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mercredi 15 octobre 2014

relâche, nancy

"Relâche, Nancy", article publié dans art press n° 409, mars 2014, p. 8-10.

On ne présente plus Relâche, le spectacle qui a retenu l’attention de Rosalind Krauss, William Camfield, Sally Jane Norman et nombre de chorégraphes… Relâche est le 24° et dernier ballet suédois de la compagnie de Rolf de Maré, présenté au Théâtre des Champs-Elysées en 1924. C’est aussi le seul ballet suédois qui accorde une large place au cinéma, avec la projection du célèbre Entr’acte de René Clair. Très novateurs et totalement incompris de la critique, l’argument et la partition écrits respectivement par Francis Picabia et Erik Satie induisaient des répétitions quasi symétriques d’un acte à l’autre, mais aussi des actions dansées sans musique et des pauses. La chorégraphie était signée par Jean Börlin qui interprétait aussi le premier rôle masculin. Mêlés aux spectateurs, la danseuse Edith Bonsdorff vêtue d’une robe de soirée étincelante et neuf danseurs en habit noir et chapeau haut de forme semaient la confusion en passant de la salle à la scène et en se déshabillant devant un portique lumineux aveuglant… Vive la vie ! Bien avant Fluxus, Picabia et Satie inventaient le happening…

JEU SUR LES LIMITES
Il n’est pas toujours facile de saisir l’humour grinçant de ces deux dadaïstes qui préféraient entendre le public crier qu’applaudir… Aujourd’hui, 90 ans après la première, pourquoi remonter les deux actes et les 22 tableaux de Relâche ? Ne risque-t-on pas d’être désarçonné par cette suite d’actions simples – presque ennuyeuses – que Picabia imposait aux danseurs par bravade, pour défier les spectateurs de son temps : fumer, s’asseoir, regarder le décor, se déshabiller, se rhabiller, faire des acrobaties ? Petter Jacobsson (1) et Thomas Caley (2) relèvent le défi avec les danseurs du Ballet National de Lorraine. En 2012-2013, en invitant Mathilde Monnier, Dorte Olessen, La Ribot, Gisèle Vienne, Twyla Tharp et Ingun Björnsgaard, ils avaient mis l’accent sur les créations chorégraphiques des femmes. En 2014, leur volonté de remonter Relâche est aussi un événement. Une première en Europe (après le spectacle de l'Américain Moses Pendleton en 1980). Pourquoi un tel choix ? D’abord, en raison de l’influence de Satie et Picabia sur John Cage, Merce Cunningham et la scène américaine des années 1950. Ensuite, ce « ballet ultra moderne » allait si loin que Rolf de Maré et sa troupe se disaient « dépassés »… Dans l’histoire de la danse, Relâche correspond à un point de non retour qu’il est fondamental d’explorer. Petter Jaccobson emploie le mot de « reconstitution » et non de remake ou de re-enactment, ce qui dit bien sa volonté d’être fidèle, autant que faire se peut, au spectacle initial, sa durée, ses décors et ses costumes. Bien sûr un tel désir atteint vite ses limites : impossible de demander à Picabia et Satie de venir saluer le public à la fin du spectacle dans leur petite voiture, une 5HP Citroën… Le principal acteur de Relâche est la lumière. Mais comment refaire à l’identique ce portique éblouissant constitué de centaines de disques argentés couplés à des ampoules électriques ? Il y a longtemps que l'entreprise Paz & Silva n’existe plus… Très célèbre à l’époque, cette société pionnière dans les enseignes publicitaires parisiennes avait « exécuté les décors lumineux de Relâche » (3).

ARCHIVES
Heureusement, Petter Jacobsson avait gardé le souvenir de ses conversations avec Bengt Häger (1916-2011), le fondateur du Musée de la danse (Dansmuseet) de Stockholm (4). Après une patiente recherche dans les archives de ce musée et d’autres institutions en Europe, il a pu dénicher de nouvelles informations sur la chorégraphie et la musique. La découverte, à la Fondation Carina Ari, d’une partition pour piano inédite a permis de comprendre le jeu entre Jean Börlin et Kaj Smith, « l’autre homme ». Le trio qu’ils constituaient – avec Edith, incarnation de la Femme – se détachait du groupe des huit hommes acrobates… D’autres menus gestes (proposer une cigarette, jeter ses vêtements sur le sol, croiser les pieds, secouer son mouchoir…) ont aussi été notés dans les marges de cette partition. Etant donné le caractère dépouillé du scénario, ces indications ont une grande importance, de même que la répétition des pauses musicales lorsqu’Edith observe les décors.
La lecture de la presse d’époque (plus d’une centaine d’articles de journaux et de revues) que j’ai menée avec Petter Jacobsson a permis d’aborder le spectacle sous l’angle du music-hall et de le comparer aux trépidantes revues du Casino de Paris ou des Folies Bergères, que Picabia et Satie tournent en dérision avec leur faux strip-tease aveuglant. On a pu mesurer les décalages entre le scénario initial et le spectacle que décrivent les journalistes. Ainsi Edith Bonsdorff n’est pas « enlevée dans les cintres », elle marche vers les coulisses sur le dos des hommes ! Au deuxième acte, elle revient sur scène portée sur une civière par deux infirmières, ce qui fait écho au premier acte où Börlin fait son entrée sur un tricycle – en fait, un fauteuil roulant comparable à ceux des grands blessés la Première Guerre mondiale... Tout au long des deux actes, un pompier fume ou transvase l’eau d’un seau dans un autre… Quels sarcasmes à l’égard du danseur et de la danseuse vedettes ! Enfin, on a pu établir de façon presque certaine que le faux panneau noir publicitaire comportait des textes assez injurieux (5) écrits en réserve et éclairés par derrière. Toujours au deuxième acte, de petits cercles réfléchissants étaient fixés sur les maillots blancs des hommes, tandis que Börlin était affublé d’un maillot noir brillant comme un diamant et d'une cagoule, à la manière des vampires dans le film de Louis Feuillade ! Avec ces innombrables effets de reflets, Picabia ironisait sur le clinquant de son époque, peu de temps avant l’ouverture de l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels, en avril 1925.

RÉTROVISEUR
Le soir de la générale, Relâche fit relâche ! Ce n’était pas une blague de Picabia ! Comme à l’habitude, plusieurs ballets suédois d’une durée de quinze à vingt minutes se succédaient dans le même programme. Deux créations de Fernand Léger encadraient celle de Picabia... Jean Börlin aurait d’abord dû danser Skating Rink comme s'il évoluait sur des patins à roulettes, puis briller comme une étoile dans Relâche et enfin évoluer en portant les lourds costumes cubistes de La Création du monde.
A l’Opéra national de Lorraine, la programmation est encore plus vertigineuse : en introduction, Corps de ballet, nouvelle création de Noé Soulier à partir de la technique et du vocabulaire de la danse classique. En seconde partie, Sounddance de Merce Cunningham (1975), chorégraphie très dynamique, « chaos organisé » sur la musique de David Tudor. Et enfin, pour finir en beauté, la reconstitution de Relâche ! On l’aura compris, « remonter dans le temps de 2014 à 1924, établir des relations, regarder l’évolution de la danse comme dans un rétroviseur », tel est l’objectif de Petter Jacobsson.

NOTES
(1) Chorégraphe suédois, directeur artistique du Ballet royal de Suède à Stockholm de 1999 à 2002, Petter Jacobsson crée en 2005 la compagnie Scentrifug avec Thomas Caley. Depuis, 2011, directeur artistique du CCN-Ballet de Lorraine.
(2) Thomas Caley, danseur vedette de la Merce Cunningham Dance Company de 1993 à 2000. Directeur de recherche au CCN-Ballet de Lorraine.
(3) Quelques mois avant l’illumination de la Tour Eiffel par la marque Citroën et Fernand Jacopozzi, quelle plus belle parabole sur le « clinquant » publicitaire de son époque Picabia pouvait-il inventer...
(4) Il en assura aussi la direction de 1950 à 1989, critique de danse, manager de nombreuses compagnies, il a notamment collaboré avec Kurt Joos et Mary Wigman.
(5) « Si cela ne vous plaît pas, vous êtes libres de foutre le camp ». « Allez donc à l’Opéra ou au théâtre français, vous serez servis ». « A la porte on vend des sifflets pour deux ronds… ».

jeudi 2 janvier 2014

Scénario de "Relâche", Francis Picabia, 1924


PREMIER ACTE – Projection. Rideau. Entrée de la Femme
La Femme s’arrête au milieu de la scène et examine le décor.
Musique entre l’entrée de la Femme et sa « Danse sans musique » : Elle est assise, fume une cigarette et écoute le morceau
Danse sans musique de la Femme
Entrée de l’Homme
Danse de la Porte tournante (L’homme et la Femme). Valse. Arrêt
Entrée des Hommes. Danse des Hommes.
Danse de la Femme. Final.

DEUXIÈME ACTE - Musique de rentrée
Rentrée des Hommes
Rentrée de la Femme.
Les Hommes ses dévêtissent (La Femme se rhabille)
Danse de l’Homme et de la Femme
Les Hommes regagnent leur place et retrouvent leurs pardessus
Danse de la brouette (La Femme et le danseur)
Danse de la Couronne (La Femme seule). Le Danseur dépose la couronne sur la tête d’une spectatrice. La Femme rejoint son fauteuil.
Petite danse finale (chanson mimée)

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