Artaud, de Sartre ou de Schwitters ont toutes été découpées, 70 pages sur 122 l’ont été dans le livre d’Aimé Césaire. Aucun de ces « livres d’amis » ne portent d’annotations, de pages cornées ni même de passages soulignés : aucun signe particulier. Tout change avec six autres volumes publiés entre 1917 et 1947 : La Volonté de puissance, Le Gai savoir, Ecce homo, Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, sans oublier l’essai biographique de Lou Andreas-Salomé sur le philosophe allemand et L’Unique et sa propriété de Max Stirner. De nombreux signes graphiques tracés à l’encre noire dans les marges (quelques croix, de rares flèches, et beaucoup des traits légèrement obliques indiquant peut-être un repère de lecture) devraient dissiper tout doute quant au fait qu’il les ait lus. Certains traits sont également placés dans le texte et quelques fragments de phrases soulignés. Alors que le Stirner n’a suscité que quelques rares croix dans les marges (p. 144, 217 et 225), les livres de Nietzsche sont parsemés de signes résultants apparemment d’une lecture active.
Pour retrouver certains passages, Picabia eut visiblement recours à une méthode peu respectueuse : les angles supérieurs de nombreuses pages ont été cornés, particulièrement dans l’édition d’Ecce homo de 1931 et l’étude de Lou Andreas-Salomé paru l’année suivante. Or les liens entre ce livre tardif de Nietzsche (paru en 1884) et celui que Salomé publia en langue allemande peu de temps après (en 1894) sont évidents. L’un est une autobiographie ironique où le philosophe se targue, entre autres choses, d’être « le premier psychologue ». Le second, écrit par l’une des femmes qui a le plus compté dans sa vie et qui fut ensuite l’une des premières disciples de Freud, analyse notamment la personnalité et les « métamorphoses » de Nietzsche. C’est précisément pendant cette même année 1931-1932, où il recevait le soutien de jeunes auteurs de la revue Orbes publiée par José Corti, que Picabia commença secrètement à détourner certains aphorismes nietzschéens dans ses articles de presse sur le cinéma.
Matériellement, le livre le plus abîmé est Le Gai savoir dans lequel Picabia puisa si souvent son inspiration. L’étude attentive de ce livre est rendue quasiment impossible par son état de délitescence. Il est surprenant de remarquer que sa couverture porte en caractère un peu effacé le nom de Jean Van Heeckeren (grand admirateur de Picabia, de Cendrars et de Nietzsche, ami de Jacques-Henri Lévesque et autre initiateur de la revue Orbes). S’agit-il vraiment de l’exemplaire que l’artiste eut entre les mains lorsqu’il se livra à un véritable plagiat des aphorismes nietzschéens dans divers articles ou dans sa correspondance privée entre 1945 et 1951 ? Un doute subsiste. Deux exemples permettront une confrontation rapide. L’aphorisme 35 (« Hérésie et sorcellerie ») qui a fait l’objet de nombreuses réécritures ne présente que quelques petits traits dans les marges. Il est vrai qu’il est bref. L’aphorisme 107 (« Notre dernière reconnaissance envers l’art ») est plus long et présente plus de signes graphiques. Mais il faut reconnaître que l’observation de ce fragment précis dans l’édition de 1917 n’aide absolument pas à comprendre comment et pourquoi Picabia l’utilisa si souvent : aucune ratures, aucun passages soulignés, aucun mots remplacés.
Peut-être est-il inutile de vouloir trouver les preuves tangibles de l’intérêt de l’artiste pour les livres de Nietzsche ? N’est-il pas incohérent de tenter de débusquer un esprit de système quand le texte source en est lui-même dépourvu ? Ces tracés désordonnés et peu compréhensibles révèleraient plutôt un trait de caractère qui ne surprend guère. Picabia n’étudiait pas les livres de Nietzsche comme le ferait un étudiant, crayon en main ; tout porte à croire que sa lecture quotidienne (?) commençait et évoluait au hasard, pratique jouissive que l’anti-système de Nietzsche autorisait et même légitimait pleinement. Picabia n’était certainement pas un intellectuel qui se plongeait une semaine entière dans l’étude d’un livre, mais il n’était pas non plus un artiste qui ne jurait que par l’émotion ou la sensibilité. À travers les livres qu’il posséda, la philosophie de Nietzsche constitua un ensemble de possibles, dans lequel l’artiste vieillissant puisait à la fois consolation et inspiration. Il le fit très librement, sans jamais se laisser enfermer dans un système et sans vénérer les écrits du philosophe allemand.

Cette insouciance qui confine à l’irrespect trouve une illustration dans l’édition d’Ainsi Zarathoustra que conserve le Comité Picabia. Sur la page blanche qui précède la page de titre, un petit rectangle de papier journal a été collé : la reproduction d’un portrait de Nietzsche, accompagné de cette légende amusante « Ah ! les belles moustaches ». L’inscription au crayon de papier est indéniablement de la main de l’artiste. Comme elle ne présente pas de ponctuation, elle laisse supposer une suite que nous n’avons pas. À l’instar d’autres créateurs, Picabia avait probablement lu ce livre fondateur au moment de sa première parution en français, dans la traduction d’Henri Albert, à l’aube du XXe siècle. Cette édition de 1947 était probablement un rachat. Peut-être s’agit-il du livre choisi par Picabia pour initier sa maîtresse Suzanne Romain à la philosophie de Nietzsche qu’il plagia pour elle dans de nombreuses lettres d’amour ? Cela pourrait éclairer cette moquerie sans conséquence à propos des moustaches de Nietzsche. Cela pourrait surtout expliquer la présence exceptionnelle, au début du livre, de deux annotations inscrites au crayon de papier. Ces ajouts dans le texte sont d’autant plus importants qu’il s’agit des deux seuls exemples connus à ce jour. Ils se trouvent dans cet exemplaire d’Ainsi parlait Zarathoustra, page 30 et page 32 :

1 ) Page 30, le texte nietzschéen se présentait sous forme d’un dialogue :
« Zarathoustra répondit : « Qu’ai-je parlé d’amour ! Je vais faire un don aux hommes ».

Dans la marge, l’artiste a ajouté une précision très personnelle qui est le leitmotiv de toutes ses lettres à Suzanne Romain : « un don d’amour ».

2 ) Page 32, Picabia a souligné les mots péchés, suffisance et avarice dans l’extrait :
« Ce ne sont pas vos péchés, c’est votre suffisance qui clame contre ciel, c’est votre avarice, même dans le péché… ».

À cela, il a associé une phrase écrite en bas de page :
« Nietzsche n’a fait qu’entrevoir ce qu’il fallait voir. Le surhomme doit être Dieu. ».

Par son outrance, la déclaration de Picabia rappelle à nouveau les sacrilèges dadaïstes. Mais son caractère catégorique peut aussi s’expliquer par la volonté de prouver qu’il était en mesure de critiquer Nietzsche, de le prendre en défaut et de le surpasser. Une façon comme une autre de séduire sa maîtresse qui n’était ni artiste, ni intellectuelle ! Ces deux exemples sont surtout caractéristiques des distorsions qui sont infligées à la pensée du philosophe. Celle-ci est retournée comme un gant : contrairement à Zarathoustra qui rejette cette idée, Picabia est prêt à faire un « don d’amour » aux hommes (à Suzanne). Pour lui, le surhomme terrestre – qui surmonte l’homme après la mort de Dieu – devient Dieu à son tour.
Fait intéressant, le portrait viril de Nietzsche avec ses énormes moustaches est reproduit sur les couvertures de deux livres de la bibliothèque de Picabia : Nietzsche et Nice signé par Camille Spiess et surtout le Nietzsche de Lou Andreas-Salomé. Peu connu aujourd’hui, Spiess fut l’auteur de nombreuses études de « biophysiologie » et d’essais « psycho-synthétiques » (10). La présence d’un tel livre est plutôt étonnante. Précisons immédiatement que les seules pages découpées sont au nombre de dix : de la page 48 à la page 57, ce qui en dit long sur l’intérêt que l’artiste y trouva. Ces pages décrivent, sur un mode romanesque, la solitude du philosophe dans le port de Nice alors qu’il travaillait – selon l’auteur – à La Volonté de puissance et à La Généalogie de la morale. Rappelons que Picabia vivait non loin de Nice. Il pourrait s’agir du cadeau d’un proche qui connaissait son intérêt pour le philosophe.
Le portrait de Nietzsche est aussi reproduit dans l’étude de Lou Andreas-Salomé. Mais là n’est pas l’essentiel : tout au long du volume, de nombreuses pages ont été cornées, des passages ont été cochés, ce qui tendrait à prouver que l’étude psychologique de la personnalité du philosophe ainsi que le récit des relations intellectuelles entre Nietzsche et Salomé ont retenu toute l’attention de Picabia. Salomé affirmait par exemple que « la douleur et la solitude étaient deux figures tutélaires qui veillaient sur la destinée de Nietzsche » et que « ses aphorismes et ses livres reflétaient, dans une certaine mesure, la nature de ses souffrances physiques ». Ses thèmes sont fortement présents dans les écrits du « dernier Picabia ». Mais l’artiste a plus spécifiquement mis en valeur deux passages par des signes graphiques placés dans les marges. Ils se trouvent page 45 et page 154.

1 ) Page 45 :
« De toutes les tendances fondamentales de Nietzsche, aucune n’était plus profondément ancrée en lui que son instinct religieux. S’il était né à une autre époque que la sienne, jamais ce fils de pasteur ne serait devenu un libre penseur. »

2 ) Page 154 :
« La toute puissance et la souveraineté de la vérité, sont-elles vraiment si désirables ? … Il faut pouvoir, de temps en temps se reposer de la vérité en se plongeant dans la non-vérité, sans quoi l’existence serait trop fastidieuse. »

Le premier fragment a fait l’objet d’un bref commentaire de William Camfield en note d’un article où il cherchait à comprendre pourquoi les peintures et les textes de Picabia comportent « une quantité considérable d’images et d’allusions chrétiennes » (11). Curieusement l’auteur met l’accent sur l’éducation religieuse de Picabia, en négligeant la notion de libre-pensée qui en découle. N’oublions pas que, pendant ses années d’apprentissage, l’artiste fréquenta les fils de l’anarchiste Camille Pissarro (12) !
L’autre fragment est une citation de Nietzsche dans Aurore dont la thématique sur l’erreur et la vérité fait penser au fameux aphorisme 107 du Gai savoir (« Notre ultime reconnaissance envers l’art »). Picabia s’intéressait fortement à l’idée nietzschéenne de « bonne volonté de l’illusion » : dans un monde où la vérité n’existe pas, l’art est une illusion salvatrice.
De toute évidence, les répercussions cachées de l’œuvre et de la biographie de Nietzsche sur la pensée de Picabia furent considérables. Ce fait est attesté non seulement pas ses emprunts et ses réécritures inavouées qui ont cours entre 1917 et 1950, mais aussi par les livres de sa bibliothèque parisienne. Toutefois, on aurait tort de laisser entendre que la philosophie de Nietzsche ait été pour Picabia un modèle à suivre aveuglément, sans discernement, ni renversement. Bien au contraire, l’approche de l’artiste est à la fois irrespectueuse (un mélange détonant de construction et de déconstruction) et fortement individualiste : il s’agit bien de s’approprier les écrits d’un autre auteur pour pratiquer une « transvaluation » fondamentale des valeurs. C’est également sous cet angle que l’on peut aborder la seconde dédicace fort élogieuse de Louis Scutenaire qui apparaît dans son livre Mes Inscriptions :

« À Francis Picabia, l’un de mes grands hommes, avec toute mon admiration et – puisque je n’ai pas honte de moi-même – toute mon affection. Louis S. »

Or, le premier volume des Inscriptions de Scutenaire, qui paraît en 1945 aux éditions Gallimard sur les instances de Raymond Queneau et de Jean Paulhan et sur les recommandations de Paul Éluard, se présente sous forme d’aphorismes. Par cette phrase sibylline, Scutenaire rendait donc hommage à un « grand homme » (autant dire un maître) qui s’inspirait de Nietzsche, écrivait des aphorismes et pratiquait le collage littéraire, comme lui-même. De la sorte, il établissait un lien de connivence entre leurs approches, bien que Picabia n’ait jamais revendiqué officiellement son étrange filiation avec le philosophe allemand.

NOTES
(1) Ceux-ci avaient pris de l’ampleur à compter de 1927, lorsque le peintre provoquait les surréalistes en écrivant que « Mussolini peut être un fou dangereux, inquiétant » mais « plus sympathique que l’effigie d’un Lénine », voir Francis Picabia, « Une profession de foi de Picabia, Lumière froide », Le Journal des hivernants, janvier 1927, p. 20-21, republié dans Francis Picabia, Écrits critiques, Éditions Mémoire du livre, préface de Bernard Noël, édition établie par Carole Boulbès, Paris, 2005, p. 229-230.
(2) Voir Francis Picabia, Écrits critiques, op.cit., p. 434.
(3)Voir Magritte, La période vache, « les pieds dans le plat » avec Louis Scutenaire, Réunion des Musées Nationaux, Musée Cantini, Marseille, 1992, p. 134-140.
(4) Ce texte initialement prévu pour un catalogue d’exposition en 1946 fut publié dans Le Fait accompli, n° 78, en février 1973.
(5) « La définition d’Éluard touchant l’attitude nouvelle qui incombe au poète, constitue toujours notre façon d’envisager l’activité poétique. », voir Marcel Mariën, Les Corrections naturelles, Librairie Sélection, collection le Miroir infidèle, Bruxelles, 1947, p. 108. Mariën et ses amis rejetaient l’automatisme, associé « au laisser-aller ordinaire de la pensée ».
(6) Rappelons que Picabia souhaita conclure son entretien radiophonique du 18 avril 1950 avec Georges Charbonnier par une chanson de Mayol : « Viens Poupoule » ! Rien de comparable avec l’expressivité souffrante d’Artaud le Mômo...
(7) Jean-Paul Sartre, Visages, Portraits officiels, Seghers, Paris, janvier 1948, p. 33 et p. 40.
(8) Marcel Mariën, Les Corrections naturelles, op. cit., p. 76.
(9) Ibid., p. 80-81.
(10) En 1930, il s’est intéressé, aux « problèmes de l’inversion sexuelle », particulièrement chez Gide…
(11) William Camfield, « Dieu est partout sauf dans les églises, du religieux et du blasphème dans l’œuvre de Picabia », catalogue de l'exposition Francis Picabia, singulier idéal, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris/Musées, 2002, p.74.
(12) Voir Francis Picabia, Écrits critiques, op. cit., p. 21-35.

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