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jeudi 1 octobre 2015

au sans pareil : la revue littérature


"Au Sans pareil : la revue Littérature", in Picabia, Man Ray et la revue Littérature, catalogue d'exposition, Centre Georges Pompidou, juillet 2014.

Au commencement, Littérature est une revue de « poèmes et de proses », dirigée par Louis Aragon, André Breton et Philippe Soupault. Ils n’ont guère plus de vingt ans et beaucoup d’ambitions. Seul Soupault a déjà édité, en 1917, un recueil de poésie, Aquarium. Breton n’a pas encore publié son Mont de Piété, ni Aragon son Feu de joie. Leur petite revue à couverture jaune est en dépôt à la Maison des amis des livres d’Adrienne Monnier dans le Quartier latin. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la célèbre librairie-bibliothèque était fréquentée par nombre d’intellectuels, dont André Gide et Paul Valéry. Les deux auteurs, véritables cautions littéraires, se trouvent justement en tête du sommaire du n° 1 (mars 1919), Valéry ayant même suggéré le titre de « littérature » par dérision… Les autres contributeurs sont très célèbres aussi : Léon-Paul Fargue, André Salmon, Max Jacob, Pierre Reverdy, Jean Paulhan, Blaise Cendrars… Les choix des trois jeunes mousquetaires qui cherchent leur place dans le panthéon littéraire parisien sont assez éclectiques.
Très vite, la revue cherche du nouveau en se tournant vers les écrivains du passé. Elle se place sous l’égide de Stéphane Mallarmé (poème « Château de l’espérance » dans le n° 3), d’Isidore Ducasse (édition dans les n° 2 et 3 des Poésies, recopiées à la Bibliothèque nationale) et d’Arthur Rimbaud (publication dans le n° 4 de l’inédit « Les Mains de Jeanne-Marie », acheté à la famille du poète). Essentielle pour André Breton, la parution des Lettres de guerre de Jacques Vaché débute en juillet 1919 dans le n° 5.
Ces choix ne sont jamais commentés : aucun éditorial, aucune note historique et très peu de justifications. Ils inscrivent la revue dans un horizon littéraire qui ne semble pas contestable. Tout cela donne une légitimité à Littérature, qui semble aux antipodes des cabrioles rhétoriques de Dada, cette obscure pochade nihiliste que ses détracteurs assimilaient à un complot contre l’art français fomenté par l’Allemagne. Pourtant, Breton, Aragon et Soupault contribuent aussi à l’Anthologie dada (1) mise en œuvre par Tristan Tzara en mai 1919. D’ailleurs, le poète roumain intervient dans Littérature dès le deuxième numéro, en avril, avec le poème-annonce « Maison Flake » ; dans le n° 4 (juin), Breton reprend la technique dada des mots dans le chapeau, il assemble des expressions toutes faites (empruntées aux journaux) et joue avec la typographie du Corset Mystère. Mais tout cela reste timide jusqu’à la parution du n° 5 (juillet). Là, un énorme slogan détournant une publicité de l’époque institue Tzara « directeur du mouvement Dada » à Zurich… Reprise ensuite, cette réclame est l’une des rares concessions aux exubérantes typographies dadaïstes. Le tiraillement entre le désir et le refus de la consécration littéraire est manifeste, mais un autre hiatus surgit dès les premiers numéros : va-t-on rompre avec les traditions ou les maintenir ? Osera-t-on soutenir l’avant-garde (2) ?

DÉMORALISATION ET CONFUSION
À partir d’octobre 1919, la revue est administrée et diffusée par la maison d’édition « Au Sans Pareil » de René Hilsum, qui avait déjà aidé à sa création. Littérature n° 8 commence à sortir de sa réserve : on critique La Nouvelle Revue française, qui ose propager des « ragots » contre Dada. Les Champs magnétiques de Breton et Soupault, l’un des premiers fleurons de l’écriture automatique, sont publiés sous forme de fragments. Des poèmes d’Apollinaire extraits de la revue futuriste Lacerba sont mis en avant. Paul Éluard et Pierre Drieu La Rochelle font partie des contributeurs. En ouverture du n° 10, on présente comme « un acte nécessaire » le soutien à Marinetti, « inculpé d’attentat à la sûreté de l’État italien ». Très offensif, Tzara signe une « Lettre ouverte à Jacques Rivière » où il revient sur l’invention de Dada à Zurich (3).
Pourtant, dans ce numéro et dans celui du mois suivant, les réponses à l’enquête « Pourquoi écrivez-vous ? » ont une tout autre résonance. Là, au contraire, Littérature cherche à entretenir la confusion en reprenant une tradition journalistique bien connue : recueillir le point de vue de personnalités sur un sujet à la mode. Sollicité par Breton, Picabia se méfie de cette opération de « démoralisation (4) » qui vise à piéger les notabilités du milieu littéraire. Sa première contribution à Littérature tient en treize mots : « Je ne le sais vraiment pas, et j’espère ne jamais le savoir ». Ce pied de nez est d’ailleurs conforme à son refus souvent réitéré des explications… Sa deuxième contribution (n° 12, février 1920) est tout aussi laconique. Il inverse l’ordre des mots pour tordre le cou à la syntaxe, et intitule son poème « Papa fais-moi peur » !
Pourquoi une telle méfiance ? Le 11 décembre 1919, André Breton avait pris contact avec le quarantenaire déjà très renommé pour ses œuvres et ses nombreuses polémiques journalistiques : « Vous êtes des trois ou quatre hommes dont j’approuve entièrement l’attitude et je serais heureux de me compter parmi vos amis. Depuis des mois, je n’avais rien lu avec tant d’émotion que vos Pensées sans langage (5). »
La réponse ne tarde pas. Dans une lettre datée du 22 décembre, deux poèmes sont expédiés au laudateur. Comme d’autres, Breton est attiré par le parfum de scandale qui entoure les déclarations de Picabia. Il y voit probablement un moyen facile d’attirer l’attention sur la revue, qui cherche toujours sa voie entre La Nouvelle Revue française, publiée par Gallimard, Les Feuilles libres, de Marcel Raval, et Dada.
En matière de poésie, Picabia n’est pas un débutant. Édité à Paris en mars 1919, Pensées sans langage est son septième recueil poétique (6). Déjà, L’Athlète des pompes funèbres avait enchanté Tristan Tzara, qui était entré en relation épistolaire avec l’artiste pendant l’été 1918. Son franc-parler et ses expérimentations tous azimuts attiraient la jeune génération, que la mort d’Apollinaire avait laissée orpheline. À l’exemple de son ami, Picabia écrit en vers libres, fait fi de la ponctuation et puise son inspiration dans la vie de tous les jours. Comme un collagiste, il confronte des univers différents (les machines, l’amour) et expérimente, dans sa revue 391 une écriture irrévérencieuse que la critique comparait à du délire. Picabia avait compris l’importance des revues pour la diffusion de ses idées dans l’avant-garde internationale. Éditée à Barcelone, New York, Zurich puis Paris entre 1917 et 1924, 391 était une prodigieuse carte de visite. En fait, Breton se réveille bien tard… Il sollicite la collaboration de Picabia après la publication de ses écrits et de ses dessins par Alfred Stieglitz (Camera Work), Agnes Ernst Meyer et Paul Haviland (291)(7), Marcel Duchamp (The Blind Man), Tristan Tzara (Dada), Raoul Hausmann (Der Dada) et Pierre-Albert Birot (Sic)(8).

MATINÉE DADA ET FORNICATIONS PRÈS DES TABLES
Revue de bonne compagnie et de « considération distinguée (9) », Littérature est tirée à 1 500 exemplaires et compte 200 abonnés en janvier 1920, si l’on en croit une lettre de Breton à Éluard (10). Mais le désir de rupture est toujours aussi fort… Le 23 janvier 1920, le papillon sort enfin de sa chrysalide : « Le Premier Vendredi de Littérature » affiche ouvertement le ralliement à Dada. Une matinée est organisée sous l’impulsion de Tzara – arrivé à Paris une semaine plus tôt – et de Picabia, qui avait rencontré certains acteurs du Cabaret Voltaire à Zurich. Là aussi, on lit des poèmes sur scène. On prévoit d’exhiber les toiles de Juan Gris, Giorgio De Chirico, Fernand Léger, Georges Ribemont-Dessaignes. Avec sa légende L.H.O.O.Q., Le Double Monde de Francis Picabia (collection du Musée national d’art moderne, Centre Pompidou) suscite de vives protestations… D’autres manifestations parisiennes suivront à la Maison de l’œuvre (« Manifestation dada », le 27 mars 1920) et à la Salle Gaveau (« Festival dada » le 26 mai 1920).
Parallèlement, le 10 janvier 1920, Au Sans Pareil s’installe avenue Kleber et s’agrandit : ce sera une galerie d’exposition pour les tableaux dadas, une librairie où les publications dada (notamment la revue Cannibale, de Picabia) ainsi que les livres de la collection « Littérature » seront diffusés. Breton n’a pas perdu son temps : Mont de Piété, son premier recueil poétique, a été publié en 1919, juste après l’inédit de Rimbaud, qui s’est très bien vendu. Hilsum imprima ensuite les lettres de Vaché et les poèmes de Soupault et Cendrars… Feu de joie, d’Aragon, est édité en 1920. Et Picabia ? Hilsum avait édité son Unique eunuque à compte d’auteur en février de la même année, mais il refusa de publier Jésus-Christ-Rastaquouère, qu’il trouvait anticlérical (11). En mai, Littérature avait pourtant annoncé la publication de Fornications près des tables, de Picabia. Quelle est donc cette nouvelle bravade ? Dans le dernier Littérature administré par "Au Sans Pareil" (mai 1922), une vingtaine d’ouvrages d’« auteurs maison », de Louis Aragon à Marcel Willard, sont listés, mais on ne trouve évidemment aucune trace de Fornications dans le catalogue… Libertin et sacrilège, Picabia était connu pour ses propos grivois. Tout le monde avait en mémoire sa polémique avec Sandberg, qui avait escamoté les titres érotiques de ses dessins mécaniques au Cirque d’hiver en 1919 ! Le malentendu est évident : tandis que Picabia privilégie les déclarations à l’emporte-pièce et les propos licencieux, ses amis apprécient le mystère et les mystifications. Philippe Soupault était particulièrement hostile aux rôles que Picabia, costumier et metteur en scène, lui faisait jouer sur scène et aux grossièretés de ce « snob qui ne participe physiquement à aucune manifestation (12) ».

CRISE 1
En mai 1920 Dada triomphe ! Littérature édite « Vingt-trois manifestes du mouvement dada », de Louis Aragon, André Breton, Tristan Tzara, Hans Arp, Paul Éluard, Philippe Soupault, Walter Serner, Paul Dermée, Georges Ribemont-Dessaignes, Walter Conrad Arensberg et Céline Arnault, seule femme de l’aventure… Picabia n’est pas en reste. Il publie « Dada philosophique », une suite de sentences réparties en chapitres comme un chant nietzschéen. Apparemment anodine, l’affirmation « Dada est Tzara », « Dada est Picabia » dit tout haut ce que pense l’artiste. D’ailleurs, le journal Comœdia (13) ne manque pas de valoriser les deux « chefs » et de ridiculiser les suiveurs : Breton, Aragon, Soupault… Est-ce à cause de ces fourberies que les luttes intestines commencent ? En tous cas, dès le 3 juillet 1920, dans une lettre adressée à Tzara, Picabia reproche Au Sans Pareil de cacher leurs livres et leurs journaux. Il incrimine Breton (14).
Les relations se dégradent encore lorsque ce dernier livre son plaidoyer « Pour Dada » à La Nouvelle Revue française (15). Dans cette défense et illustration du mouvement, le théoricien se sert de poèmes de Soupault, Tzara, Éluard, Aragon et… Picabia. De plus, il emprunte pour la première fois le terme « surréaliste » à Guillaume Apollinaire. Évidemment, une telle opération de légitimation intellectuelle n’est pas du goût du peintre, qui, contrairement à Tzara, suspend sa collaboration à Littérature, jusqu’à la parution du n° 4 de la nouvelle série, en septembre 1922. Pressent-il déjà la tournure autoritaire que s’apprête à prendre Dada, avec ses tribunaux fantoches et les actes du procès de Maurice Barrès reproduits dans les pages du n° 20 en août 1921 ? Toujours est-il que la rupture est annoncée dans la presse dès le mois de mai : Picabia se sépare des Dadas, qu’il attaque vertement dans Comœdia. En juillet, Funny Guy enfonce le clou : il édite un « supplément illustré » de 391, Le Pilhaou-Thibaou, numéro unique particulièrement virulent où l’on remarque les signatures d’Erik Satie et de Marcel Duchamp. Ce même été, Aragon – qui prépare l’internat de médecine – quitte la direction de Littérature. L’auteur du roman Anicet ou le Panorama (édité par la NRF au tout début de l’année 1921) continue néanmoins à délivrer des articles corrosifs dans la lignée de « À bas le clair génie français » (n° 19, mai 1921). La revue est en crise : René Hilsum supporte de plus en plus mal l’autoritarisme d'André Breton, qui met à l’index certains auteurs de la collection « Littérature » (16). Une nouvelle formule est inaugurée en mars 1922, avec un dessin de Man Ray en couverture. Une deuxième enquête est lancée, sans conviction : « Que faites-vous lorsque vous êtes seul ? » La seule réponse – « Est-ce la fin de la blague car je dors énormément ! » – est de Picabia, évidemment.

CHOCS VISUELS ET LITTÉRAIRES : « Picabia dit dans Littérature »
André Breton a compris qu’il ne peut transiger avec le loustic. S’il veut profiter de ses largesses et de son aura, il doit lui donner carte blanche : la réconciliation a lieu au tout début de l’année 1922. Son nouvel objectif étant de « sortir » de Dada et de défendre « l’esprit moderne » lors du Congrès de Paris, il rédige « Lâchez tout » (n° 2, nouvelle série, avril 1922), véritable déclaration d’amour à Picabia à qui il pardonne même ses « quelques boutades sur [s]on compte » ! Finalement, le dernier verrou saute en mai : « Soupault m’abandonne la direction de Littérature, en sorte que les interminables discussions à votre sujet prendront fin (17). » André Breton a enfin les mains libres et un nouvel administrateur célèbre : la Librairie Gallimard.
Feu vert ! La reprise en main par Picabia est visible. À partir du n° 4 (septembre 1922), et jusqu’en juin 1924, à la demande de Breton, le chapeau magique de Man Ray disparaît de la couverture pour laisser place à des illustrations plus choquantes, qui semblent en phase avec le symbolisme érotique et les contrastes violents de La Nuit espagnole, peinture de 1922. La nouvelle stratégie de Breton passe aussi par un changement d’alliances : Tzara, qui s’est désintéressé du Congrès de Paris, est désormais vu comme un imposteur, coupable d’avoir détourné l’invention de Dada au détriment d’Hugo Ball et de Richard Huelsenbeck. Le directeur de Littérature entend établir « clairement (18) » cette nouvelle « vérité ». Des extraits d’En avant Dada, de Huelsenbeck, sont donnés. Partant de la même volonté de liquider le mouvement, Aragon en fait un objet historique, qu’il place au centre de son Projet d’histoire littéraire contemporaine. Sans égard pour le couturier Jacques Doucet, il divulgue le plan de cet ouvrage, que le mécène lui a commandé (19). À la suite, Picabia dicte ses nouveaux mots d’ordre : refus de la mode, de la spéculation et de la gloire. Il faut « s’inspirer de la vie ». Sous l’impulsion de l’artiste, qui rêve du triomphe de « l’homme brut », le ton devient très agressif, notamment lorsque Robert Desnos prend Jean Cocteau pour cible. Presque injurieuses, les idées sont exprimées sans détour. Parallèlement, le défi d’une prose anticléricale, directe et sans concession est relevé par Desnos dans « Pénalités de l’enfer » et par Jacques Baron dans « La journée des mille dimanches ». Les vieux projets refont surface : comme s’il s’agissait d’une reformulation ou d’une suite de Fornications près des tables, Littérature prévoit la parution de la première plaquette du Maquereau clergyman de Picabia, qui, hélas, ne vit jamais le jour…

RROSE SÉLAVY
Dès le mois suivant, un nouveau tournant est amorcé dans le n° 5. Pour le dessin de couverture, particulièrement sacrilège, Picabia détourne Mars et Vénus de Sandro Botticelli. Il écrit « Un effet facile » et « Billets de faveur », de style aphoristique, et se délecte de sous-entendus : « Pour qu’un homme ne soit plus intéressant, il suffit de ne pas le regarder. » Mais là n’est pas l’essentiel. Sur la demande de Breton (lettre du 13 août 1922), l’artiste avait sollicité la collaboration de Marcel Duchamp. Distillées au fil des pages, les six contrepèteries de Rrose Sélavy ponctuent le numéro et provoquent soudainement des courts-circuits sémantiques. Pour André Breton, c’est un cataclysme, une révélation aussi forte que les phrases dictées par René Crevel et Robert Desnos pendant leur sommeil hypnotique. Dans « Entrée des médiums » (n° 6, octobre 1922), il formule la toute première définition du surréalisme comme « automatisme psychique qui correspond assez bien à l’état de rêve ». En décembre, toujours animé par ce désir inextinguible de théorisation, il revient sur le cas Marcel Duchamp dans « Les mots sans rides » (n° 7, décembre 1922). Il vante la « rigueur mathématique » et « l’absence de l’élément comique » [sic] de ses « jeux de mots ». Quant à Desnos, qui avait livré son premier récit onirique dans le n° 5, il se prétend en communication télépathique avec Rrose Sélavy, ce qui ne manque pas d’amuser l’intéressé (20) ! Littérature devient le réceptacle d’un puissant flot de paroles : neuf pages de « phrases de rêve » écrites par Desnos sous la « dictée » de Rrose sont introduites par Breton, qui conclut, définitif : « Les mots, du reste, ont fini de jouer. Les mots font l’amour. » En effet, la rencontre de l’automatisme de 1919, de l’onirisme et des jeux de mots est explosive : ajoutez un brin de Rimbaud (le voyant) et une pincée de Lautréamont (le plagiaire), et le nouveau-né surréaliste triomphe ! Picabia, qui donne en couverture le célèbre dessin « Lits et ratures », ne peut accepter ce processus si contraire à ses envies « instantanéistes » : jouir de la vie hic et nunc. Il refuse d’être annexé aux ambitions du jeune théoricien du surréalisme… D’ailleurs, deux ans plus tard, dans son roman Caravansérail (1924), il se moque très ouvertement des expériences médiumniques de Breton et de ses amis. Dans le n° 17 de 391 sur le « superréalisme » (en mai 1924), il ridiculise l’« hyperpoésie » que leur inspire le culte de Rimbaud et des grands écrivains du passé…

CRISE 2
Néanmoins, le n° 8 (janvier 1923) avec sa gerbe de têtes d’hommes en couverture et ses aphorismes sulfureux (« Dieu a inventé le concubinage. Satan le mariage »), est encore très marqué par la griffe ironique de Picabia. Le polémiste signe une critique virulente de la morale et des honneurs, intitulée « Francis merci ! » Il relate sa visite en compagnie d’André Breton et de sa femme de « L’exposition coloniale », « cimetière écœurant dont nous sommes les cadavres ». Unis par la même férocité, Aragon et Picabia se livrent à une cabbale contre Marcel Proust, peu de temps après son décès, survenu en novembre. C’est aussi une façon de s’opposer à Philippe Soupault, sage directeur de La Revue européenne (avec Valéry Larbaud, Edmond Jaloux et André Germain), qui avait rendu hommage à l’écrivain dans La Nouvelle Revue française (21). Particulièrement violent, le pamphlet d’Aragon « Je m’acharne sur un mort » fait suite aux récriminations de Picabia contre l’auteur de la Recherche du temps perdu, qu’il « n’aime pas ».
Pourtant les dissensions ne tardent pas. En quête d’une expression moins élitiste (« La poésie doit être faite par tous. Non par un », avait écrit Lautréamont), les surréalistes multiplient les expériences d’écriture collective en poésie, au théâtre… Individualiste à l’esprit gouailleur, Picabia se tient à distance des communautés d’artistes, des maîtres à penser et des mots d’ordre. On en a une belle illustration dans le n° 9 (février 1923) : alors qu’André Breton, Robert Desnos et Benjamin Péret rédigent « Comme il fait beau ! » (étrange pièce de théâtre animalière, avec apparition d’un « silexame à tête de fourchette »), Picabia vomit ses « états d’âme », il se déchaîne contre l’« académisme » et les cubistes, « charpentiers constructeurs » qui « élèvent un échafaudage autour d’une cathédrale construite par Ingres »…

Picabia n’avait pas un rapport simple aux artistes, ses amis, ses rivaux. Et sans doute en était-il ainsi avec Pablo Picasso, son compère espagnol (dont une œuvre illustrait le n° 10). S’il soutenait le travail photographique novateur et déroutant de Man Ray dans 391 et sûrement aussi dans Littérature, il était probablement moins enthousiasmé par Max Ernst, peintre et poète comme lui. À l’occasion de son exposition Au Sans Pareil en mai 1921 (Picabia rompt justement avec Dada à cette date), l’artiste allemand est élu homme des « possibilités infinies » par André Breton. En avril 1920, pour son propre catalogue d’exposition lors de l’inauguration du lieu, Picabia n’avait pas eu cette chance : la préface était rédigée par Tristan Tzara… Mis à part les dessins de couvertures tapageuses, l’artiste n’a pas su imposer son œuvre plastique. Si Littérature n° 6 incluait une reproduction de Phosphate, une des épures mécanomorphes de 1922, le n° 8 fait la part belle à Max Ernst, avec deux dessins au trait qui semblent bien plus romantiques et mystérieux que le style brutaliste de son aîné. Ce sera encore le cas lors de l’importante livraison d’octobre 1923 (n° 11), avec ses 49 pages entièrement consacrées à la poésie. En lieu et place des vignettes qu’il avait demandées à Picabia (courrier du 8 août 1923), Breton retient les illustrations surréalistes de Max Ernst pour ponctuer la prose de Robert Desnos, Benjamin Péret, Roger Vitrac, Georges Limbour, Max Morise, Germain Nouveau, Paul Éluard, Joseph Delteil, Philippe Soupault et Louis Aragon.
Max Ernst publia un texte en français intitulé « Etna » ; Picabia présenta trois poèmes : « Colin-Maillard », « Irreceptif » et « Bonheur nouveau ». Pour cette ultime contribution littéraire, il fit un étrange constat : « Je me sens le devoir de devenir un type contraire – contraire à tout. » Cette confession pourrait expliquer bien des choses : conscient de n’être qu’une caisse de résonance pour la mise en valeur du directeur de Littérature, l’ironiste avait fourni douze dessins d’objets quotidiens accompagnés de légendes publicitaires, qui préfigurent le Pop Art (22)… Breton refusa de les publier, comme il évita aussi de soutenir le roman Caravansérail qu’il jugea fort « ennuyeux ». En 1924, tandis que Francis Picabia fomentait sa vengeance en préparant la bombe à retardement du ballet Relâche, André Breton – après Aragon – pénétrait dans le cénacle des auteurs de La Nouvelle Revue française avec Les Pas perdus, son recueil d’articles publiés en majeure partie dans… Littérature.

NOTES
1. « L’Anthologie dada » est le titre général de Dada n° 4/5, publié à Zurich en mai 1919. La revue était dirigée par Tristan Tzara depuis 1917. Parmi les contributeurs, on note aussi les noms de Reverdy, Cocteau et Radiguet.
2. Seul « Palet », ouvre un champ critique plus belliqueux à partir de Littérature n° 4.
3. La Nouvelle Revue française avait refusé de publier ce texte, bien que Tzara exerçait son droit de réponse à la note « Mouvement dada » publiée le 1er septembre 1919.
4. « Il y a un mot que je prononce souvent, ainsi que Tzara, celui de démoralisation. C’est à cette démoralisation que nous nous appliquons, Soupault et moi, dans Littérature » (lettre de Breton à Picabia du 5 janvier 1920, dans Michel Sanouillet, Dada à Paris, Paris, Flammarion, 1993, p. 540-541). En guise d’explications, Breton ajoute : « Nous ne nous servons de Gide, Valéry et de quelques autres que pour les compromettre et augmenter autant que possible la confusion. »
5. Lettre de Breton à Picabia, 11 décembre 1919, ibid., p. 537. Pourtant le compte-rendu sur Pensées sans langage est signé par Tzara sous le titre « Pic(3f9p1)bia » dans Littérature, première série, n° 10, décembre 1919, p. 28.
6. Pendant son exil en Suisse, Picabia avait déjà édité cinq recueils de poèmes à Lausanne et à Bégnins entre 1918 et 1919 ; voir Francis Picabia, Poèmes réunis et présentés par Carole Boulbès, Paris, Mémoire du livre, 2002.
7. Rappelons qu’à New York, en 1915, le n° 5-6 de la revue 291 avait été transfiguré par les portraits mécaniques de Picabia. Voir Carole Boulbès, Picabia. Le saint masqué, Paris, Jean-Michel Place, 1998, p. 11-27.
8. Voir Francis Picabia, Écrits critiques, réunis et présentés par Carole Boulbès, Paris, Mémoire du livre, 2005, p. 243 et suivantes.
9. André Breton, « Clairement », Littérature, nouvelle série, n° 4, 1er septembre 1922, p. 1-2.
10. Voir Marguerite Bonnet, « Littérature et le reste », Littérature, réédition, vol. 1, Paris, Jean-Michel Place, 1978, p. IX.
11. Voir Pascal Fouché, Au Sans Pareil, Bibliothèque de littérature française contemporaine de l’Université de Paris 7, 1983, p. 20-24. En effet, Jésus-Christ Rastaquouère fut publié par Jacques Povolozky, directeur de la galerie de La Cible.
12. Voir Philippe Soupault, Littérature et le reste, 1919-1931, Paris, Gallimard, 2006, p. 336.
13. Voir Georges Casella, « Manifestation dada », Comœdia, 29 mars 1920, p. 2.
14. « Littérature se fout de nous. Le Sans Pareil cache nos livres et nos journaux […] Breton est un comédien achevé […] J’ai refusé de collaborer à Littérature et suis décidé à l’avenir à ne leur donner aucune copie » (lettre de Picabia à Tzara, 3 juillet 1920, dans M. Sanouillet, Dada à Paris, op. cit., p. 530-531).
15. Cet article précédait celui de Jacques Rivière, « Reconnaissance à Dada », dans La Nouvelle Revue française du 1er août 1920.
16. Voir P. Fouché, op. cit., p. 35.
17. Voir la lettre de Breton à Picabia de mai 1922, reproduite dans M. Sanouillet, Dada à Paris, op. cit., p. 559.
18. Voir A. Breton, « Clairement », op. cit.
19. Aragon rédigea partiellement cet essai d’histoire littéraire, mais ne le divulgua jamais. Le livre a finalement été publié aux Éditions Gallimard en 1994 à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, sous la direction de Marc Dachy.
20. Duchamp parla d’« élucubrations » et suggéra que Desnos demande la main de Rrose ! Voir André Breton, Œuvres complètes, t. 1, édition établie par Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 1315.
21. P. Soupault, « Marcel Proust à Cabourg », La Nouvelle Revue française, n° 112, numéro spécial d’Hommage à Marcel Proust, janvier 1923.
22. Voir Jean-Jacques Lebel, « Éloge du Funny Guy, l’inventeur du Pop Art », cat. expo., Paris, Galerie 1900-2000, 2007, p. 14-31.

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