tag:blogger.com,1999:blog-49265072784403489262024-03-14T02:05:27.357-07:00carole boulbèsconférences, articles, livrescarole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.comBlogger33125tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-24069947172549856322023-04-28T01:00:00.020-07:002023-06-02T07:04:26.560-07:00Francis Merci ! Picasso parle.<b>Communication lors du symposium « Picasso, un poète qui a mal tourné »,
organisé par Serge Linarès (Université Sorbonne Nouvelle), Androula Michael
(UPJV-CRAE) et Jessica Jaques (Université Autonome de Barcelone), décembre
2020. </b><div><br /></div><div>
Comparer la carrière de deux artistes n’est pas chose facile, même si les
ressemblances des noms piquent l’oreille, même si l’Espagne constituait un
terreau commun, même si les deux Pica partageaient un goût prononcé pour la
peinture de corridas. D'ailleurs, dans un courrier du 18 octobre 1917, Picasso affirme avoir rencontré Picabia à Barcelone lors des « courses de taureaux ». </div><div>Pour les origines, c’est assez simple, Picabia est né en 1879 à Paris et Picasso
deux ans plus tard à Malaga. Tandis que Francis a été l’ami indéfectible de
Marcel Duchamp et de Man Ray, on ne peut pas en dire autant de son amitié avec
Picasso. D’ailleurs les deux textes que nous avons choisi de comparer en
apportent la preuve : entre les deux Pica, il y eut beaucoup de rivalités,
rivalités pour les femmes, rivalités pour la peinture, même si des photographies
surprenantes nous présentent les deux artistes côte à côte, en famille et en
maillots de bain, sur les plages de la Côte d’Azur au milieu des années 1920. </div><div><br /></div><div><b>Les piques de Pharamousse alias Picabia </b></div><div>Le titre de cette communication n’est
pas une boutade. En 1923, lorsque Picasso accepte pour la première fois de
communiquer sa conception de l’art à une revue, Picabia a déjà publié un grand
nombre de poésies et d’articles critiques sur l’art. Le tout premier fut édité en
1907 dans <i>Le Gaulois du dimanche</i>. Par comparaison, c’est seulement en
1935, à l’âge de cinquante-quatre ans que Picasso se lance dans une production
écrite (plus de 350 poèmes et 3 pièces de théâtre) qui perdurera jusqu’en 1959. </div><div><br /></div><div>Pendant l’année 1922-1923, Picabia contribue très régulièrement aux journaux
<i>Comœdia, L’Ère nouvelle </i>et <i>Paris-Journal</i>. Il n’est pas rare que ses
articles truffés de bons mots, d’anecdotes et de règlements de compte envers
Jean Cocteau, Fernand Léger, Robert Delaunay, Albert Gleizes ou André Breton
soient publiés à la une, pour amuser la société des années « folles ». De
surcroît, Pharamousse contribue à une foultitude de revues d’avant-garde,
notamment à <i>Littérature</i>, qui, en 1920, sous la houlette d’André Breton,
publie « 23 manifestes du mouvement Dada ». Dès janvier 1917, Picabia avait créé
<i>391</i>, une revue de faible pagination (4 à 8 pages) d’obédience dadaïste et
internationaliste. Faisant référence à la revue new-yorkaise <i>291</i>, elle
accueillit jusqu’en 1924 des contributions françaises, espagnoles, américaines,
suisses, belges… Dans <i>391</i>, les piques adressées à Picasso sont fréquentes et
plutôt féroces. Elles perdurent pendant plusieurs années, comme si le frère
ennemi dada attendait une réaction de son benjamin cubiste. Dès le premier
numéro de <i>391</i>, Pharamousse insère cette brève dans sa rubrique
internationale « Odeurs de partout » : </div><div><br /></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>« Picasso repenti. – Au moment où les
nationaux de France, d’Espagne et d’Italie revendiquent simultanément l’honneur
de le compter pour un des leurs – Il est en effet espagnol par son père, italien
par sa mère et français par éducation – Pablo Picasso à qui le mage Max Jacob
vient de révéler les origines germaniques du cubisme, a décidé de retourner à
l’école des Beaux-Arts (atelier Luc-Olivier Merson). L’Élan a publié ses
premières études d’après modèle, Picasso est désormais le chef d’une nouvelle
école à laquelle notre collaborateur Francis Picabia, n’hésitant pas une minute,
tient à donner son adhésion. Le Kodak publié ci-dessus en est le signe solennel. »</b></span> </div><div><br /></div><div>Deux mois plus tard, Picabia écrit que Picasso s’est lui-même sacré roi (en
raison de la noblesse de ses origines) ! et il n’hésite pas à lui attribuer la
déclaration suivante : </div><div><br /></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>« Apôtre de toute liberté, j’ai pourtant reconnu
l’autorité des maîtres. Et je dois tout à Léonard de Vinci, Greco, Goya, les
sculpteurs grecs et nègres, Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, mon marchand
de couleurs et M. Kahnweiler. »</b></span> </div><div><br /></div><div>Ses critiques portant fréquemment sur
l’arrivisme des artistes et leur annexion au marché de l’art et aux galeries
d’exposition, Picabia s’attaque aussi aux marchands. En février 1919, puis en
juin 1921, toujours aussi ironique, il se moque de Paul Rosenberg, le galeriste
de Picasso :</div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« PARIS – L’intelligence de Rosenberg grandit, il comprend de mieux
en mieux la peinture Cubiste – Picasso est certainement le plus grand artiste
peintre du Monde entier. » </span></b></div><div><br /></div><div>Pour parachever le tout, il enfonce le clou dans
<i>Littérature</i> en 1922 : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« Rosenberg porte le cubisme comme Jésus portait la
croix. Georges Braque est le bedeau de la cathédrale, Picasso en est le
bénitier, Rosenberg l’hostie, Kahnweiler le tronc pour les pauvres. »</span></b> </div><div><br /></div><div>C’est
évident, Francis « cherche » Pablo, il veut l’inciter à prendre position. Si
<i>391</i> était une revue d’avant-garde relativement confidentielle, changeant
de lieu de publication en fonction des déplacements de son rédacteur en chef,
tel n’était pas le cas de la revue <i>Littérature</i> diffusée par la maison
d’édition parisienne Au Sans pareil. </div><div><br /></div><div>Pablo publie son premier article en 1923,
par l’intermédiaire d’un proche de Picabia, le Mexicain Marius de Zayas.
Personnalité de l’avant-garde new-yorkaise, il fut auprès d'Alfred Stieglitz, Paul
Haviland et Agnès Meyer l’un des piliers de la luxueuse revue <i>291</i> qui
s’autorisait des expérimentations peu habituelles : en 1913, Braque et Picasso
illustrèrent les poèmes de Max Jacob de leurs dessins cubistes tandis que
Picabia, en 1915, réinventait l’art du portrait en transformant les membres du
groupe new-yorkais en machines pré-dadaïstes. </div><div>Par ailleurs, Marius de Zayas
dirigeait la Modern gallery que l’on peut voir comme un prolongement de la
galerie 291 d’Alfred Stieglitz, où les œuvres de Georges Braque, Picasso et
Picabia étaient exposées. En 1923, Marius de Zayas transmet les propos de Picasso
à <i>The Arts</i>, revue new-yorkaise de facture beaucoup plus classique que
<i>291</i>. Recueillis en espagnol, ceux-ci seront traduits en anglais et publiés dans le 5° numéro du volume III, de mai 1923. Notons que Picasso n’a jamais
désavoué ces propos rapportés.
<div class="separator" style="clear: both;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjX6qHlbLnGKz2E2S6OE6-l7yHjQfyllv1R_6x06TIdaUCNgGxdIUvmfR3zy0Ig-A9Y6khEXDBxIyVQMQbXe5E9EtNqHoGAn2GzOvoDTj9TUJvFXj8HEhkg_4GLwp6j3U4qbafo6OfhRU9MO6Y4LJhmvtC-meYUiznVOFtNUS23gyCDD1HqeXuE4edY/s650/16-550467.jpg" style="display: block; padding: 1em 0px; text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="650" data-original-width="449" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjX6qHlbLnGKz2E2S6OE6-l7yHjQfyllv1R_6x06TIdaUCNgGxdIUvmfR3zy0Ig-A9Y6khEXDBxIyVQMQbXe5E9EtNqHoGAn2GzOvoDTj9TUJvFXj8HEhkg_4GLwp6j3U4qbafo6OfhRU9MO6Y4LJhmvtC-meYUiznVOFtNUS23gyCDD1HqeXuE4edY/s320/16-550467.jpg" /></a>
</div></div><div style="text-align: center;"><span style="font-size: x-small;">
1- Pablo Picasso, <i>Portrait d’Olga dans un fauteuil</i>, 1918. Huile sur
toile, 130 x 88 cm.
</span></div><div><div class="separator" style="clear: both;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhfBIZ6mlMCYYL4CUjgNdzHr6v_66rLGkDadhrmNfCsZpbgvuTQDzbmEw783G_ftYBwVT2V45S4hxFk41UlwEWQ5IyH-YVN9Uc0vTJyDMyrC-BU2_CMEzE6SWDpki1Mq5QW2wYSEIcCBd9pcFiLYBqXJk7bBVOx9Oan8_t6yqLsjevI5YpsS3NJ4qp4/s538/16-515535-web.jpg" style="display: block; padding: 1em 0px; text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="538" data-original-width="403" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhfBIZ6mlMCYYL4CUjgNdzHr6v_66rLGkDadhrmNfCsZpbgvuTQDzbmEw783G_ftYBwVT2V45S4hxFk41UlwEWQ5IyH-YVN9Uc0vTJyDMyrC-BU2_CMEzE6SWDpki1Mq5QW2wYSEIcCBd9pcFiLYBqXJk7bBVOx9Oan8_t6yqLsjevI5YpsS3NJ4qp4/s320/16-515535-web.jpg" /></a>
</div><span style="font-size: x-small;"><div style="text-align: center;">2- Pablo Picasso, <i>Paul en Arlequin</i>, 1924. Huile sur toile, 130 x 97,5 cm.</div></span></div><div><br /></div><div><br /></div><div>Le caractère oral de ce témoignage apparaît
clairement dans le choix du titre « Picasso speaks » (Picasso parle). Il ne
s’agit évidemment pas d’une réponse directe aux récriminations de Picabia à
propos de la cathédrale du cubisme et ses marchands. Il ne s’agit pas non plus
de défendre le style classique des Beaux-Arts de Paris représenté par la
peinture de Luc-Olivier Merson, grand prix de Rome en 1869. Pour parodier le
réalisme épuré de Picasso qui le mena, en 1918, au
<i>Portrait d’Olga dans un fauteuil</i> [fig. 1], puis au célèbre
<i>Paul en Arlequin</i> [fig. 2] de 1924, Picabia avait, comme on l’a vu,
inventé la notion de « Portrait Kodak ». Ce procédé bien connu des photomonteurs
consistait à associer le dessin d’un corps avec un visage capturé par la
photographie [fig. 3]. </div><div>Dans « Picasso speaks », l’objectif de Pablo est tout
autre : il entend énoncer ce qu’est le cubisme et ce qu’il veut. En ce sens,
c’est un article à visée pédagogique. </div><div><br /></div><div><b>Les réfutations de Picasso </b></div><div>Pour
Marie-Laure Bernadac et Androula Michael, ce premier texte est « une tentative
de clarification de sa pensée », Picasso cherche à « dissiper les malentendus »
à propos du cubisme, il cherche à expliquer son approche et surtout à réfuter
toutes les erreurs d’appréciation du spectateur qui « ne comprend pas ». Ainsi,
Picasso rejette tour à tour « l’esprit de recherche », « les expérimentations »,
les « élucubrations », le « naturalisme », le « progrès » et « l’évolution »
ainsi que la « quête d’un idéal inconnu ». Il récuse les « mises en relation
avec les mathématiques, la trigonométrie, la psychanalyse, la chimie, la musique
». </div><div><br /></div><div>De toute évidence, il voit la peinture comme un art autonome, qui trouve ses
ressources en elle-même. Il s’agit de « trouver quelque chose ». Il n’y a pas de
« formes abstraites ou concrètes », cette catégorisation ne veut rien dire. Le
travail n’évolue pas, il varie, et présente des hauts et des bas. « L ’art est
un mensonge », affirme-t-il, mais il y a une véracité des mensonges. Pour être
compris le cubisme nécessite un effort de compréhension. Les cubistes ont
simplement les « yeux et cerveau ouverts sur notre environnement ». </div><div>Le ton de
l’article est des plus sérieux, car il s’agit de convaincre en exposant ses
positions. Pourtant, par rapport à l’invention du terme « cubisme » en 1909 par
Charles Morice, quatorze années se sont écoulées. Quatorze années sans apporter
la moindre explication, c’est fort long, même pour un artiste qui, selon
Androula Michael, faisait « preuve d’un certain mutisme au cours de
l’élaboration d’un travail ». Contrairement à Picabia qui signe presque
quotidiennement des textes d’humeur et se plonge dans moult querelles avec
délectation, Picasso – peut-être parce que le français n’est pas sa langue
maternelle – semble avoir besoin de beaucoup de recul pour parler de ses œuvres
et tirer les conséquences de ses expériences. Ou peut-être se méfiait-il des
traductions ? En tous cas, une telle prudence lui a évité les contradictions et
les revirements intempestifs dont Picabia, le « peintre-poète », était coutumier
! Retenue de l’un, frénésie d’écriture de l’autre, cette différence semble
essentielle.
<div class="separator" style="clear: both;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj0M9o_jkHNshw1n8JbSWY6djzgneRkmEpHC6ikxVou4qLDYNVPUjEeYMlkx7Jf3bh5hMyrel37YADzK67rHlHO40j-2OpbehqSO-lRSyeIxq4y_XW9Il23EsEam9Z6E52YNeb97rM6SA6YIOZQLXmsOgrZq9DMcPv6ZXnSbZ0qzVTKwwJW_ixBSIyv/s638/CP.png" style="display: block; padding: 1em 0px; text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="638" data-original-width="406" height="281" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj0M9o_jkHNshw1n8JbSWY6djzgneRkmEpHC6ikxVou4qLDYNVPUjEeYMlkx7Jf3bh5hMyrel37YADzK67rHlHO40j-2OpbehqSO-lRSyeIxq4y_XW9Il23EsEam9Z6E52YNeb97rM6SA6YIOZQLXmsOgrZq9DMcPv6ZXnSbZ0qzVTKwwJW_ixBSIyv/w179-h281/CP.png" width="179" /></a><div style="text-align: center;"><span style="font-size: x-small;">3 - Carte postale allemande éditée par la NPG, postée en 1916.</span></div></div><div class="separator" style="clear: both;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg52HRjQ7jIKBrSokKfa3odugtEPbEcz_eKLbHdLWPCjfB39E_BbaPVN98zqbTcs1Qw4ZeFvOqIcl1fV8M9wRZ-J1rSqLPm1IsG5VaBRh-YwXFJW6ZUkKv7K1a1DAg9kpFzHhTwW9pNFJl_aIFS19PjjEB0P3vaHO604I6_koDCOEW0T3hg7soByaOw/s760/index.jpeg" style="display: block; padding: 1em 0px; text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="760" data-original-width="471" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg52HRjQ7jIKBrSokKfa3odugtEPbEcz_eKLbHdLWPCjfB39E_BbaPVN98zqbTcs1Qw4ZeFvOqIcl1fV8M9wRZ-J1rSqLPm1IsG5VaBRh-YwXFJW6ZUkKv7K1a1DAg9kpFzHhTwW9pNFJl_aIFS19PjjEB0P3vaHO604I6_koDCOEW0T3hg7soByaOw/s320/index.jpeg" /></a>
</div><span style="font-size: x-small;"><div style="text-align: center;"><span style="font-size: x-small;">4- Francis Picabia, <i>Portrait de Max Goth, 391</i>, n° 1, 25 janvier 1917, p.
4.</span> </div></span></div><div><br /></div><div><br /></div><div><b>La fougue de Picabia</b> </div><div>Dans son article publié dans <i>Littérature</i> en
janvier 1923, « Francis Merci ! », avec sa faconde habituelle, Picabia, prend
position sur les problèmes de l’art et de la société de son temps. Au début, il
truffe son texte de contrepropositions, tout en multipliant les affirmations : «
Il faut ignorer à quel sexe on appartient », « je n’ai pas d’idéal », « je suis
un arriviste », « Mon ambition est d’être stérile pour les autres » ou encore «
Ce que j’aime, c’est inventer, imaginer, fabriquer, à chaque instant avec
moi-même un homme nouveau, puis l’oublier, tout oublier. » Les images qu'il emploie sont
parlantes : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« Nous devrions secréter une gomme spéciale effaçant au fur et à
mesure nos œuvres et leur souvenir. Notre cerveau devrait n’être qu’un tableau
blanc et noir ou mieux une glace dans laquelle nous nous regardons un instant
pour lui tourner le dos deux minutes après. »</span></b> </div><div><br /></div><div>Cet autoportrait en homme nouveau
sans idéal et sans passé s’oppose aux critiques qu’il adresse « aux artistes qui
ont peur » et veulent faire machine arrière : </div><div><br /></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>« Ces messieurs veulent nous faire
croire qu’il ne se passe plus rien ; le train fait machine arrière, paraît-il
[…] et les voyageurs de ce Decauville à reculons se nomment : Matisse, Morand,
Braque, Picasso, Léger, de Segonzac, etc, etc. »</b></span> </div><div><br /></div><div>En termes imagés, Picabia
aborde en fait une question importante pour l’histoire de l’art, celle des
mouvements d’avancées et de recul par rapport à l’avant-garde, mouvements qui
peuvent intervenir tour à tour, ou simultanément chez un même artiste. Fortement
annexé à la notion de progrès artistique, le recul est ici associé au retour au
classicisme ou plus précisément au réalisme Kodak, tendance que Picabia avait
moquée en remplaçant, dans le prolongement d’un dessin au trait, le visage du
critique d’art Maximilien Gautier (alias Max Goth) par une photographie [fig.
4]. La dernière partie du texte est une attaque virulente contre la morale, «
maladie contagieuse » qui « a contaminé tous les milieux dits artistiques ».
Picabia imagine la nomination future d’ « un ministre de la Peinture et de la
Littérature » et confirme que le débat esthétique de son époque oppose Dada au
classicisme : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« On dit que Dada est la fin du romantisme, que je suis un clown,
et on crie vive le classicisme qui doit sauver les âmes pures et leurs
ambitions, les âmes modestes si chères à ceux qui sont atteints par la folie des
grandeurs. Pourtant je ne perds pas l’espoir que rien n’est encore fini, il y a
moi et quelques amis qui avons l’amour de la vie, vie que nous ne connaissons
pas et qui nous intéresse à cause de cela même. »</span></b> </div><div><br /></div><div><b>Préséances</b> </div><div>Contrairement à
Picabia qui joua un rôle essentiel auprès de Tristan Tzara pour la promotion du
mouvement Dada à Paris, Picasso s’est tenu à bonne distance de ce mouvement.
Néanmoins, lors d’une conversation avec Daniel-Henry Kahnweiler en 1933, il
affirma sa préférence pour Dada – synonyme pour lui de « négation de tout » et de «
nihilisme » – mais qui « suivait une bien meilleure voie » que le surréalisme.
Apparemment, cet intérêt pour Dada avait déjà été exprimé par l’artiste car
Picabia y avait répondu ironiquement dès 1920, dans le premier numéro de sa revue
<i>Cannibale</i> : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« Picasso, pour être dadaïste, ne croyez-vous pas qu’il faut avant
tout ne pas être cubiste et, il me semble que vous êtes le miracle de cette
école. »</span></b> </div><div><br /></div><div>À l’instar de Max Jacob qui aurait déclaré dans <i>391</i> que son
recueil de poèmes <i>Le Cornet à dés</i> était déjà une œuvre dadaïste, Picasso
cherche à mettre en valeur son rôle de pionnier dans l’avant-garde
internationale. Il clame sa préférence pour Dada au détriment du surréalisme,
auquel il donne une définition personnelle, loin des intuitions de Guillaume
Apollinaire et des manifestes d’André Breton. En effet, sept ans avant la
création du ballet <i>Relâche</i> par Picabia et Erik Satie, Picasso avait collaboré
avec le compositeur pour la création de <i>Parade</i> le 18 mai 1917 sur la
scène du théâtre du Châtelet. Dans un article publié dans <i>L’Excelsior</i> le
11 mai, Apollinaire avait écrit que, pour la première fois, du fait de
l’alliance entre la peinture et de la danse, « il résultait de Parade une sorte
de surréalisme ». </div><div>Moins d’un mois plus tard, le 24 juin 1917, eut lieu la
fameuse manifestation Sic, <i>Les Mamelles de Tirésias</i>, première « pièce »
d’Apollinaire, « drame surréaliste en deux actes et un prologue » avec des
décors et costumes de Serge Férat, et une partition signée par Germaine
Albert-Birot. </div><div><br /></div><div>À son interlocuteur Daniel-Henry Kahnweiler, en 1933, Picasso
déclare tout de bon avoir inventé le terme de « surréalisme », auquel il
associait un autre sens que celui attribué par la suite : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« Ils [les
surréalistes] ont complètement négligé l’important – la peinture – au profit
d’une mauvaise poésie, le genre de poésie qu’une jeune fille pâle trouve plus
poétique qu’une jeune fille en bonne santé, les lueurs de la lune étant plus
poétique que le soleil, etc. Ils n’ont pas compris ce que j’entendais par «
surréalisme » quand j’ai inventé ce mot, qu’Apollinaire a ensuite imprimé :
quelque chose de plus réel que la réalité. Dada suivait une bien meilleure voie. »</span></b> </div><div><br /></div><div><b>Convergences, divergences</b> </div><div>« Quelque chose de plus réel que la réalité »,
affirmait Picasso. Qu’est-ce à dire ? Tandis que Picabia assimilait le réalisme
photographique à retour en arrière, Picasso rejetait le naturalisme : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« On
oppose à la peinture moderne le naturalisme. Je serais curieux de savoir si
personne n’a jamais vu une œuvre d’art naturelle. La nature et l’art étant deux
choses différentes, ne peuvent être la même chose. Par l’art nous pouvons
exprimer notre conception de ce que la nature n’est pas. »</span></b> </div><div><br /></div><div>Dans la continuité
de ces propos, Picasso exprime clairement son refus de l’opposition entre formes
abstraites et formes concrètes : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« Des peintres des origines, les primitifs,
dont l’œuvre est de toute évidence différente de la nature, aux artistes qui,
tels David, Ingres et Bouguereau, croyaient peindre la nature, telle qu’elle
est, l’art a toujours été art et non nature. Et du point de vue de l’art, il n’y
a pas de formes concrètes ou abstraites, mais uniquement des formes qui sont des
mensonges plus ou moins convaincants. »</span></b> </div><div><br /></div><div>La notion d’invention (trouver quelque
chose) et le refus de scinder l’art en deux domaines abstrait/concret en
fonction de la conformité au réel constituent deux points communs majeurs dans
l’esthétique des deux artistes. Au début des années 1950, alors que les peintres
avaient à choisir leur camp entre les différents courants abstraits et
figuratifs qui traversaient la peinture, Picabia exprima fortement son rejet de
ses classifications absurdes, en avançant l’idée que l’artiste libre échappera
toujours aux étiquettes que les critiques d’art tentent, avec plus ou moins de
succès, de leur imposer. Enfin le troisième point commun entre les deux Pica,
cela pourrait être la fragmentation et le caractère hybride de leurs écrits
qu’Androula Michael a décrit en ces termes : </div><div>« Picasso ne refuse pas tant de
parler d’art ou de son œuvre que de formuler une théorie, un programme. Loin de
vouloir fixer ses idées dans un discours ordonné, il ne s’exprime que par
fragments, dans le foisonnement qui est le sien, souvent en « trompe-l’esprit »
pour reprendre son expression. » </div><div><br /></div><div>Toutefois, les divergences sont importantes.
Pour Picabia, il est indéniable que la dimension caustique de ses articles doit être mise en avant.
En 1923, poussant ses moqueries jusqu’à l’outrance, il déclare peindre des <i>Espagnoles</i> [fig. 5] parce qu’il souhaite satisfaire le public, ce que Roger Vitrac reprendra dans une interview pour <i>Les hommes du jour</i> : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« Ce sont surtout des Espagnoles, <i>me dit-il.</i> Je trouve qu'il en faut pour tous les goûts. Il y a
des gens qui n’aiment pas les machines : je leur propose des Espagnoles. S’ils
n’aiment pas les Espagnoles, je leur ferai des Françaises. Mais si j’expose,
c’est aussi par désir de publicité. J’espère d’ailleurs que mes tableaux se
vendront très bien. »</span></b></div><div><b><span style="font-size: x-small;"><br /></span></b></div><div><div class="separator" style="clear: both;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhsLDOeK_8HmZHyu1wTx9Feft0NW5BzxOA4r0cV4DabKIV5D0qbu3hlQ6x4Tbyn0CryRjY-y-lxzvmzamcLZUw0kDZIzgekSD_fZZWtSfvUR1_yKBf59etWHPv7YU558Dw2qPYQOu5-1tKUWkGwPgmRM2845fkted_xLuK0gJuFpfW2tLhhINgcnVn4/s1800/Picabia-espagnole-1922-26.jpeg" style="display: block; padding: 1em 0px; text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="1800" data-original-width="1379" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhsLDOeK_8HmZHyu1wTx9Feft0NW5BzxOA4r0cV4DabKIV5D0qbu3hlQ6x4Tbyn0CryRjY-y-lxzvmzamcLZUw0kDZIzgekSD_fZZWtSfvUR1_yKBf59etWHPv7YU558Dw2qPYQOu5-1tKUWkGwPgmRM2845fkted_xLuK0gJuFpfW2tLhhINgcnVn4/s320/Picabia-espagnole-1922-26.jpeg" /></a>
</div><span style="font-size: x-small;"><div style="text-align: center;">5- Francis Picabia, <i>Espagnole</i>, 1922-1926. Encre, crayon sur papier,
64,5 x 49 cm. </div></span></div><div><br /></div><div>Tandis que Picabia ironise sur le statut et le travail même du
peintre dans la société moderne de la reproductibilité technique et des profits,
Picasso prend place sans hésitation dans l’histoire de l’art, en regard de
Vélasquez, David, Ingres, de l’art des Grecs, des Égyptiens. Alors que Picabia
se livre à une autocritique acerbe qui renverse tout sur son passage, Picasso
justifie et explique le plus sérieusement du monde « les différentes manières
utilisées dans son art ». </div><div>Ces différents positionnements, accentués par des
divergences politiques pourraient expliquer en partie la différence de notoriété
entre les deux Pica. Ainsi que le documentaire de Henri-Georges Clouzot le
suggère, plutôt que tourner sa pratique et celle des autres peintres en
dérision, il était sans doute préférable pour un artiste du XXe siècle
d’entretenir le « mystère » autour du surgissement de son œuvre.
</div>carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-6552551062792032362022-09-22T02:26:00.028-07:002023-05-03T07:08:13.886-07:00clins d'oeil et création collective<b>Catalogue d'exposition <i>Amitiés et Créativité collective</i>, Marseille, Mucem, 2022</b> <div><br /></div><div>Œuvre collective initiée par le peintre et poète Francis Picabia, <i>L’Œil cacodylate</i> est réalisé en 1921. Un siècle plus tard, cette toile revêtue de cinquante-quatre signatures du monde de la peinture, de la littérature et du spectacle est devenue une icône dada presque aussi célèbre que la Joconde à moustache duchampienne. Mais sait-on exactement ce que l’artiste a voulu faire ? Dans quelles circonstances ? Et pourquoi ?</div><div> <a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgZwMPmBZYXveirk_OpD1-atYhNEs08H96fgU1GART1rIHUO4Oi6gU5KmF_Q3Gt0Ykbq8Zz6MHVDDzfOh2KqSmq55wL3gbsfT8XWAjsDQcSLoiven2qX7hPCfSfaegfAJMN-3W59t67JvOa3S08I42urINMEyLx0Iap3AiTVii3U5mnNgikjD2de3Jt/s1734/Francis_Picabia_Oeil_cacodylate_1921.png" style="clear: left; display: inline; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em; padding: 1em 0px; text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="1734" data-original-width="1300" height="537" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgZwMPmBZYXveirk_OpD1-atYhNEs08H96fgU1GART1rIHUO4Oi6gU5KmF_Q3Gt0Ykbq8Zz6MHVDDzfOh2KqSmq55wL3gbsfT8XWAjsDQcSLoiven2qX7hPCfSfaegfAJMN-3W59t67JvOa3S08I42urINMEyLx0Iap3AiTVii3U5mnNgikjD2de3Jt/w402-h537/Francis_Picabia_Oeil_cacodylate_1921.png" width="402" /></a><div><br /></div>
Sur un fond rose vif, Picabia représente un œil énorme à la pupille dilatée. Il signe en bas, colle son portrait photographique, inscrit le titre énigmatique en lettres capitales dans un cartouche, puis laisse la surface vide... Les raisons d’une telle extravagance? Un zona, trouble ophtalmologique très invalidant soigné au cacodylate de soude durant le mois de mars 1921 ; mais aussi, c’est évident, la résonance creuse des paroles : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« Des yeux sont fixés sur mon œil contracté – paroles banales, paroles qui pleurent insensibles [...]. Je savoure mes paupières et mon œil rougi veut saisir la nuit. Je suis fou ! [...] Depuis vingt-cinq jours la chambre devient de plus en plus étroite, nous sommes bloqués ; le danger ne passe pas (1). »</span></b> </div><div><br /></div><div>Reclus, le malade presse ses visiteurs d’écrire quelque chose sur la toile, à la peinture, avec un pinceau. Man Ray et Georges Auric ont exprimé leur surprise face à cette requête peu habituelle (2). Il est hors de question de réfléchir longtemps avant d’écrire un bon mot : la spontanéité et la performativité de la réponse sont essentielles. Ainsi, Picabia invite Jean Hugo à compléter sa signature par le mot « voilà » qu’il vient de prononcer. Tandis que Marcel Duchamp signe le contrepet « en 6 qu’habilla rrose Sélavy », les dadaïstes s’essayent au détournement de slogans. Tristan Tzara écrit: « Je me trouve très Tristan Tzara »; Man Ray: « directeur du mauvais movie » ; Paul Dermée : « Paul Z. final Dermée »; Jacques Rigaut : « Parlez pour moi » ; Georges Ribemont-Dessaignes : « Je prête sur moi-même ». D’autres réponses s’entremêlent : « J’ai tout perdu et perdre est gagné » de Benjamin Péret enserre l’aveu de Suzanne Duchamp « Quand on me prend au dépourvu, moi = je suis bête ». De même, « le manque dada » de Céline Arnauld perturbe « Mon œil en deuil de verre vous regarde » de Jean Crotti. Enfin, l’affirmation de Jacques Povolozky « Je l’édite » semble répondre à la question de Clément Pansaers: « Picabia te souviens-tu de Pharamousse ? » </div><div><br /></div><div>Sans cesse en quête de la nouveauté, renonçant aux académies autant qu’aux écoles, Picabia a toujours refusé de s’enfermer dans un style. Membre actif du groupe dada international, contributeur d’une multitude de revues d’avant- garde, il crée <i>391</i>, <i>Cannibale</i>, <i>Le Pilhaou-Thibaou</i> et écrit les recueils de poèmes <i>Pensées sans langag</i>e, <i>Jésus-Christ Rastaquouère</i>, <i>Unique eunuque</i>... Avec lui, la peinture est une arme : un singe en peluche collé sur une toile symbolise Cézanne, Renoir et Rembrandt (<i>Portrait de Cézanne. Portrait de Renoir. Portrait de Rembrandt. Natures mortes</i>, 1920). « Pour que vous aimiez quelque chose, il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d’idiots », écrit-il sur une cible peinte présentée lors d’une manifestation dada parisienne. </div><div>Dans la même veine, <i>L’Œil cacodylate</i> est un manifeste sans prétention, longtemps exposé dans un bar. Il témoigne de sa volonté de fédérer les artistes dans une sorte de fronde amusante contre l’ordre établi et l’ennui. Les « clins d’œil » de tous les signataires font référence à un savoir commun : la première monographie sur Picabia éditée en 1920 par le libraire Povolozky et rédigée par Marie de la Hire, « Pharamousse », le pseudonyme de Picabia dans la première livraison de sa revue <i>391</i>, les yeux de verre insérés par Crotti dans une peinture en 1915 ou encore, <i>Z</i>, revue dada publiée par Paul Dermée en mars 1920 et qui ne connut qu’un seul numéro. </div><div><br /></div><div>Filant la métaphore du regard, le séducteur – qui n’a pas « froid aux yeux » – élabore un réseau de connivences entre son œil rougi par le zona et <i>Les Yeux chauds</i>, peinture inspirée d’un schéma mécanique, puis titre d’un projet de revue musicale avec et pour la cantatrice Marthe Chenal. Malgré ses réserves, cette dernière joue un rôle majeur dans cette aventure picturale. Picabia fréquentait assidument la villa de Villers-sur-Mer ainsi que l’hôtel particulier parisien de la vedette où il organise Le Réveillon cacodylate à la fin de l’année 1921. Lors de cette soirée, les peintres Henry Valensi, André Dunoyer de Segonzac et la pianiste Magdalena Tagliaferro eurent la possibilité de compléter l’œuvre (3). </div><div><br /></div><div>Comme <i>Les Yeux chauds</i>, que la critique avait moqué, <i>L’Œil cacodylate</i> fut exposé au Bœuf sur le Toit, par provocation. Dans le célèbre bar-restaurant-dancing de Louis Moysès, où artistes et mécènes viennent s’encanailler au rythme des fox-trot interprétés par Jean Wiéner, Jean Cocteau s’improvise batteur et légende son portrait photographique : « Blues, couronne de mélancolie je jazz trap drummer ». Tandis que les compositeurs et interprètes Gabrièle et Marguerite Buffet, Renata Borgatti, Hania Routchine, Georges Auric et Francis Poulenc signent la toile à leur tour, Darius Milhaud se distingue par ses caricatures : son énorme visage dominant un petit cheval (une photo de foire) complète l’affirmation « Je m’appelle DADA depuis 1892 ». Cette déclaration rappelle le nihilisme narquois de Picabia lorsqu’il fait mine de se justifier face aux critiques : </div><div><br /></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>« Moi, je l’ai écrit bien souvent, je ne suis rien, je suis Francis Picabia; Francis Picabia qui a signé <i>L’Œil cacodylate</i>, en compagnie de beaucoup d’autres personnes qui ont même poussé l’amabilité jusqu’à inscrire une pensée sur la toile (4) ! »</b></span> </div><div><br /></div><div>Bien avant l’avènement du surréalisme puis de Fluxus, ce jeu artistique collectif est exemplaire. Accessibles à tous, ne nécessitant aucun savoir-faire, signatures et collages se répondent. Picabia imaginait-il que ce « tableau très beau et très agréable à voir et d’une jolie harmonie (5) » serait plus tard exposé dans les collections du musée national d’Art moderne après son acquisition en 1967 ? </div><div><br /></div><div><span style="font-size: x-small;">NOTES </span></div><div><span style="font-size: x-small;">(1) Francis Picabia, « Zona », <i>La Vie des lettres</i>, juillet 1921, voir Francis Picabia. <i>Écrits critiques</i>, Paris, Mémoire du livre, 2005, p. 339. </span></div><div><span style="font-size: x-small;">(2) <i>Francis Picabia dans les collections du MNAM</i>, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 50.
(3) Voir la liste des invités dans L. H., « Le réveillon cacodylate », <i>Comœdia</i>, 2 janvier 1922, p. 3. </span></div><div><span style="font-size: x-small;">(4) Francis Picabia, « L’Œil cacodylate », <i>Comœdia</i>, 23 novembre 1921, voir <i>Écrits critiques</i>, op. cit. p. 91. </span></div><div><span style="font-size: x-small;">(5) Ibidem.</span></div>carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-73633731926831532572021-11-01T03:58:00.044-07:002021-11-01T10:27:28.745-07:00Louise Bourgeois, You better grow up !Publié dans <i>Les mots de la pratique</i>,
<i>dits et écrits d'artistes</i>, tome 2, sous la direction de Christophe Viart,
Le mot et le reste, 2021, p. 145-162. <div><br /></div><div>En 1993, Marc Dachy, Thierry Prat et
Thierry Raspail invitent Louise Bourgeois à participer à la deuxième biennale d’art
contemporain de Lyon, « Et tous ils changent le monde ». Née le 25 décembre 1911
à Paris, l’artiste est dans sa quatre-vingt-deuxième année. Les autres femmes
sollicitées se nomment Shigeko Kubota (née 1937), Annette Messager (née en
1943), Barbara Kruger (née en 1945) et Macha Poynder (née en 1962). Ce qui
surprend au premier abord, c’est la vitalité de Louise qui répond doublement à
l’invitation des commissaires en envoyant une des sculptures monumentales
récemment exposées dans le pavillon américain de la biennale de Venise, et
surtout, en rédigeant un article explicatif sur l’œuvre. On remarque le tout
petit nombre de créatrices sollicitées pour dresser un tableau des avant-gardes
de 1913 à 1993 : seulement cinq femmes sur cinquante artistes ! Toutefois, la
question que j’aimerais poser est la suivante : comment cette sculptrice qui
développait un travail " hors-père " depuis plus de 50 ans a-t-elle répondu à
cette sollicitation tardive ? Ses textes (qui sont souvent critiqués en raison
de leur caractère explicatif et littéral) dévoilent-ils son autobiographie ou la
fantasment-ils ? Est-ce que l’artiste ne défie pas nos interprétations
réductrices de son œuvre en détournant certains concepts de la
psychanalyse ? <div><br /></div><div>CONTEXTE : LA PRÉVALENCE MASCULINE </div><div>Mais revenons aux objectifs de la biennale exprimés d’une voix commune par le trio
de commissaires dans le communiqué de presse officiel de l’événement :
en premier lieu « mettre en valeur des engagements artistiques
comme le suprématisme de Malevitch, Tzara et
Dada, la dissidence Merz de Schwitters, Moholy-Nagy et la sensibilité
constructiviste du Bauhaus, l’élaboration célibataire de Duchamp, les
monochromes d’Yves Klein […] ». La liste se poursuit avec Asger Jorn, Jean
Dubuffet, Adolf Wölfli, Beuys, Ilia Kabakov, Bill Viola, Boetti, Kaprow, etc.
Des œuvres présentant « une acuité particulière en matière de création » sont
reconstituées pour l’exposition : le <i>Merzbau</i> de Schwitters, des œuvres
monochromes de Klein, des « agencements-interventions » de Tadashi Kawamata. Le
propos général étant de réfléchir « à la situation générale de l’artiste dans la
communauté », des œuvres historiques ainsi que des textes d’artistes sont mis en
avant. Pour souligner « l’inventivité des procédures formelles » et les «
interactions entre transformations plastiques et verbales », l’accent est porté
sur les recherches des poètes Iliazd, Augusto et Haraldo de Campos, Emmet
Williams et James Joyce… Il n’est guère question de Sonia Delaunay, Sophie
Taeuber-Arp, Alexandra Exter, Natalia Gontcharova, ni, dans les années 1960 aux
États-Unis, de Ruth Weiss, Diane de Prima de la <i>Beat generation</i>, de Yoko
Ono, membre de Fluxus ou encore de Judy Chicago et son programme de création
pour les femmes... C’est dans ce contexte français très « androcentré » que
Louise Bourgeois envoie sa contribution à l’exposition.</div><div>
<div class="separator" style="clear: both; text-align: left;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhHo75cFNfm_uNCXQ9XinnRRoUwTn-j4R2HVjQ701ly6WUtPAfoqQEZxRJNc8aJaXE7TFn0Dxhzcu_h9xoh4VO4RVJMd0BCWrwwtCkcKD_Vf6nR9k5g8L80a91LVQEidS3CJAsU8-6aAQI/s1388/Capture+d%25E2%2580%2599e%25CC%2581cran+2021-11-01+a%25CC%2580+14.37.57.png" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" data-original-height="876" data-original-width="1388" height="248" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhHo75cFNfm_uNCXQ9XinnRRoUwTn-j4R2HVjQ701ly6WUtPAfoqQEZxRJNc8aJaXE7TFn0Dxhzcu_h9xoh4VO4RVJMd0BCWrwwtCkcKD_Vf6nR9k5g8L80a91LVQEidS3CJAsU8-6aAQI/w393-h248/Capture+d%25E2%2580%2599e%25CC%2581cran+2021-11-01+a%25CC%2580+14.37.57.png" width="393" /></a></div><div class="separator" style="clear: both;"><br /></div><div><i style="font-style: italic;">Cell (You better Grow Up)</i> est une œuvre monumentale de 210 x 208 x 212
cm. C’est une sorte de cage de format cubique constituée majoritairement d’acier
pour la structure, avec des vitres sur deux côtés. L’artiste recourt à d’autres
matériaux, tels que le miroir, le marbre, la céramique et le bois. Cet
environnement aux allures carcérales s’inscrit dans la série des
<i>Cells</i> entreprise à la fin des années quatre-vingt. Ces espaces clos mais
pourtant ouverts, que le regard, seul, traverse, sont délimités par des portes,
des parois, des grillages. À l’intérieur, des scènes intimes semblent avoir pris
place, et nous sommes les témoins voyeurs de leurs traces : des objets sont
associés à des sculptures en céramique ou en marbre évoquant des fragments de
corps. En 1991, lorsque cette série prend forme, Bourgeois vient de recevoir le
Grand Prix national de sculpture remis par le ministère de la Culture française.
En octobre de la même année, elle a présenté ses œuvres récentes à la Robert
Miller Gallery (à New York, Miller est, depuis 1982, son marchand attitré, il
expose régulièrement son travail). Pendant une longue période, selon Robert
Storr, l’aspect expérimental de ses explorations découragea le public .
L’indifférence polie des professionnels du Museum of Modern art de New York qui
étaient proches de son époux, l’historien Robert Goldwater, fut certainement une
épreuve difficile . Malgré cela, Louise Bourgeois était une artiste connue aux
États-Unis. Son travail de peinture, de sculpture, de dessin et de gravure a été
montré dans de nombreuses institutions, notamment dans les musées d’art
contemporain de New York, du Texas, de Californie de l’Illinois, de l’Ohio, etc.
À compter des années 1940, elle a exposé avec d’autres artistes ou seule dans un
grand nombre de galeries américaines. La liste est longue : Bertha Schaefer
Gallery, Norlyst Gallery, Peridot Gallery, Allan Frumkin Gallery, Stable
Gallery, Poindexter Gallery, Rose Fried Gallery, Fischbach Gallery, Greene
Street Gallery, Hamilton Gallery, Xavier Fourcade, Hutchinson Gallery, etc. Par
ailleurs, elle s’est impliquée dans le militantisme féministe en prenant part à
plusieurs expositions revendicatives dès 1966. Dans son essai
<i>Through the flower</i> paru en 1975, Judy Chicago fait d’elle l’une des trois
plus importantes sculptrices new-yorkaises (avec Louise Nevelson et Dorothy
Dehner). Pourtant, il faut attendre novembre 1982 pour que la première grande
rétrospective de Louise Bourgeois ait lieu au Museum of Modern Art de New-York.
Elle est organisée par Deborah Wye, longtemps conservatrice des gravures et des
livres illustrés dans ce musée. Autre date importante : en 1988, la jeune Mâkhi
Xenakis vient à la rencontre de son aînée, chez elle, à New York. Au début des
années 1990, à sa demande, elle photographie les lieux d’enfance et
d’apprentissage de Louise, notamment son lycée parisien (avec ses couloirs
sombres, ses vitrines, son grand escalier). Après moult tractations ces
documents seront à l’origine du livre <i>L’Aveugle guidant l’aveugle</i> publié
par Xenakis en 2008. </div><div>Louise Bourgeois a été formée en France, dans les académies
Ranson, Julian, Colarossi et de la Grande Chaumière pendant les années 1930.
Elle a dit l’importance des cours de Fernand Léger « son meilleur professeur »
pour son avenir de sculptrice, et de l’affichiste Paul Colin. Pourtant, c’est en
France que les réticences à l’égard de son œuvre semblent les plus tenaces. À
Paris, il faut attendre 1985 et la galerie Maeght-Lelong pour voir sa première
exposition personnelle regroupant une cinquantaine de sculptures. Comme souvent
la légitimation commerciale vient de l’Allemagne. En 1989, une exposition
itinérante voyage à Munich, Lyon, Barcelone, Berne, Otterlo et Lucerne. De
nombreux articles de presse se font l’écho de cette rétrospective organisée par
Peter Weiermar au Frankfurter Kunstverein. À compter de cet événement, le succès
est florissant. À Paris, les galeries Karsten Greve et Lelong représentent
l’œuvre de Louise. En 1989, <i>Articulated lair</i> est exposé à Paris par
Jean-Hubert Martin lors de l’exposition « Les Magiciens de la terre ». On
comprend, par conséquent, que les <i>Cells</i> sont conçues au moment où
l’artiste – qui doit sa reconnaissance française à son talent, sa ténacité et sa
longévité – devient une référence pour le marché de l’art international. Ses
environnements inquiétants et même menaçants s’imposent au moment où son pays
d’origine reconnaît enfin l’importance de son œuvre. C’est aussi la période
pendant laquelle Mâkhi Xenakis l’aide à retrouver les souvenirs tangibles de son
passé en cherchant les traces de l’atelier de restauration de tapisseries de ses
parents à Choisy-le-Roi, dans la région parisienne. Passionnée, elle réunit une
série de photographies du lycée Fénelon, de son vestiaire, de son infirmerie, et
établit des liens sans doute un peu trop directs avec les sculptures. La
réaction de l’artiste est radicale : elle refuse catégoriquement de voir
d’autres photos et rejette sévèrement les interprétations de Mâkhi. Finalement
en 2008 (deux ans avant sa mort) les images de l’infirmerie seront mises en
rapport avec <i>Cell I</i><span style="font-style: normal;"> </span>et « l’épisode du vestiaire » sera publié en regard
de deux photographies de<span style="font-style: normal;"> </span><i style="font-style: italic;">Cell (You better Grow Up) : </i></div></div><div><br /></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>« Les vestiaires du
lycée se trouvaient juste en haut du grand escalier, à côté de ma classe et du
bureau de la directrice. Ils étaient constitués de grandes cages métalliques,
grillagées, qui étaient posées sur des roulettes. À l’intérieur, il y avait des
douzaines de cintres. C’était vraiment quelque chose d’incroyable à voir. Quand
les élèves étaient dans les classes, leurs manteaux étaient pendus dans les
vestiaires, et quand elles sortaient, du lycée, c’étaient leurs blouses qui
restaient suspendues. C’était un langage secret. Au bas des casiers, il y avait
une place pour ranger nos galoches en hiver et puis, encore au-dessous, une
place pour ranger nos livres. À l’époque, je n’étais déjà pas très bonne à
porter des paquets si bien que j’y laissais tous les livres dont je n’avais pas
besoin en classe. Un jour j’ai découvert qu’une élève me les avait volés, alors
j’ai éclaté d’une colère folle et je l’ai frappée. J’ai été conduite directement
chez la directrice et cela m’a valu un zéro de conduite. »</b> </span></div><div><br /></div><div>TU FERAIS MIEUX DE GRANDIR, TEXTE ÉDUCATEUR ? </div><div>Rédigé bien avant ces aveux, l’article publié dans le
catalogue de la biennale de Lyon de 1993 répond à une commande et s’inscrit dans
un cadre pour le moins paradoxal : celui de la mise en valeur – si ce n’est de
la consécration – des avant-gardes (masculines) dans une exposition qui
cherchait à devenir une référence éclairante pour les artistes. On peut dire
qu’il s’agit du premier texte « pédagogique » de l’artiste publié en français
(qui n’est pas une réponse à une interview) et qui livre des explications sur
une de ses « sculptures environnementales ». Le caractère sérieux et le désir de
transmission qui sont attachés au terme « pédagogique » peut faire sourire.
Pourtant Louise Bourgeois a exercé le métier de professeure dans différentes
universités américaines à partir de 1960. Elle sait structurer un discours,
rédiger un texte aux accents théoriques et personnels et, comme l’attestent ses
entretiens filmés, raconter une histoire très imagée . Dans les textes des
catalogues d’exposition, « l’intensité de ses déclarations » ainsi que « la
franchise de ses entretiens » ont particulièrement « touché » l’actuel directeur
artistique de la Serpentine Gallery, Hans-Ulrich Obrist. Il a constaté cet effet
sur lui-même alors qu’il préparait son premier entretien avec l’artiste, ce qui
inspira un projet de publication de ses écrits. </div><div>Intitulé « Cellule (Tu ferais
mieux de grandir », l’article de Bourgeois est organisé en trois temps : 1.
description, 2. significations métaphoriques des objets et de leurs matériaux,
3. enseignements possibles pour l’artiste et sa pratique. Dès les premières
lignes, l’auteure souligne l’ambiguïté du titre, la cellule renvoyant autant à
la prison qu’à la biologie. Elle met en valeur les miroirs qui ont été insérés
dans le plafond et sur deux des côtés, puis les trois mains taillées dans le
marbre rose. Elle indique que trois meubles de bois ont été recouverts de
différents récipient en verre (trois flacons de parfum) et en céramique. </div><div><br /></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgXrTzKZHKQ5Vd1TxFVvuTv0js2-MV7Xs1yL31THOjj1Nt8PyUlwLaGBKJFhae56gkxb1vADoby907siWN-yil1_LITVaZWsRg3wiOrwzAhvLklZ4bFlgFqsGaFOwpdcInly1YBSURkkLo/s630/Bourgeois-youbettergrowup_02.jpg" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" data-original-height="354" data-original-width="630" height="212" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgXrTzKZHKQ5Vd1TxFVvuTv0js2-MV7Xs1yL31THOjj1Nt8PyUlwLaGBKJFhae56gkxb1vADoby907siWN-yil1_LITVaZWsRg3wiOrwzAhvLklZ4bFlgFqsGaFOwpdcInly1YBSURkkLo/w375-h212/Bourgeois-youbettergrowup_02.jpg" width="375" /></a></div><div><br /></div><div>Dans la
seconde partie, au risque de forcer l’interprétation du spectateur, elle
explique que les mains (placées au centre de la cage et reflétées par les
miroirs) sont « la métaphore de la dépendance psychologique ». La plus grande
est une main d’adulte, de « mentor », tandis que les deux petites sont celles
d’un enfant. « Elles sont habitées par la peur et l’angoisse qui les rendent
passives ». Ces fragments de corps que Rosalind Krauss a assimilé, en termes
psychanalytiques, à des « objets partiels » évoqueraient, selon Evelyne Grossman
des pulsions terrifiantes que Louise « trouve abondamment dans l’œuvre de la
psychanalyste Mélanie Klein qu’elle lit et relit ». Pourtant, ces objets en
marbre rose ne sont pas seulement une synecdoque du corps humain, ils ont aussi
une valeur dramaturgique et déictique, ce sont des signes indécidables qui
relèvent à la fois de l’expression corporelle et de la suggestion. Tout autour,
les miroirs reflètent le monde « distordu et disproportionné » perçu par
l’enfant, alimentant sa peur d’exister. Seule la « connaissance de soi » et la
maîtrise des choses permettent de dépasser cette angoisse existentielle et
d’éviter de « rejouer sans cesse la même scène ». Rédigé à la première personne
du pluriel, le développement a valeur de conseil : « Tant que le passé n’est pas
nié par le présent, nous ne vivons pas ». « Nous devons nous aider du passé pour
résoudre les problèmes du présent. » Ce passé, on le devine, est celui de
l’enfance. Il ne faut pas se réfugier dans la nostalgie, mais, tout au contraire
affronter ses peurs. Cette nostalgie est associée à la « forte puissance
d’évocation des odeurs » de parfum, tandis que les formes en verre et en
céramique « incarnent une forme de romantisme, un état d’abandon, une attitude
de laisser-faire, un rêve d’enfant ». Abandon, laisser-faire, passivité, mains
du mentor et dépendance psychologique, obsession de la même scène, Bourgeois
tourne autour d’un traumatisme dont elle ne veut pas dire le nom. </div><div>Plus
généraliste, évoquant la pratique et les comportements artistiques, la troisième
partie aborde de front « l’analyse » (psychologique) que Bourgeois oppose à la «
sublimation ». Positive, l’analyse permet la connaissance de soi. Négative, la
sublimation ne fait que ressasser les peurs : « Quelques artistes ne font que
mimer toute leur vie au lieu de penser ». « L’artiste, comme l’enfant, est
passif. L’artiste reste un enfant, qui a perdu son innocence mais qui, pourtant
ne peut se libérer de l’inconscient » dit-elle encore. Louise Bourgeois, qui a
fréquenté les surréalistes – et notamment André Breton lors de son exil
américain durant la Seconde Guerre mondiale – regarde la création dans le prisme
de la psychanalyse . Après le décès de son père en 1951, elle débute une analyse
freudienne, « lit abondamment la littérature psychanalytique, se réfère
volontiers dans ses écrits à Freud, Wilfred Bion, Donald Winnicott, Mélanie
Klein, Pierre Fédida, d’autres encore ». Contrairement à Freud qu’elle
n’hésitait pas à critiquer , dans ce texte, Bourgeois ne prononce guère le mot «
sexualité », lui préférant celui de « peur » ou même de « terreur ». Derrière
les paraphrases, on devine pourtant que c’est bien <i>cela</i> dont il s’agit :
« rejouer sa terreur est une activité autocentrée et une source de plaisir ».
Avec ce conseil qui sonne comme une injonction (tu ferais mieux de grandir),
l’éducatrice Bourgeois brosse un tableau moraliste de la création artistique,
qu’elle scinde en deux approches antinomiques de l’art : </div><div><br /></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>SUBLIMATION / ANALYSE </b></span></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>Ignorance / Connaissance </b></span></div><div><span style="font-size: x-small;"><b><br /></b></span></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>Émotions (peur, terreur) / Contrôle </b></span></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>Humiliation de
l’emprise </b></span></div><div><span style="font-size: x-small;"><b><br /></b></span></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>Plaisir répétition, félicité / Être meilleur encore en tant qu’artiste </b></span></div><div><span style="font-size: x-small;"><b><br /></b></span></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>Expression de soi / Savoir </b></span></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>Laisser-aller </b></span></div><div><br /></div><div>Penser, c’est affronter le souvenir (du
trauma). À l’inverse, sublimer sa peur (des pulsions sexuelles), c’est subir une
« humiliation » et « n’être qu’un jouet à la merci d’une peur qui vous empoigne
si violemment ». Bourgeois met en valeur deux comportements de l’artiste qui
engendrent un rapport bien différent à la pratique. Jugée néfaste, l’expression
de soi est opposée au contrôle et à l’analyse. La conscientisation de l’acte
artistique et de ses enjeux fait la différence. En même temps, une phrase
ambiguë laisse entendre que les choses ne sont peut-être pas si tranchées : «
Sublimer c’est vivre au ciel, avec la permission de la conscience. » Enfin le
dénouement du texte a valeur de révélation lorsque Bourgeois écrit : « le petit
personnage à l’intérieur des formes de verre empilées est coupé du monde. C’est
moi. Les petites mains sont les miennes. Ce sont des autoportraits ». Elle
avoue, si on ne l’avait pas encore compris, qu’elle s’identifie au personnage
dépendant et souffrant, enfermé à l’intérieur de la cellule. Que faut-il
dévoiler ? Que faut-il cacher ? L’artiste doit-il avouer ses traumatismes ou
simplement les suggérer par des mots, des images, des objets, par un
environnement plus ou moins anxiogène ? Cette interrogation traverse toute œuvre
comportant une dimension autobiographique. En ce sens, Deleuze et Guattari avait
raison : les artistes sont des « athlètes affectifs ». Il faut vraiment être un
« acrobate » pour « faire tenir ensemble des blocs de percepts et d’affects ». </div><div>Deux ans avant la biennale d’art contemporain de Lyon, lorsque les
<i>Cellules I</i> à <i>IV</i> furent exposées par Lynne Cooke et Mark Francis en
Pennsylvanie, Bourgeois avait aussi rédigé un article pour le catalogue du
Carnegie Museum of Art de Pittsburgh. Différent, ce texte était axé sur les
idées de souffrance (et de frustration). Elle précisait : « les cellules
représentent différentes sortes de douleurs : physique, émotionnelle ou
psychologique, mentale ou intellectuelle ». Associé à divers objets usuels qui
semblent sortis d’un grenier, le lit de <i>Cell I</i> renvoie à l’univers intime
de la chambre. Dans <i>Cell II</i>, les deux mains en marbre rose sont nouées
par la douleur qui « naît de la colère de ne pas savoir comment comprendre, de
ne pas savoir comment apprendre ». L’artiste confesse sa « fureur de ne pas
savoir comment être à la hauteur de son destin » en 1932, lors du décès de sa
mère malade : « C’est la douleur de ne pas savoir comment se faire aimer. Cette
douleur ne disparaît jamais, et on ne sait pas comment il faut réagir contre
cela ». Ne pas arriver à progresser met Louise dans « un état de fureur ».
<i>Cell III</i>, sans doute la plus agressive – avec cette petite figure
féminine en marbre rose tordue en arrière placée sous un massicot – est une
allusion à l’arc hystérique et renvoie à un « état de plaisir et de douleur »
mêlés, « c’est un succédané de l’orgasme, sans accès à la sexualité ». Enfin
<i>Cell IV</i> évoque un personnage malade, recroquevillé par la peur, qui « est
très jaloux de son intimité et craint les observateurs ». La question du secret
qu’il faut garder caché semble centrale : « Il projette sa peur d’être vu, car
lui-même est un voyeur, un voyeur en puissance. C’est ce qu’expriment les
fenêtres. Si on peut regarder à l’extérieur, on peut aussi voir à l’intérieur.
La vitre signifie qu’il n’y a pas de secrets ». </div><div><br /></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiCWkH1SpaxiiQNGlfKDrEvDFSFwThKPmD22jeyhCrQaIhYtW8tzfFqajsPg2Fgz1iG762KklQVsMxrXRacj-1z_6q-HQv_P2O0FksRlfRwazDppSVdUeMRVrdc9fsK428rLtoyfUHILhE/s873/Capture+d%25E2%2580%2599e%25CC%2581cran+2021-11-01+a%25CC%2580+18.25.35.png" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" data-original-height="704" data-original-width="873" height="313" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiCWkH1SpaxiiQNGlfKDrEvDFSFwThKPmD22jeyhCrQaIhYtW8tzfFqajsPg2Fgz1iG762KklQVsMxrXRacj-1z_6q-HQv_P2O0FksRlfRwazDppSVdUeMRVrdc9fsK428rLtoyfUHILhE/w388-h313/Capture+d%25E2%2580%2599e%25CC%2581cran+2021-11-01+a%25CC%2580+18.25.35.png" width="388" /></a></div><div><br /></div><div>FÉMINISTE POST-MINIMALISTE ? POST-DUCHAMPIENNE ? </div></div><div><div style="text-align: left;">Bien évidemment, les interprétations sont multiples, mais elles diffèrent
surtout en fonction de l’importance ou du crédit que l’on accorde aux
déclarations de l’artiste. En 1995, lorsque Marie-Laure Bernadac publie sa
monographie sur Louise Bourgeois, elle prend appui sur les articles «
pédagogiques » publiés dans la presse ou les catalogues d’exposition. Forte de
cette connaissance et de ses dialogues avec l’artiste, elle semble commenter le
texte de Louise « Cellule (Tu ferais mieux de grandir) » : « Cette œuvre, et
l’interprétation qu’elle en fait, montre bien à quel point l’art est pour Louise
Bourgeois une thérapie, un instrument de connaissance, une morale de vie, celle
du « connais-toi toi-même » de Socrate auquel elle se réfère souvent . » Pour la
conservatrice et commissaire d’expositions, les cellules sont des « lieux de
mémoire » et le thème central est « le motif de la maison », « structure autour
de laquelle tout s’organise ». </div></div><div><div>En 2004, l’approche d’Allan Schwartzman – alors
vice-président de Sotheby’s New York – est moins fidèle aux écrits : il constate
que les détracteurs de Bourgeois ont souvent ramené son œuvre à une « simple
confession autobiographique ». À ses yeux pourtant, le rôle de l’artiste dans
l’évolution de l’art moderne est décisif et devrait être reconnu car elle a été
l’une des premières à développer « cette approche directe de la sexualité
féminine » qui a pu influencer d’autres femmes. Dans son analyse de
<i>Cell (You better Grow Up)</i>, il met en valeur la récurrence du nombre trois
: « trois mains, trois jeux d’objets, trois flacons de parfums, trois alvéoles
de la céramique », trois enfants…, mais aussi « chiffre de la triangulation, le
nombre de la violation, allusion à la maîtresse [la gouvernante de Louise] qui
s’impose dans le couple des parents et met en mouvement les conflits de
l’enfance liés à la trahison, qui ont nourri l’essentiel de l’art de Louise
Bourgeois ». Puis s’attachant plus particulièrement à la forme cubique des
cellules, il estime que l’artiste « a battu les modernes sur leur propre terrain
formel » et même qu’elle a produit une alternative au cubisme de sa jeunesse et
anéantit le « modernisme patriarcal » de ce mouvement ! Bourgeois n’avait
pourtant qu’un an ou deux lorsqu’Albert Gleizes et Jean Metzinger, puis
Apollinaire publièrent leurs essais respectifs sur le cubisme… Il est vrai que
d’autres auteurs américains ont tressé des liens avec le minimalisme que
l’artiste aurait dépassé ou subverti. Dans une optique plus philosophique,
Rosalind Krauss a établi des corrélations entre l’ensemble de l’œuvre et les
<i>Machines célibataires</i> de Duchamp . On sait que Louise Bourgeois, par
l’intermédiaire de son mari, avait fréquenté Pierre Matisse, Alberto Giacometti,
Jean Metzinger, André Breton et Marcel Duchamp alors qu’ils étaient réfugiés à
New York pendant la seconde guerre mondiale. Mais ce qu’elle a écrit sur
l’autorité des « Anciens » semble plus sarcastique qu’admiratif. Nourrissant des
sentiments ambigus (amicaux et critiques) à l’égard de Duchamp, elle ne semblait
guère apprécier son rapport aux femmes . Même si les références sexuelles sont
sous-jacentes dans les deux œuvres, les objets présentés ne sont pas du tout
investis des mêmes enjeux symboliques. Le rapport à la pratique et au « faire »
est radicalement différent : il signe des ready-made et des contrepèteries tout
en rédigeant des notes et des notices de montage pour
<i>Étant donnés :1° la chute de gaz, 2° le gaz d’éclairage</i> ; beaucoup plus
physique, elle coupe, relie, assemble et sculpte des œuvres monumentales. </div><div>Louise
Bourgeois ne fait pas de concessions à l’histoire de l’art, elle ne s’inscrit
pas dans une démarche visant à « illustrer » le propos des commissaires
américains ou français, ou à rassurer le public. Elle ne prend pas du tout
position par rapport aux avant-gardes consacrées (Duchamp, Malevitch,
Schwitters…). De telles contorsions lui sont tout simplement impossibles car
elle n’a cessé de bâtir son œuvre pour elle-même , sans se soucier du « qu’en
dira-t-on ». Ainsi <i>Cell (You better Grow Up)</i> obéit à une logique interne
que le contexte muséal ne saurait « dérouter ». Les cellules sont des
environnements autonomes dotés d’une grande force visuelle et émotionnelle. Ce
ne sont pas des <i>displays</i> qui évolueraient et se transformeraient en
fonction de l’espace d’exposition : </div><div><br /></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>« Quand j’ai commencé à faire les
<i>Cellules</i>, je voulais créer ma propre architecture et ne pas dépendre de
l’espace du musée pour adapter son échelle à celui-ci. Je souhaitais qu’elle
constitue un espace réel où l’on pourrait entrer et dans lequel on pourrait
marcher. Je n’aimais pas que l’art dépende des beaux espaces où il est
simplement posé. Je ne voulais pas de ce monde fermé. Lorsque j’ai montré les
<i>Cellules</i> pour la première fois, elles fonctionnaient comme un labyrinthe
d’une cellule à l’autre. Je décide aussi de l’échelle des œuvres qui sont
présentées au-dehors . »</b></span> </div><div><br /></div><div>Malgré cette volonté clairement exprimée de transformer
l’œuvre en labyrinthe, il est rare que l’on puisse pénétrer à l’intérieur des
environnements (à cause des contraintes muséales). Pourtant l’interaction ne
devient physique que si l’on peut entrer dans les <i>Cellules</i>. On fait corps
avec l’œuvre quand on est amené à gravir un escalier, puis s’asseoir sur une
chaise sous un jeu de miroirs, expérience inoubliable rendue possible par la
Tate Modern en 2000, lorsque la gigantesque salle des turbines abritait
<i>I Do, I Undo, I Redo</i>. En matière d’environnement, Bourgeois est une
pionnière : dès 1950 l’artiste prend possession de l’espace d’exposition de la
galerie Peridot de New York. Elle refuse tout socle et ancre ses
<i>Figures</i> dans le sol : </div><div><br /></div><div><span style="font-size: x-small;"><b>« L’espace du spectateur <i>devient</i> l’espace du
créateur. On entre dans l’espace et on manipule des objets dans cet espace, ce
qui est le privilège du créateur […] C’est en réalité l’origine des sculptures
environnementales, ou plus tard des <i>happenings</i> […] J’ai pris possession
de la galerie, de l’espace que l’on m’a donné et je l’ai utilisé. Au lieu de
simplement en permettre la présentation, l’espace est devenu partie intégrante
de l’œuvre . »</b> </span></div><div><br /></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjBJ1U3Nw-uBft1cVcUvj-nybTiuqc7lkCARTz1b6v2YPhANlbaEuH1My2dLofI5dTnRmbg3gIA0QqaVHaxgiVeUatyxHDla2DOpSOIUpZwbH0YxNLrjI6XYP_-ZZv4hTcjiOYZmKPKhrY/s890/Capture+d%25E2%2580%2599e%25CC%2581cran+2021-11-01+a%25CC%2580+14.43.52.png" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" data-original-height="790" data-original-width="890" height="343" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjBJ1U3Nw-uBft1cVcUvj-nybTiuqc7lkCARTz1b6v2YPhANlbaEuH1My2dLofI5dTnRmbg3gIA0QqaVHaxgiVeUatyxHDla2DOpSOIUpZwbH0YxNLrjI6XYP_-ZZv4hTcjiOYZmKPKhrY/w386-h343/Capture+d%25E2%2580%2599e%25CC%2581cran+2021-11-01+a%25CC%2580+14.43.52.png" width="386" /></a></div><div><br /></div><div>La dimension psychosociale des termes « environnement » et «
cellule » ne peut être gommée puisque Louise Bourgeois affirme que « la relation d’une
personne à son environnement est […] une préoccupation constante » de son
travail. Cette relation, précise-t-elle, peut être désinvolte ou intime, simple
ou complexe, subtile ou brutale, douloureuse ou agréable, réelle ou imaginaire.
Ce tiraillement contradictoire fournit une importante clé de lecture «
existentialiste » de son œuvre tiraillée entre deux pôles. Un autre point majeur
de dissension me semble résider dans l’ironie amusée avec laquelle Marcel
Duchamp acceptait les différentes interprétations de son œuvre au moment où
celle-ci devenait un modèle pour les artistes du pop art américain. Ne jouissant
pas de cette aura, Bourgeois a développé un étrange mélange d’adhésion et de
refus : elle est sans cesse <i>contre et avec</i> les figures tutélaires de
l’art moderne, mais aussi contre et avec les artistes féministes qui
revendiquent son influence. La méfiance vis-à-vis des interprétations de son
œuvre explique sans doute sa réaction face aux rapprochements de Mâkhi Xenakis.
Le jour où celle-ci voulut lui montrer les photographies d’objets (cloches,
vases, bocaux) qu’elle avait prises dans les vitrines des salles de science du
lycée Fénelon, l’artiste se troubla : </div><div><br /></div><div><b><span style="font-size: x-small;">« Elle me fit comprendre que je ne devais
plus insister, qu’elle ne voulait pas voir les photographies de ces objets pour
l’instant. Ce n’est qu’un an et demi plus tard qu’elle me demanda de les lui
montrer. […] Souvent devant certaines associations que j’avais faites de ces
objets avec son travail, elle souriait. […] Finalement au bout de plusieurs
jours, elle me dit qu’elle préférait ne pas mettre ces photos dans notre livre.
« C’est votre interprétation, votre histoire et non pas la mienne », et elle ne
voulut plus en entendre parler . » </span></b></div><div><br /></div><div>LES DIFFÉRENTS STATUTS DES ÉCRITS D'ARTISTES </div><div>À la fin des années 1990, Daniel Lelong confia à Marie-Laure Bernadac et
Hans-Ulrich Obrist la mission de choisir, réunir et présenter les écrits de
Louise Bourgeois. Le recueil de quelques 400 pages regroupe, par ordre
chronologique, des écrits fort différents : « textes poétiques accompagnant des
gravures, articles sur l’art et les artistes pour des revues, lettres aux
éditeurs, commentaires d’œuvres dans des catalogues, interviews (souvent relus
avant publication), déclarations officielles à l’occasion de colloques ou de
remises de prix, extraits des principaux films ». L’une des difficultés était
liée au fait que l’artiste n’avait jamais cessé de dessiner et d’écrire : « Des
dizaines et des dizaines de journaux intimes, sous forme de carnets, de cahiers
ou de feuilles éparses, puis d’agendas remplissent ses placards, soigneusement
conservés, datés, archivés ». Intimement liés, l’écriture et le dessin n’étaient
pas seulement des outils nécessaires pour saisir les idées au vol dans le flux
continuel de la pensée, opération que Louise Bourgeois appelait joliment capter
des « idées-plumes ». Ce n’était pas seulement un moyen de fixer des souvenirs
dans le flot d’événements ou de non-événements quotidiens, en s’emparant de «
tout support qui lui tombe entre les mains ». En collectant, datant et archivant
ses multiples écrits, Louise Bourgeois n’assumait-elle pas le rôle de
conservateur de <i>toute</i> sa création ? Deux ans plus tard, lors d’un
colloque, Marie-Laure Bernadac a classé les écrits de l’artiste dans quatre
catégories distinctes : le journal d’enfance, la correspondance, les journaux
intimes, les textes poétiques publiés avec les portfolios de gravures . Se
faisant, elle laissait de côté les textes de catalogue. Pourquoi ? En fait, la
question qui se pose est la suivante : les écrits d’artistes ont-ils le même
statut ou la même importance ? Ou pour être plus précise, le poème de Louise
Bourgeois en regard de ses gravures a-t-il le même statut que son commentaire
des <i>Cells</i> dans un catalogue d’exposition ? On sera tenté de valoriser le
poème au détriment du commentaire si l’on pense que les écrits sont autonomes,
qu’il existe une hiérarchie des genres et que les catégories sont étanches. Mais
la réalité est plus complexe : l’expérience créative est une expérience
cannibale qui se nourrit de tous types de créations (littéraires, plastiques,
filmiques, musicales…) indépendamment de leur lieu de production, de leur niveau
de langage ou de recherche . François Morellet avait une façon humoristique de
caractériser ce flot de textes et de sources d’inspirations disparates : «
Comment taire mes commentaires ? ». Avant lui, Francis Picabia était passé
maître dans le brouillage des genres lorsqu’il composait poèmes, lettres d’amour
et articles sur l’art à partir de détournement des aphorismes de Nietzsche ! </div><div>Fréquemment les écrits d’artistes sont des palimpsestes, qui ressassent une
obsession amoureuse ou colmatent une blessure narcissique. Hésitant entre
simplicité et complexité, réel et imaginaire, douleur et plaisir, Bourgeois nous
confronte à nos propres contradictions. Mais les écrits « pédagogiques » de la
créatrice des <i>Cellules</i> ainsi que le livre
<i>L’Aveugle guidant l’aveugle</i> de Mâkhi Xenakis introduisent une autre
dimension : le dévoilement d’une praxis ouverte mais contrôlée, qui passe par
l’auto-analyse, la conscientisation des actes et la mise à distance des
associations d’idées et autres « projections » des regardeurs. Louise Bourgeois
en a donné la preuve pendant plus de soixante-dix ans : son incroyable faculté
de renouvellement et la vivacité de l’œuvre résultent de cette attitude
discursive.
</div></div>carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-25737980728038523452020-12-21T03:25:00.001-08:002020-12-21T03:25:28.017-08:00De la carte à dada !<div class="separator" style="clear: both;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg-LuSIiUw08raxPKFXz-MysgjJetraPlTH_MZce7GYGVgieoPVvTtbAO8qIPziJn4L_rnTbTUEbr_EB3QOxOIwQ13_NIaLEslvMzHBMJOu6V3frKzp68MmNPaoCW8rSu0T4Zu_-aBl0ZI/s719/Couverture.jpg" style="display: block; padding: 1em 0; text-align: center; "><img alt="" border="0" width="400" data-original-height="605" data-original-width="719" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg-LuSIiUw08raxPKFXz-MysgjJetraPlTH_MZce7GYGVgieoPVvTtbAO8qIPziJn4L_rnTbTUEbr_EB3QOxOIwQ13_NIaLEslvMzHBMJOu6V3frKzp68MmNPaoCW8rSu0T4Zu_-aBl0ZI/s400/Couverture.jpg"/></a></div>
Publié par les éditions du Sandre, cet ouvrage présente près de 500 cartes postales qui témoignent de la circulation du photomontage en Europe, aux USA, en Russie et au Japon, de sa pénétration dans la culture populaire. Outils de propagande ou expressions fantaisistes, ces cartes puisent leurs formes dans la mythologie, les illustrations, la caricature, tout autant que dans la photographie et le cinéma des origines.
L’auteur interroge leur place dans l’histoire de l’art : au vu de ce foisonnement, comment se peut-il que les dadaïstes aient revendiqué l’invention du photomontage ? que Walter Benjamin n’évoque guère ces images miniatures tandis que les surréalistes se passionnaient pour les cartes fantaisie ? que Paul Éluard les considérait comme la « petite monnaie de l’art » pour distraire les exploités ?
carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-48588776563000435452020-11-30T10:54:00.014-08:002020-12-21T03:29:05.101-08:00Picabia et le cinéma<div class="separator" style="clear: both;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg9-SMMAMPpRVCTtPwJlgJ2SesKi0QekiNf5g_10O6CXxtgzZ921Ma1Ny-flfUlx4QY70HMVj4tPh-HryCgKF8CBlT1ArWbyBoqXRsMYEXxl4iq1Yk7MhuR4I6LXNYLUKwctGbt1sl2Qws/s2048/Picabia1er.jpg" style="display: block; padding: 1em 0; text-align: center; "><img alt="" border="0" height="600" data-original-height="2048" data-original-width="1326" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg9-SMMAMPpRVCTtPwJlgJ2SesKi0QekiNf5g_10O6CXxtgzZ921Ma1Ny-flfUlx4QY70HMVj4tPh-HryCgKF8CBlT1ArWbyBoqXRsMYEXxl4iq1Yk7MhuR4I6LXNYLUKwctGbt1sl2Qws/s600/Picabia1er.jpg"/></a></div>
Picabia fit du cinéma à toute vitesse, entre jouissance et folie, comme il conduisait ses automobiles. En 1924, il avoua avoir confié un « tout petit scénario de rien du tout » à René Clair qui en fit un « un chef d’œuvre », <i>Entr’acte</i>. Pourtant, le peintre s’était pris au jeu, au point d’inventer un ballet-cinéma (souvent comparé au <i>Grand Verre</i> de Duchamp), puis de caresser le rêve de fonder un collectif de cinéastes. En 1928, il récidiva avec <i>La Loi d’accommodation chez les borgnes</i>, « l’histoire d’un crime de lèse-réalité » très différent des scénarios d’Artaud, de Buñuel et Dali ou de Desnos. Et pour cause ! Ses articles explicatifs sont remplis d’anecdotes plus ou moins triviales et de mots d’esprit : <i>Entr’acte</i> et <i>La Loi</i> ne croient pas à grand-chose, sauf au « désir d’éclater de rire » ; « on ne va pas au cinéma pour y retrouver sa table de nuit, ses pantoufles, sa cuisinière ou son carnet de chèque ». Belle façon de prendre ses distances par rapport au « théâtre filmé » et aux recherches du cinéma « pur » ! Picabia aime les rebondissements des films à épisodes et les courses-poursuites burlesques du cinéma d’avant-guerre. Avant Dada ? Ce n’est pas une nouveauté : dans ses essais poétiques aussi, cet irréductible individualiste mêlait novations, insolences, et retours vers les aphorismes du passé.
carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-58918050687363447062019-12-14T09:11:00.000-08:002019-12-14T09:22:03.835-08:00La Ribot, Mathilde Monnier, Tiago Rodrigues, Please Please Please<i></i><b><i>art press</i> n° 470, octobre 2019, 2e cahier, p. 42-45.</b><br />
<br />
C’est une expérience étrange que La Ribot, Mathilde Monnier et Tiago Rodrigues nous proposent. Dans un décor sobre éclairé par Éric Wurtz, des « personnages décalés, drôles et grinçants » surgissent. La Ribot et Mathilde Monnier incarnent différentes figures : un fou, un artiste, un marginal... et même un cafard qui danse ! Pour la première fois, les textes de Tiago Rodrigues – directeur du Teatro Nacional Dona Maria II de Lisbonne depuis 2016 – servent de déclencheurs souples ou peut-être de points de mire à leurs turbulentes recherches chorégraphiques. Le « contrat décalé entre des créateurs sauvages qui retrouvent leur liberté » (1) est devenu un message adressé aux générations futures : <i>Please Please Please</i>.<br />
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<b>Pièces, installations, live. J’adore regarder danser les gens…</b><br />
Danseuse, chorégraphe et directrice du Centre National de la danse– après avoir dirigé le Centre chorégraphique national de Montpellier-Languedoc-Roussillon – Mathilde Monnier a signé de nombreuses créations aux univers très différents, s’associant par exemple à l’écrivaine Christine Angot, au compositeur Heiner Goebbels, au chanteur Philippe Katerine… <br />
Avec son <i>Projet distingué</i> interprété en solo, ses <i>Pièces distinguées</i> vendues à des collectionneurs et ses œuvres scéniques entre spectacle, performance et vidéo, La Ribot a pris un autre chemin. Par exemple, pour la pièce <i>40 Espontáneos</i> (2004), elle a recruté 40 amateurs par voie de presse et leur a demandé d’accomplir des actions simples : s’habiller, courir, marcher, s’allonger, rire… <br />
En 2014 et 2015, au Festival d’Avignon, le comédien et metteur en scène Tiago Rodrigues a monté les pièces <i>By Heart</i>, puis <i>Antoine et Cléopâtre</i> d’après William Shakespeare. Au printemps 2016, à Paris, il a occupé le Théâtre de la Bastille et présenté sa pièce <i>Bovary</i>. Cette année, avec le collectif tg STAN, il crée <i>The way she dies</i>, relecture d’Anna Karénine de Tolstoï. Histoires mythiques. Héroïnes romanesques…<br />
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<b>Des femmes géniales</b><br />
En 2008 déjà, Mathilde Monnier et La Ribot avaient inventé le puissant personnage de Gustavia présenté lors du Festival d’automne au Centre Pompidou. Pendant une rencontre publique à Nancy (2), La Ribot avait dévoilé les étapes de cette première collaboration : chaque jour, l’une improvisait pendant dix, vingt minutes ou plus, et l’autre copiait, déconstruisait ou parodiait à son tour. Au bout d’un mois, les « matériaux » issus de ces confrontations étaient partagés pour « construire des moments ». <br />
Ensemble les deux artistes – dont la ressemblance physique est frappante (« dans ce spectacle et de loin », comme le dit La Ribot) – ont donc convergé vers une création qui laisse place à l’improvisation. Lors des représentations, beaucoup de choses étaient écrites mais presque rien n’était fixé, ce qui donnait toute son importance au « vivant ». La création comme sédimentation ou pour le dire autrement, la création comme <i>work in process</i>. L’impermanence dans la permanence. Voilà comment est née <i>Gustavia</i>, cette pièce-personnage qui met en scène des femmes qui ne peuvent être jumelles mais se ressemblent au point de former un seul corps dédoublé, adoptant des postures insolites ou provocatrices, explorant différents visages, parlant fort, criant cette vérité « Dieu est une femme, une femme géniale » !<br />
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<b>Créer dans le contexte</b><br />
Comment « composer avec le moi-artiste, le moi-directeur, le moi-manager » ? Est-il possible de garder le cap ? Comment faire si l’on désire le triomphe d’ « un théâtre qui n'impose pas, dès les premières minutes du spectacle, des codes établis, une esthétique ou une éthique ». L’auteur de ces lignes est Tiago Rodrigues (3). Épris de liberté, il voudrait « signer des contrats construits ensemble, des contrats esthétiques et politiques, plus complexes de scène en scène, avec de nouvelles strates de langage, d'interprétation [...] »<br />
Comment inventer des projets ambitieux, quand les écoles d’art, les centres d’art, les théâtres nationaux voient leurs missions publiques remises en cause et leurs budgets revus à la baisse ? Comment envoyer un message d’espoir aux jeunes générations ? Comment créer dans le monde de la catastrophe imminente ? Cette question que posait Fluxus en pleine guerre froide, la voici de nouveau sur toutes les lèvres. Dans ce monde libéral en pleine mutation, qui saborde tous les codes et laisse peu d’espoir de survivances, la réflexion sur la mémoire et la transmission est essentielle.<br />
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<b>Mémoires à fleur de peau et histoire du présent</b><br />
Invitées par le Centre Chorégraphique National-Ballets de Lorraine en 2012, La Ribot et Monnier ont conçu séparément des spectacles qui engageaient les souvenirs des danseurs : la première intitulait <i>EEEXEEECUUUUTIOOOOONS !!!</i> une performance qui, par la répétition de gestes brefs, poussait à son paroxysme la mécanique productiviste de la danse et du show. Avec <i>Objets re-trouvés</i>, Mathilde Monnier, considérant les corps des jeunes danseurs comme des archives vivantes, leur demandait de rejouer des extraits de spectacle prélevés dans le vaste répertoire des Ballets de Lorraine. Quant à Rodrigues, dans sa pièce <i>By heart</i>, il invitait une dizaine de personnes du public à s’installer sur scène pour réciter un poème qu’ils venaient d’apprendre plus ou moins facilement.<br />
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On le sait, le processus créatif ne cesse d’évoluer, de se transformer. Même si un synopsis ou une partition servent de fil conducteur aux performances, même si les gestes et les textes sont mémorisés, rien n’empêche de faire les choses autrement. Face à cela, les critiques d’art, ces « animaux à idées molles » comme le disait Francis Picabia, ne sont sûrement pas des devins. On ne peut rien deviner quatre mois à l’avance... Juste livrer quelques pistes glanées auprès de La Ribot et de Mathilde Monnier : « deux femmes sur le plateau s’adressent à leurs fils et filles, c’est un message pour les générations futures, un message du présent qui est envoyé dans le temps. Les enfants répondent… Please, écoute-moi ! Mais qui doit écouter qui ? Qui doit conseiller qui ? Les deux femmes parlent de la même voix. Ce sont des personnages doubles qui racontent le monde d’aujourd’hui et celui de demain. »<br />
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(1) Titre initial du spectacle.<br />
(2) Lors du colloque <i>Femmes, attitudes performatives, aux lisières de la danse et de la performance</i>, organisé par l’auteure en novembre 2012 et qui donna lieu à une publication aux Presses du réel en 2014.<br />
(3) Tiago Rodrigues, entretien avec Pascaline Vallée, www.theatre-contemporain.net, septembre 2018.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-21240951161938800182018-12-01T06:45:00.002-08:002018-12-01T07:30:28.865-08:00la peinture dans le champ élargi<b>« La peinture dans le champ élargi »,<br />
conférence, Le Plateau, Paris, 13 novembre 2003.</b><br />
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En consultant le plan, on voit des formes géométriques qui se chevauchent, des rectangles et des triangles disposés autour d’un noyau circulaire. On repère le damier jaune et bleu à fort impact visuel, le coloriage rapide des couleurs primaires ainsi que la prédominance de la couleur verte. En regardant mieux, on comprend que le cercle est très nettement décalé, qu’il est décentré. Rien n’est symétrique dans cette œuvre [fig.1]. <i>TV tipped Toe Nails and the Green Salami</i> est le titre du projet de l’artiste américaine Jessica Stockholder qui fut réalisé cet été, dans la grande nef du CAPC, Musée d’art contemporain de Bordeaux.<br />
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1. Jessica Stockholder, plan de <i>T.V tipped Toe nails & the Green Salami</i>, CAPC, Bordeaux, 2003.<br />
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Monumentale, l’œuvre se présente comme un grand étalage de matières et de couleurs (bois, brique, plastique, métal, tissus, moquettes, tapis) et d’objets d’électroménager blancs en marche, le tout disposé sur le sol ou sur des estrades. Mais elle évoque aussi une scène de spectacle dotée d’une tribune avec des fauteuils de couleur verte où chaque visiteur devient un acteur ou un regardeur potentiel. Vu d’une certaine hauteur, tout change. L’ensemble paraît très compartimenté, bien rangé et structuré par ses zones de couleurs. Peu de place est laissée au hasard. Ou alors, il s’agit d’un hasard contraint, à l’image de la coulure de peinture jaune et orange qui s’est étalée sur le tissu que l’artiste avait préalablement peint en bleu. Placé sur un promontoire incliné, l’ensemble de ce dispositif a maculé un petit rectangle de moquette violette placé au sol, juste à la jonction. Partout ailleurs, la peinture a servi à recouvrir les assemblages de briques et à « habiller » la construction de bois qui enserre l’un des piliers de la nef. Il s’agit bien sûr d’une <i>installation</i> [fig. 2].<br />
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2. Jessica Stockholder, vues partielles de <i>T.V tipped Toe nails & the Green Salami</i>, 2003.<br />
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« Installation » est un terme galvaudé que Stockholder ne revendique pas vraiment pour ses œuvres, mais qu’elle ne rejette pas vraiment non plus. Le concept d’installation est un concept flou, malléable et global qui accepte différentes définitions ou, plus simplement, n’en livre aucune. Dans les années 1960, on était plutôt enclin à évoquer le terme d’environnement pour qualifier des œuvres qui avaient un souci de la spatialité. Pendant les années 1980, le terme d’installation s’est imposé pour nommer une foultitude de créations disparates, comportant de la peinture ou n’en comportant pas, proposant de la vidéo ou pas, montrant des ready-made ou non. L’usage de ce terme en lieu et place de celui d’environnement a certainement contribué à la perpétuation d’une certaine idéologie du nouveau.<br />
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Les compositions monumentales de Stockholder sont des hybrides qui se situent entre la peinture, la sculpture et le ready-made. Elles semblent nouvelles et inclassables. Pourtant, rien n’empêche de chercher le cordon ombilical. Ainsi Maurice Fréchuret a établi une filiation impressionnante qui se traduit par une succession de noms, parmi lesquels on note Picasso et ses collages, Spoerri et ses <i>Tableaux-pièges</i>, César et ses <i>Compressions</i>, les œuvres de Rauschenberg et de Kienholz ainsi que celles de Deschamp et de Saytour (1). La liste est extensive et, d’une façon ou d’une autre, il semble possible d’y faire entrer la majorité des références de l’art du vingtième siècle. Pour cerner l’œuvre de Stockholder, il est sans doute nécessaire de forger d’autres outils théoriques et particulièrement de s’interroger sur la part du pictural dans ce champ élargi. De ce point de vue, l’analyse récente de Miwon Kwon (2) est intéressante. Elle souligne l’importance de la couleur dans l’œuvre de l’artiste ainsi que la convergence entre trois domaines d’expression : le collage, le ready-made et l’abstraction picturale. En outre, l’œuvre de Stockholder réunirait trois conceptions de l’espace qui prévalaient encore dans les années cinquante lors du triomphe de l’expressionnisme abstrait : celle de l’espace mimétique (ou espace fictif, perspectif), de l’espace sublime (revendiqué par les peintres Rothko ou Newman) et enfin l’espace de l’expérience vécue (des sculpteurs Robert Morris et Richard Serra). Dans une interview récente (3), Jessica Stockholder a mis en valeur d’autres points fondamentaux pour elle : la composition (qui n’est pas focalisée sur un centre), l’exploration de la notion d’échelle (à travers une interrogation sur les formats monumentaux et les formats intimes) ainsi que les rapports implicites de son œuvre avec la narration et la poésie concrète.<br />
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Toute personne peut conclure à l’hétérogénéité de ces notions. Mais lorsqu’on évoque successivement la couleur, la composition, l’espace, le format et une certaine forme de narration qui n’est pas forcément antinomique avec le principe d’abstraction, nous sommes bien dans le champ de la peinture. La peinture est multiple, changeante. Nous savons et nous ne savons pas ce qu’elle est. L’historien Daniel Arasse a décrit ses mutations à partir du Trecento, ses changements de fonctions qui sont liés à la technique ainsi qu’au statut social de l’artiste. Entre le Trecento et le Quattrocento, la peinture à l’huile a remplacé la détrempe, et la toile s’est de plus en plus souvent substituée au panneau de bois des polyptyques. Tandis que les donateurs (religieux, princes ou marchands) se faisaient représenter dans les peintures religieuses ou bien dans des portraits individualisés, on vit se manifester les premiers comportements excentriques qui campent la figure du créateur bizarre, de l’artiste “original” à l’image de Piero di Cosimo ou bien plus tard du Caravage, que Poussin accusait d’avoir détruit la peinture (4). De la même façon, le précepte d’<i>Ut Pictura Poesis</i> (« la Poésie, comme la Peinture ») permit aux peintres de se doter d’un prestige social équivalent à celui des écrivains, poètes et humanistes (5). Du Quattrocento jusqu’au début du vingtième siècle, le tableau de chevalet et la fresque murale ont été les formes picturales les plus usitées, régnant sans partage sur le domaine des arts visuels. La conception de l’artiste de génie, exceptionnel et singulier qui se développa à partir de Léonard de Vinci et de Michel Ange s’arc-boutait sur le mythe de l’individu libre et inaliénable qui a le pouvoir de produire des œuvres uniques et parfaitement inimitables. <br />
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Mais les conventions ne sont pas immuables. L’une des premières brèches fut introduite par Claude Monet, pris à tort pour un maître de la peinture spontanée, c'est à dire une peinture qui serait plus apte à traduire une émotion authentique. Après avoir peint sur le motif, Monet retouchait constamment ses toiles dans son atelier, il en peignait d’ailleurs jusqu'à cinq ou six en même temps. A partir de 1890, il travailla des sujets tels que <i>Les Meules</i> (qui furent décisives pour Kandinsky), <i>Les Peupliers, Les Cathédrales de Rouen, le Parlement de Londres, Le bassin aux nymphéas</i> dans un esprit sériel. Comme l'expliqua Duret dans son <i>Histoire des peintres impressionnistes</i> parue en 1906 et rééditée en 1919, « Monet peignait par séries ». Lors de deux expositions parisiennes à la galerie Durand-Ruel, il innova en présentant uniquement quinze <i>Meules</i> en 1891 et trente-sept <i>Vues de la Tamise</i> à Londres en 1904. Une partie de la production de Monet était donc régie par une économie implicite reposant sur la copie et la répétition systématique d’un modèle ou plutôt d’un motif. On sait par ailleurs, que le peintre impressionniste reprit à son marchand la série des <i>Cathédrales</i> pour y retravailler pendant trois ans [fig. 3]. Il fut également soupçonné de vouloir se simplifier la tâche et d'avoir recours à la photographie pour peindre ses <i>Parlements de Londres</i> (6). L’illusion de singularité et d’unicité de l’œuvre peinte était donc sciemment remise en cause. Ce problème de la retouche et de la reproduction n’avait toutefois rien de nouveau au regard de l’histoire de l’art. Georges de la Tour (7) ou Chardin, par exemple, peignirent des copies légèrement modifiées de leurs propres tableaux vraisemblablement pour contenter des clients qui avaient apprécié leur œuvre chez un collectionneur et souhaitaient posséder la même. L’originalité de Monet était précisément d’introduire un principe cérébral dans un art ressenti comme spontané : celui de la copie différentielle d’un modèle (qui s’oppose aux traditionnelles copies de substitution). Elle fut surtout de penser ses œuvres comme des séquences temporelles, régies par les modifications de la lumière tout au long du jour.<br />
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3. Claude Monet, <i>La Cathédrale de Rouen, le portail de la Tour Saint-Romain, effet du matin, harmonie blanche ; soleil matinal, harmonie bleue ; symphonie en gris et rose</i>, 1892-1893, huile sur toile, circa 100 x 65 cm.<br />
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Au début du vingtième siècle, d’autres coups de buttoirs furent assénés à la peinture par l’artiste Francis Picabia, qui se targuait d’être « allé jusqu’au bout de l’art des suggestions ». Picabia fut le premier peintre de chevalet qui supprima la toile pour ne garder que le cadre. <i>La Danse de Saint-Guy</i>, œuvre de 1921 comportant cadre, ficelles et inscriptions au crayon sur carton, fut le titre de cette provocation post-dadaïste [fig. 4]. Bizarrement l’œuvre fut acceptée et exposée au salon des Indépendants de 1922, alors que deux autres envois furent refusés par le comité de sélection dirigé par le peintre Paul Signac. Il s'agissait de collages réalisés sur des toiles. Le premier s’intitulait <i>La Veuve joyeuse</i> et associait le portrait photographique de l’artiste à un relevé sommaire de cette même photo tracé à la peinture noire. Le second, <i>Chapeau de paille !</i> regroupait une corde, un carton d’invitation pour un réveillon chez la cantatrice Marthe Chenal ainsi qu’une légende manuscrite ambiguë : « M... pour celui qui regarde ». Ces œuvres furent refusées alors qu’elles ne comportaient aucun caractère pornographique (pensons à Courbet) et ne reposaient pas sur un ready-made (pensons à R. Mutt alias Duchamp). Aux yeux des censeurs, il était donc moins choquant de montrer un cadre vide plutôt qu’une toile blanche utilisée comme un tract ou une réclame. Picabia fit publier une lettre de protestation contre les méthodes de Signac (« On refuse M. Picabia aux Indépendants ») dans plusieurs quotidiens français. Signac avait activement participé à la création du salon des Indépendants dont il était devenu président en 1909. Mais il était également, avec Seurat et Sisley, une figure tutélaire du néo-impressionnisme. La rébellion de Picabia était d’autant plus forte qu’elle s'appuyait sur le refus des fondements de sa propre peinture. Picabia rejetait en fait les sources impressionnistes de son art, origine qu’il avait en commun avec d’autres peintres de sa génération (Kurt Schwitters, Robert Delaunay...)<br />
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4. Francis Picabia avec <i>Danse de Saint-Guy</i>, assemblage, cadre, ficelles et inscription sur carton, 1921.<br />
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Par le biais de l’assemblage et du message scriptural, Picabia faisait entrer la peinture dans l’ère du non-art, il mettait en place les conditions d’une approche négative et remettait en cause les notions d’imagination, de lyrisme de l’expression, d’effet plastique, de virtuosité technique. Au fond, la peinture de Picabia est l’histoire d’un déracinement volontaire : en même temps qu’il passait la notion de création dans la moulinette de la dérision, il s’extirpait bruyamment de l’avant-garde dadaïste dont il disait tout simplement qu’elle l’ennuyait.<br />
Au cours des années 1980, les critiques ont souvent évoqué le nomadisme foncièrement éclectique de ce peintre cleptomane. Ils ont vu en lui une sorte de précurseur anachronique de la postmodernité. Pourtant l’esprit retors de Picabia peut tout aussi bien s’expliquer à travers le mobilisme d’Héraclite, la jouissance d’Épicure, le scepticisme de Sextus Empiricus et le principe de l’éternel retour nietzschéen...<br />
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Il n’existe pas de négativité sans assertion positive, pas de déconstruction des usages sans reconstruction d’autres codes. La pure négativité n’existe pas. La <i>Danse de Saint-Guy</i> n’était pas seulement le constat de la disparition de la peinture, comme espace mimétique ou sublime. Cette œuvre était faite pour être suspendue comme un mobile et pour entrer en interaction avec son environnement et avec les spectateurs. Elle naissait d’un souci de “l’espace vécu” et dérivait des scénographies dadaïstes que Picabia avait inventées en 1920.<br />
Les catégories résultent de principes de classement tout à fait contestable. On peut dire qu'il y a de l'ordre dans le désordre, que la non-structuration est une structure, que la construction suppose une part de destruction. De la même façon, les oppositions sont des artefacts : on emprunte à la science des manières conceptuelles, une énergie de classement. Les oppositions chaud/froid, populaire/élitiste, féminin/masculin, beau/laid ne sont pas permanentes. Leurs rapports se dévoilent progressivement, et ce faisant, il arrive souvent que l'un devienne la négation de l'autre. Ainsi le beau peut avoir rapport avec la pureté (Kant), avec la congestion et la secousse nerveuse (Baudelaire), avec la laideur et la souillure (Bataille), avec la lutte (Adorno). Nous sommes confrontés à un ciel de concepts fluctuants, à une constellation de concepts, dans laquelle les mots art, installation et peinture sont mouvants et acceptent de multiples définitions.<br />
De même que les catégories esthétiques sont fluctuantes, l'historisation des œuvres est contestable. Il est devenu courant, indique Miwon Kwon, « d’attribuer l’impulsion de l’installation, comme catégorie artistique, soit au happening, soit à l’art minimal » qui se sont développés à partir des années cinquante. Ces filiations reposent sur l’idée que toutes ces formes d’art intègrent la temporalité, les perceptions corporelles et l’espace “réel”. Pourtant, pour toutes formes d’art, il est possible de trouver des précurseurs. Nous n’irons pas jusqu’à citer le facteur Cheval dont le Palais d’Hauterives fut récemment intégré dans une histoire élargie de l’installation (8). Nous n'évoquerons pas non plus le célèbre <i>Merzbau</i> de Kurt Schwitters mais plutôt l’œuvre collective d’Hans Arp, Sophie Taeuber-Arp et Théo Van Doesburg pour le cinéma-dancing de l'Aubette à Strasbourg [fig. 5]. Ce vaste projet pictural élaboré en 1926-1927 regroupait différents styles : biomorphisme d’Arp, géométrie décorative de Taeuber et surtout néo-plasticisme de Van Doesburg dont l’ambition était littéralement d’absorber l’architecture, de résister à sa tension. Pour cela l’artiste néerlandais opta pour une répartition oblique de formes rectangulaires et de formes carrées qu’il peignit exclusivement en aplats de couleurs primaires et secondaires. Il s’efforça de dénouer l’architecture en établissant une continuité plastique entre les murs et le plafond. Se faisant, il niait les trois dimensions de la boîte architecturale. L’intégration de la peinture dans un “espace réel” devenait négative, la tension ne résultait plus de l’architectonique des lieux mais du rapport dynamique des formes et des couleurs. La temporalité et surtout les perceptions corporelles étaient canalisées dans un idéal constructiviste pour le moins paradoxal.<br />
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5. Théo Van Doesburg, Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp, café de l'Aubette, Strasbourg, 1926-1928.<br />
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Dès le milieu des années 1940, l’artiste et architecte Frederick Kiesler s'orienta vers une toute autre voie, située plutôt du côté du biomorphisme d’Arp. Ami de Marcel Duchamp et de Peggy Guggenheim, célèbre inventeur de l’<i>Endless House</i> (1950-1959), Kiesler réfléchissait à d’autres modalités d’exposition de ses propres œuvres. Sous les termes de <i>galaxies</i> puis de <i>corréalisme</i>, il mena les premières expériences muséales de spatialisation de la peinture et de la sculpture « conçue pour que l’on vive à l’intérieur d’elle ». Très critique face au <i>white cube</i>, goûtant peu la poésie de l’angle droit, Kiesler souhaitait que l’œuvre d’art devienne un « espace vivant » (9) dans lequel le spectateur interviendrait physiquement [fig. 6].<br />
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6. Frederick Kiesler, sculptures de David Hare, Miró, Tanguy et Kiesler dans une installation de Kiesler, Exposition internationale du surréalisme, Galerie Maeght, Paris, 1947.<br />
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Au début des années 1950, ces principes suscitent l’enthousiasme d’Alfred H. Barr (directeur du Museum of Modem Art de New York) et d'Elaine De Kooning. À la même époque, ils trouvent un écho dans les installations de sculptures de Louise Bourgeois à la Peridot Gallery. Dans un entretien avec Susi Bloch publié en 1976, celle-ci a d’ailleurs expliqué clairement sa volonté d’éviter la simple présentation des œuvres :<br />
« L’espace du spectateur devient l’espace du créateur. On entre dans l’espace et on manipule des objets dans cet espace, ce qui est le privilège des créateurs... C’est en réalité l’origine des sculptures environnementales et plus tard des happenings. » (10)<br />
Frederick Kiesler puis Louise Bourgeois s’intéressaient à l’espace de la sculpture dans le musée, bien avant Donald Judd et Robert Morris... Une bonne quinzaine d’années avant le concept de <i>non-site </i>formulé par Smithson et <i>Les Igloos</i> de Mario Merz qui rejetaient autant le mur que le socle, ils exprimaient une forte critique du lieu culturel où l’art s’expose. Au cours des années 1960-1970, des artistes tels que Beuys, Ben, Filliou, Dieter Roth... ont transformé l’espace d’exposition en lieu de vie, de discussion ou en atelier de production.<br />
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7. Louise Bourgeois, exposition de sculptures à la galerie Peridot, New York, 1950.<br />
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L’histoire de la peinture ou de la sculpture, comme celle des concepts et une histoire de <i>déplacements</i>. Ainsi que l’affirmait encore récemment Daniel Arasse, il y a bien une rupture entre l’époque classique et notre époque, mais pourtant certains anciens concepts demeurent opératoires. S’interroger sur la peinture, c’est prendre conscience des glissements de sens qui font qu’aux même termes ne correspondent plus les mêmes définitions. Après Gasiorowski, Kippenberger ou Stockholder, on ne peut guère refuser l’ouverture de la peinture vers d’autres champs et rejeter l’éclectisme pictural au nom de la Pureté ou de l’Authenticité. La peinture peut être faite sur tissus, sur plaques d’émail, sur toile, elle peut être intégrée à l’architecture ou la nier, elle peut s’insérer dans une installation ou devenir elle-même une installation.<br />
Les formes changent plus vite que les mots, d’où la déroute et l’évanescence du concept d’art. Plutôt que d’opposer les notions terme à terme et de considérer l’art comme un terrain éminemment conflictuel où il faudrait choisir entre abstrait et figuratif, moderne et postmoderne, peinture et installation, il semble plus constructif de mettre en jeu et en relation toute une constellation de concepts.<br />
Tout est question de terminologie. Les différences d’approche sur la notion de modernité sont à la source d’un véritable malentendu entre les critiques d’art français et américains, les uns se référant à Baudelaire, les autres aux écrits de Clément Greenberg sur le modernisme du collage cubiste. Le préfixe grec néo (dans néo-classicisme, néo-impressionnisme) est synonyme de nouveauté, le préfixe latin post signale simplement le passage à ce qui vient “après”. Aujourd’hui nous ne sommes pas loin de pousser le comique jusqu’à dire que nous vivons l’ère du néo-post modernisme ! Il est temps de dénoncer cette commodité d’esprit qui conduit à ratifier l’ère du post, de « l’après ». N’était-il pas exagéré d’affirmer, ainsi que le fit Rosalind Krauss au milieu des années 1980, que l'ère du modernisme était close et que s’ouvrait désormais l’ère du post-modernisme ? Comment peut-on postuler la fin d’un temps historique ? Cette approche régie par une logique hégélienne (celle de la rupture esthétique et du déclin de l’art), tout autant que par le structuralisme auquel Krauss emprunta quelques schémas, ne sont que les moyens de façonner une réalité duelle où chaque artiste devrait entrer dans un camp, y délimiter son propre territoire et défendre sa propre position. De toute évidence, la peinture a une supériorité sur la théorie, elle est beaucoup moins univoque.<br />
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NOTES<br />
(1) Maurice Fréchuret, « Embrasser le mur », catalogue de l’exposition <i>Jessica Stockholder</i>, capcMusée d’art contemporain de Bordeaux, été 2003, p. 7-16. <br />
(2) Miwon Kwon, « Confusions de l’espace, quelques réflexions sur les compositions scénographiques de Jessica Stockholder », catalogue de l’exposition <i>Jessica Stockholder</i>, op. cit., p. 35-42.<br />
(3) Voir « Composition is everywhere », Une conversation entre Jessica Stockholder et Jean-Pierre Criqui, catalogue de l’exposition <i>Jessica Stockholder</i>, op. cit., p. 45-53. <br />
(4) Dans « Questions, hypothèses, discours », Louis Marin émet l’hypothèse que Le Caravage serait l’instigateur de la destruction de la représentation d’histoire mais, selon lui, Poussin serait aussi à l’origine de la destruction du tableau d’histoire, voir Louis Marin, <i>Détruire la peinture</i>, Champs Flammarion, 1997, p. 11-40. <br />
(5) Daniel Arasse, <i>Les Primitifs italiens</i>, éditions Famot, Genève, 1986. <br />
(6) Voir les documents réunis dans Sylvie Patin, <i>Monet, “un œil… mais, Dieu, quel œil”</i>, Découvertes Gallimard, 1991, p. 145 et 153. <br />
(7) Georges de La Tour peignit deux versions du <i>Tricheur</i>, l’un à l’as de trèfle, l’autre à l’as de carreau. Il fit également deux versions de <i>Saint-Jérôme</i>. <br />
(8) Voir Nicolas de Oliveira, Nicola Oxley, Michael Petry, Michael Archer, <i>Installations, l’art en situation</i>, Thames & Hudson, 2001. Il est intéressant de noter que les auteurs ne se livrent à aucune tentative de définition de leur sujet. Après une approche historique où l’on voit apparaître les noms du facteur Cheval, de Schwitters et de bien d’autres, les installations sont classées dans quatre rubriques : site/ médias/ musée/ architecture. <br />
(9) Pour cette citation et la précédente, voir Gunda Luyken, « Kiesler plasticien : de la Galaxie à la “sculpture environ-nementale” », <i>Frederick Kiesler, artiste-architecte</i>, éditions du Centre Georges Pompidou, 1996, p. 162. Dans le même ouvrage, Christoph Grunenberg met en valeur le caractère extrêmement précurseur de l’artiste : « il n’a pas esquivé la montée de la “culture de masse”, ni l'émergence de la société du spectacle. Il a salué et exploité avec sérieux les nouveaux instruments et techniques de la distribution et consommation de l’image, y compris le cinéma, la télévision, la publicité, le marketing et l’installation des étalages commerciaux », voir « Espaces spectaculaires : l’art de l’installation selon Frederick Kiesler », p. 113. <br />
(10) Louise Bourgeois, <i>Destruction du père, reconstruction du père, écrits et entretiens, 1923-2000</i>, Daniel Lelong éditeur, 2000, p. 110-111. <br />
(11) Rosalind Krauss, « La sculpture dans le champ élargi », dans <i>L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes</i> [1985], Paris, Macula, 1993, p.121.<br />
carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-86166235597491876252018-05-01T07:12:00.001-07:002018-05-01T07:46:17.527-07:00LIVRES SUR LA DANSE ET LA PERFORMANCE<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEja6vmOlXDp4zJwDTSsCTCvjGdtzZh0hmkOodrAomw2o_YxCTJPPyf9zxiU8Ky-jWmosj39Lt6LLxr7XWvpDuoJodSloQ7UAEuouWXDMXqdtEtS__mDFttXKJGSVbGT_PjnG-8OCh_N87M/s1600/Couverture-def-small-1page.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEja6vmOlXDp4zJwDTSsCTCvjGdtzZh0hmkOodrAomw2o_YxCTJPPyf9zxiU8Ky-jWmosj39Lt6LLxr7XWvpDuoJodSloQ7UAEuouWXDMXqdtEtS__mDFttXKJGSVbGT_PjnG-8OCh_N87M/s320/Couverture-def-small-1page.jpg" width="262" height="320" data-original-width="278" data-original-height="340" /></a><br />
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<b>Carole Boulbès, <i>Relâche, dernier coup d'éclat des ballets suédois</i>, Dijon, Ed. Les Presses du réel, 2017.</b><br />
Ce livre vient combler une lacune : aucune étude approfondie n’avait encore été consacrée à Relâche de Francis Picabia et Erik Satie, dernier Ballet suédois présenté sur la scène des théâtre des Champs-Élysées, en décembre 1924. <br />
Cet oubli est d’autant plus surprenant que ce strip-tease en deux actes annonçait brillamment les happenings des années 1960 et les performances actuelles. Avec ses décors aveuglants et ses injures, Relâche est le seul ballet dadaïste de l’histoire de la danse.<br />
Tout en prenant appui sur les correspondances de Francis Picabia avec Erik Satie, Rolf de Maré et René Clair, l’auteur accorde une place importante aux articles de presse ainsi qu’aux affiches, réclames et cartes postales d’époque.<br />
Grâce à cet album critique, le lecteur est immergé dans le Paris artistique et mondain des années folles, au cœur de la musique et de la danse, du music-hall et du cinéma, peu avant l’ouverture de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels.<br />
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<b><i>Latifa Laâbissi, Grimaces du réel</i>, Dijon, Ed. Les Presses du réel, Les laboratoires d'Aubervilliers, 2016.</b><br />
"La part du rite. Une esthétique du montage", article pour la première monographie consacrée au travail de la danseuse et chorégraphe française.<br />
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<b><i>Femmes, attitudes performatives, aux lisières de la performance et de la danse</i>, Dijon, Ed. Les Presses du réel, 2014.</b><br />
Organisé par l’École nationale supérieure d’art de Nancy, le colloque « Femmes, attitudes performatives, aux lisières de la performance et de la danse » s’est tenu au CCAM en novembre 2012.<br />
Quel était l’objectif de ces rencontres ? À l’heure des re-enactements et autres remakes des performances historiques, il semblait important de s’interroger sur la place des femmes dans les avant-gardes des années 1910-1970. Quel regard portons-nous sur les pionnières qui ont profondément modifié la danse et la performance, en Europe et aux États-Unis ? Réunis pour la première fois, des historiens, des philosophes, des danseurs et deux chorégraphes ont accepté de faire le point sur leurs recherches. Par-delà les catégories artistiques (danse, performance, action, pantomime, théâtre, music-hall…) et les clivages (théorie/pratique ; fond/forme), ce livre est une invitation à partager leurs approches du spectacle vivant « au féminin », ses archives et ses références.<br />
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Communications de Inge Baxmann, Anne Creisseils, Sophie Delpeux, Fabienne Dumont, Géraldine Gourbe, Roland Huesca, Isabelle Launay, Doïna Lemny, et Valentine Verhaeghe. <br />
Avec une « interview performative » de La Ribot, et un entretien sur La Part du rite de Latifa Laâbissi et Isabelle Launay.<br />
Ouvrage dirigé et édité par Carole Boulbès.<br />
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carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-36795008985975473992017-04-03T09:05:00.002-07:002017-04-04T10:43:31.357-07:00relâche and the music hall - relâche et le music-hall<b>“Relâche and the Music Hall”, <i>Francis Picabia, Our Heads are Round so Our Toughts Can Change Direction</i>, Kunsthaus, Zurich, June, 3-25 September 25, 2016 ; MoMA, New York, November, 20-March 19, 2017.</b><br />
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<i>Relâche</i>, by Francis Picabia and Erik Satie, was the twenty-fourth and last Ballet Suédois performed by Rolf de Maré’s avant-garde company. This innovative two-act ballet with its accompanying film, <i>Entr’acte</i>, was performed twelve times in December 1924 at the théâtre des Champs-Elysées in Paris. (1) Choreographer Jean Börlin also served as first dancer, alongside Edith Von Bonsdorff and Kaj Smith as the main performers. Picabia’s humor and his desire to disconcert the audience were apparent right off the bat in the choice of title: in French, the word relâche is ambiguous, describing both an interval of respite from work or an otherwise tedious task as well as the temporary suspension of performances at a theater. The show’s title must have seemed particularly apt on November 27, 1924. As attendees arrived that night for the full dress rehearsal, they couldn’t deny it: the theater doors were closed. <i>Relâche</i> really was having a day off! Was Börlin truly indisposed (as was the excuse given), or was the whole thing a big publicity stunt? When at last the curtain went up a week later, the suspicion that the artists were having a laugh at everyone else’s expense was rekindled from the outset by the ballet’s filmic prologue, which showed Picabia and Satie leaping around in slow motion while loading a cannon pointed directly at the audience. The confusion engendered by this cinematic romp reached its peak at intermission, when, after the fairly slow, extremely pared-down ballet of the first act, the lights went out and the rest of the film was shown. Adapted and directed by René Clair from a screenplay by Picabia, the zany, approximately twenty-minute film is known for its chess match between Marcel Duchamp and Man Ray that is swept away by a gush of water, a hearse pulled by a camel, and its dizzying high-speed chase in Luna Park! <br />
The staging of the ballet itself offered countless other inventions intended to stoke confusion: Von Bonsdorff and nine male dancers, including Smith, each dressed in elegant evening attire and more or less indistinguishable from the crowd, moved from the audience to the stage, bothering everyone; they paraded around, undressing and dressing in turn. A dazzling—quite literally—stage set in the first act, designed by Picabia, would be replaced by an almost insulting one in the second. The clever Satie, who had wanted to work with the Dadaist, composed what one critic described as “amusing, pornographic” music, stuffed with bawdy allusions for the entrance of the men while sentimental airs accompanied the female dancer. (2) <br />
In fact, it was one provocation after another throughout the show, its choreography a mix of banal actions, Icarian games, and pantomimes. In the first act, Von Bonsdorff and a fireman busy themselves smoking and observing the set when Börlin suddenly appears in a wheelchair, in a model that had frequently been used by soldiers injured during World War I. Von Bonsdorff stops him and lifts the sides of her cape to reveal a dazzling evening gown, whereby the young master of the Ballets Suédois miraculously regains the use of his legs and, as the score indicates, leads his partner in a wild “revolving door dance.” Soon Von Bonsdorff is parading amid a group of sporty, elegant boys who pair off for some middlingly accomplished acrobatics in an attempt to call attention to themselves. Smith, the second dancer, breaks away and engages in a somewhat ridiculous joust to seduce the young lady. She undresses a little more and triumphantly stamps about on the men’s arched backs, a feat that seems impossible come the second act, when she appears on a stretcher carried by two nurses. Now it’s the men’s turn to get undressed, stripping down to reveal fitted white bodysuits decorated with little round mirrors like clowns or acrobats. The other movements are simple: walking, sitting, looking at the scenery, filling a wheelbarrow with clothing. All the while, the fireman in the spotlight continues to pour water from one bucket to another. Demonstrative like the pantomimes of silent burlesque movies, these deictic acts required no virtuosity. They were not spectacular. Relâche questioned the conventions of classical dance and performers’ physical prowess, forty years before the Judson Dance Theater and Anna Halprin’s <i>Parades and Changes</i> (1965), which was censored in the United States because the performers undressed and dressed onstage. Well before John Cage, Robert Rauschenberg, and Merce Cunningham at Black Mountain College, Picabia and Satie anticipated the “happening,” while simultaneously mocking pompous art and theatrical conventions.<br />
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A DISCONCERTING SHOW WAY AHEAD OF ITS TIME <br />
Much ink was spilled over <i>Relâche</i>, perhaps as much as, if not more than, Stravinsky’s <i>Rite of Spring</i>, performed by the Ballet Russes at the théâtre des Champs-Elysées more than a decade prior. With the goal of creating buzz, de Maré and theater director Jacques Hébertot devised a modern-day press campaign, but with one or two exceptions, support was rare, and mockery spread like wildfire through the newspapers and magazines. The acerbic attacks resembled those that had greeted the Dadaist events organized by Picabia and Tristan Tzara in Paris four years earlier: once again, critics saw nothing but schoolboy japes they deemed unoriginal and quite vulgar. To Robert Dezarnaux of the newspaper <i>La Liberté</i>, the Bal des Quat’z’Arts, the costume ball held by students at the École des Beaux-Arts, “showed a hundred times more ingenuity, imagination, and comedy.” (3) In <i>Comœdia</i>, the famous critic André Levinson mocked what he termed “backward theater,” poorly organized and not “burlesque” enough. (4) Perhaps the most piercing attacks came from composer Georges Auric, who compared Satie’s music to a “laborious void” and “simpleton’s rhapsody,” while Georges Pioch in <i>Partisans</i> derided what he likened to the “endless overkill of a doddery old man beside himself with glee.” (5) <br />
It seemed perhaps such critics had missed Picabia’s own framing of the ballet, published a week before the opening, in which he stated: “To me, the title <i>Relâche</i> expresses a break from all the pretentious absurdities of the current theater, not including the music hall, which is the only place that still has some life in it.” (6) Given the critical assault that would follow, it is obvious Picabia’s intentions were misunderstood. Jean Gandrey-Rety proclaimed that <i>Relâche</i> “trots out, one by one, all the clichés of the basest music hall,” while a reviewer in Bonsoir struck no less hard, concluding: “We are being shown a music hall number, often inferior to what we have already seen at the Casino de Paris and the Folies Bergère.” (7) Picabia’s retort to his detractors was fairly restrained: he penned but a single, mocking article, “Another Mortal Sin,” in which he refuted the accusation that he had invented an “empty,” “idiotic,” “vain” spectacle, maintaining instead that <i>Relâche</i> was aimed at “people who are sensitive to mute transparency, to the imponderable expression of our age.” (8)<br />
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GIRLS, GIRLS, GIRLS!<br />
A trend imported from England and the United States, music hall revues boomed in France during the interwar years, and at the time <i>Relâche</i> premiered, these spectacular entertainments enjoyed an impressive aura. In an age of quick pleasures and easy distractions, it was not uncommon to prefer the exoticism and fast pace of a wild “blockbuster” revue to the boring melodramas of classical theater. Many publications offered readers a column devoted to such entertainments, and reviewers enthused over the shows’ technical innovations, the increasingly fast cadence modeled on the pacing of film, and especially the troupes of English or American “girls,” who not only danced but performed such feats as boxing, fencing, and trapeze acrobatics. The revues of the Casino de Paris, Moulin Rouge, and the Folies Bergère were much admired for “the splendor of their sets, the lights, the charm of the dances and the graceful women.” (9) Even in avant-garde publications edited by Hébertot for de Maré, writers (a bit titillated) sang the praises of these battalions of girls dancing in rhythm, an indication of the extent to which the blockbuster revues had replaced the humorous sketches of Belle Époque cabarets, bringing with them a new, idealized image of the modern woman, thin and sporty. With their almost identical bodies and synchronized movements, the dancers were nothing but cogs in the choreographic machine. Certain critics questioned this evolution in show business, such as Gustave Fréjaville and, among the first, Fernand Léger. In a 1924 lecture, Léger decried the vulgarity of “the quest for constant novelty” of the “super revues,” most likely an allusion to the Folies Bergère and its troupe of unclothed women, who were also targeted by Comte Étienne de Beaumont in Picasso and Satie’s ballet <i>Mercure</i> (Mercury), which had debuted earlier that same year. (10)<br />
Indeed, Paul Derval, the owner of the Folies, imported England’s popular Tiller Girls and set about to spearhead a new aesthetic: in 1923, the revue <i>En pleine folie</i> (Gone Wild) multiplied the number of alluring nudes and exotic acts, from the “Land of the Golden Lotus” to the “Frivolities of the Second Empire.” In 1924, <i>Cœurs en folie</i> (Hearts Gone Wild) drew the audience into an even more frenetic, erotic dash that ranged from eighteenth-century Venice and France under the Directoire to Andalusia and the Egypt of the pharaohs. Sponsored by a luxury jewelry brand, the “Parade of Fine Jewels” finale (fig. 1) combined dance numbers and acrobatics performed at breakneck speed.Picabia himself may have commented favorably on the vitality of the music hall in comparison to what he saw as the moribund offerings of contemporary theater, but in fact, his stance toward the music hall was ambiguous. He liked stars such as Jeanne Bloch, Louise Balthy, and Mistinguett, each of whom, like Satie, had started their careers in Montmartre’s café-concerts of the late nineteenth century, but he did not seem to enjoy the unbridled pace of the new revues, with their stereotyped “boys” and “girls” who would make their way through anywhere of up to fifty scenes. Without doubt that is why <i>Relâche</i> presents only two scenes, with the costume change in full view!<br />
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THE IRONY OF RELÂCHE (REST) IN THE AGE OF ENTERTAINMENT<br />
By showcasing a ridiculous—or even burlesque—troupe of tightrope-walking men, Picabia was perhaps making fun of the “Champs-Elysées boys,” those young movie actors who gravitated toward the patron of the Ballets Suédois. (11) But given the men’s orbit around Von Bonsdorff as the female lead, it is more likely that he was referencing Mistinguett and her Casino boys. Born Jeanne Bourgeois in 1875 (four years before Picabia), the wildly popular performer still personified, in 1924, the male fantasy of the free woman, the “natural” woman, the little woman of Paris always up for a tryst. Picabia liked the cheekiness of la Miss, whose portrait he painted sometime around 1909. At the Casino de Paris, at the age of forty-nine, she triumphed in <i>Bonjour, Paris!</i>, a revue in two acts and no fewer than forty-five scenes. <br />
With their male dancers swirling like acrobatic puppets around a dazzling woman (who is not a garçonne) and their highly sexual musical allusions, Picabia and Satie ironized the music hall’s grandiose spectacles. By holding up a mirror to the elegant audience at the théâtre des Champs Élysées, <i>Relâche</i> criticized show business and celebrity worship in a society increasingly dominated by spectacle and entertainment. Far from the cheap exoticism that required a change of scenery every two or three minutes, <i>Relâche</i> was devised as a simple shift from day (with a brightly lit set in the first act) to night (with glowing signs in the second), its script and musical composition almost symmetrical from one act to the next. (12)<br />
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ART DECO PORTICO AND BLINDING MIRRORS <br />
In the newspaper <i>Le Temps</i>, a highly irritated Paul Souday advised the public to arrive at <i>Relâche</i> armed with blue glasses to avoid being blinded. (13) Picabia himself issued a similar warning in the magazines <i>391</i> and <i>Le Mouvement accéléré</i>: “Above all, don’t forget dark glasses and something to plug your ears.” (14) With the help of Paz & Silva, the famous lighting company that had helped transform Paris into the city of lights between the two world wars, Picabia was able to install a sumptuous set for the first act, a sort of Art Deco portico consisting of hundreds of reflectors. Years later, Rosalind Krauss would describe the setup as an act of “terrorism,” arguing: “<i>Relâche</i> strikes out at the audience directly—absorbing it, focusing on it—by lighting it. So the audience is blinded even while it is illuminated.” (15) Of course, but the lighting was, in fact, indirect and variable; the spectators were not always subjected to the same harsh glare, as suggested by Albert Flament’s description of the lighting scheme as “brilliant or golden,” even as it seems the fluctuations were erratic, with André Levinson noting that the “lighting changes do not take the actors on stage into consideration.” (16)<br />
Such variation in lighting played an equally significant role in the second act: as the men’s white bodysuits were lit by projectors, Souday adds that “one is even more blinded . . . by mirrors that direct rays at the spectator, which are unbearable to the naked eye.” (17) This time, the audience’s visual discomfort was no longer due to the “portico” of light but the movements of the performers themselves, with Börlin in particular standing out from the group in his “sequined bodysuit.” (18) As for the scenery, it consisted of threatening inscriptions, such as “Do you like the ballets at the Opéra better? Poor wretches,” and, “If you don’t like this, you are free to get lost,” written in fiery letters on a black backdrop, recalling illuminated advertisements in the Paris night.<br />
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INTERACTIONS BETWEEN THE STAGE AND THE AUDIENCE<br />
To fans of flashy novelties, scenery, and razzmatazz costumes, Picabia gives an eyeful in <i>Relâche</i>, pushing to the point of blinding paroxysm the desire to see and be seen. He drives representation to a state of crisis and forces the disconcerted audience to distance itself from the theatrical fiction. The skeptic finds this amusing, while those who still want to be caught up in the illusion react with jeers and shouts. By breaking down the fourth wall, Picabia leads the audience to reflect on their status as spectators. At the outset of the ballet, Von Bonsdorff, seated in the orchestra, borrows a riser to get up on stage; the men leave their seats in the audience to join her, abandoning the overcoats they will retrieve in the second act. During the denouement, Von Bonsdorff, who waves a handkerchief in a gesture of farewell, gives her wedding headdress to Smith, who puts it on the head of a female spectator. The théâtre des Champs-Élysées was no stranger to pushing the boundaries of convention, having presented, in addition to <i>The Rite of Spring</i>, Luigi Pirandello’s <i>Six Characters in Search of an Author</i> and Moscow’s Kamerny Theater, but such liberties had likely never been taken there before, a fact of which Picabia was doubtless aware when he wrote: “The spectators are the actors’ actors, the dancers are the spectators’ spectators; they dance on the face of the platinum, gold, silver, copper, and steel watches that vulgar foreigners and vicars wear as decoration.” (19) To heighten the mirroring effect, it was essential that the costumes not be exotic: designed by the renowned fashion designer Jacques Doucet, Von Bonsdorff’s dress and cape, as well as the men’s tailcoats, bowties, and top hats, echoed the clothing of the chic and modern public at the théâtre des Champs-Élysées. <br />
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TARGETS<br />
Mere months before the opening in Paris of the Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes (International Exposition of Modern Industrial and Decorative Arts) and the emblazonment of the Eiffel Tower with an eighty-story advertisement for automaker Citroën, Picabia and Satie were mocking the emphatic ostentatiousness of their era. They offered no grand final parade with thumping vigor, no scene of apotheosis. Instead, in the original script, Picabia had simply imagined a “little woman who dances and sings a song”! Information on how the performance itself actually came to an end is scant, but it seems that after the curtain fell, there appeared “a dancer made up as a rat” who twirled around twice as if in a nursery rhyme and exited the stage—a charge, perhaps, against the “classical dance” performed by the “little rats” at the Opéra (“Do you like the ballets at the Opéra better?”). (20)<br />
Such visual gags and pantomimes, as well as Satie’s allusive sound collages, can be seen as appropriations from the café-concerts of the 1890s. For the composer, it was a return to the cabarets of his youth, when he wrote popular songs for the satirist Vincent Hyspa and the waltz “Je te veux” (“I Want You”) for the famous soprano Paulette Darty. (21) Satie, who found Picabia to be “a wonderful, healthy, and true collaborator,” was encouraged by the latter to fulfill one of his dearest wishes: inserting true silences into a ballet score. (22) As his notations clearly state, in the first act Von Bonsdorff performs a “dance without music”: the choreography no longer determines the composition, and in return, the music no longer dictates the dance.<br />
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IMPERFECTIONS OF THE HUMAN MACHINE <br />
Always game for some self-promotion, Picabia embellished his articles on <i>Relâche</i> with mechanical portraits of Börlin and de Maré. It was a nod to Dada painting as well as to the portraits inspired by manufactured objects that had been published earlier in the magazine <i>291</i> in New York. Following the introduction of readymade objects on stage (a wheelchair, stretcher, wheelbarrow, automobile, and buckets, not to mention hundreds of electric lightbulbs and perhaps even a revolving door), the danced actions and pantomimes of <i>Relâche</i> seemed as grating as the designations that accompany Picabia’s mechanical portraits of 1915: “Here, this is Stieglitz” (a photographic chamber with a broken bellows) or “Here is Haviland” (a lamp without a plug). For <i>Relâche</i>, one could say: “Here is the Woman who shines like an electric stage set,” “Here is the revolving door dance,” “Here is Picabia in his broken-down Citroën” (the artist emerged to greet the public in a five horsepower that had to be pushed onstage). (23) The off-kilter effects and symbolic rupture induced by this reification—or rather, we should say, the combination of men-women-objects—are fairly complex and bespeak a mix of attraction and repulsion toward the transformation of the world and of human relationships.<br />
In the first act, the willful desynchronization of the dancing, music, and light projections leads to a sense of failure or impotence, like Picabia’s mechanical works whose gears do not engage, are not connected, and cannot function. The erotic machine runs in neutral, exerting itself in vain, like Börlin, a sort of Fantômas ridiculously covered with white polka dots (fig. 3). (24) <i>Relâche</i>’s game of bachelors and Woman may recall the fantasmatic functioning of Duchamp’s <i>The Large Glass</i>, which some historians have related to the ballet script. That is not surprising, at least for those who consider history in terms of a community of minds rather than a linear chain of influence and priority. From the first mechanical paintings of the 1910s to the cover of <i>New York Dada</i> in April 1921 and the 1926 film <i>Anémic cinéma</i>, the works attest to it: Duchamp and Man Ray were, like Picabia, sensitive to the “imponderable expression” of their time. The three artists shared an interest in popular culture as much as in the so-called learned arts. For them, industrial objects, advertising slogans, and spoonerisms, not to mention music halls, fairs, and amusement parks, were fertile grounds for ideas and forms borrowed from “real life,” which offered an excellent counterpoint to the quarrels in the intellectual reviews.<br />
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(1) According to posters from the théâtre des Champs-Élysées, a thirteenth performance took place on New Year’s Eve, with <i>Relâche</i> performed along with the revue <i>Cinésketch</i>.<br />
(2) Wieland Mayr, “Entretien avec Erik Satie,” <i>Journal littéraire</i> 24 (October 4, 1924): 242.<br />
(3) Robert Dezarnaux, untitled review, <i>La Liberté</i>, December 6, 1924: 2.<br />
(4) André Levinson, “Le spectacle,” <i>Comœdia</i>, December 6, 1924: 2.<br />
(5) Georges Auric, “Relâche, les ballets suédois,” <i>Les Nouvelles littéraires,</i> December 13, 1924: n.p. Georges Pioch, “Les Ballets suédois (Théâtre des Champs-Élysées),” <i>Partisans</i>, January 1925: 10.<br />
(6) Francis Picabia, “À propos de Relâche, ballet instantanéiste, interview de M. F. Picabia par Rolf de Maré,” <i>Comœdia</i>, November 27, 1924: 4. See also Francis Picabia, <i>Écrits critiques</i>, ed. Carole Boulbès (Paris: Mémoire du Livre, 2005), 536–37.<br />
(7) Jean Gandrey-Rety, “Relâche,” <i>Comœdia</i>, December 6, 1924: 2. R. de Givrey, “Relâche,” <i>Bonsoir</i>, December 7, 1924: 4.<br />
(8) Francis Picabia, “Encore un péché mortel,” <i>Paris-Journal</i>, December 19, 1924: 1. See also Picabia, Écrits critiques, 546–48.<br />
(9) Max Dorian, “Une enquête sur le Music-Hall,” <i>Paris Music-Hall</i> 63 (November 1923): 4.<br />
(10) Fernand Léger, “Le Spectacle. Lumière. Couleur. Image mobile. Objet-Spectacle,” <i>Bulletin de L’Effort Moderne</i> 7 (July 1924): 4. See also Fernand Léger, <i>Fonctions de la peinture </i>(Paris: Denoël Gonthier, 1965), 144. For more on Mercure, see Steve Moore Whiting, <i>Satie the Bohemian: From Cabaret to Concert Hall</i> [1999] (New York: Oxford University Press, 2002), 523.<br />
(11) De Maré and Hébertot had excellent relationships with American film stars such as Gloria Swanson, Rudolph Valentino, and Douglas Fairbanks Jr., a fact that no doubt attracted these aspiring actors. See Erik Naslund, <i>Rolf de Maré, fondateur des Ballets suédois, collectionneur d’art, créateur de musée</i> (Arles: Actes Sud, 2009), 240.<br />
(12) On this topic, see Robert Orledge, <i>Satie the Composer</i> (Cambridge, U.K.: Cambridge University Press, 1990), 179–84.<br />
(13) Paul Souday, “Les Ballets suédois,” <i>Le Temps</i>, December 5, 1924: 1.<br />
(14) Picabia’s admonishment appeared in an advertisement for the ballet. See, for example, the back cover of 391 19 (October 1924).<br />
(15) Rosalind Krauss, <i>Passages in Modern Sculpture</i> (Cambridge, Mass.: The MIT Press, 1981), 212.<br />
(16) Albert Flament, “La quinzaine, tableaux de Paris,” <i>La Revue de Paris</i>, January 1, 1925: 196. Levinson, “Le spectacle,” 2.<br />
(17) Souday, “Les Ballets suédois,” 1.<br />
(18) Levinson, “Le spectacle,” 2.<br />
(19) Francis Picabia, “Les Ballets Suédois,” <i>Montparnasse</i> 37 (December 1, 1924): n.p. See also Picabia, <i>Écrits critiques</i>, 545.<br />
(20) Unsigned article, “Théâtre des Champs-Élysées, première représentation de Relâche,” <i>Paris-Times</i>, December 6, 1924. Young students at the Paris Opéra’s dance school are still referred to as “little rats” today.<br />
(21) For more on Satie’s early career, see Whiting, <i>Satie the Bohemian</i>.<br />
(22) Erik Satie to Madame Guérin, September 29, 1924, reprinted in Satie, <i>Correspondance presque complète</i>, compiled and introduced by Ornella Volta (Fayard: IMEC, 2000), 633–34.<br />
(23) No documentation confirms there was a revolving door on stage. As for the little five-horsepower Citroën, it had just been displayed at the Paris auto show.<br />
(24) Embodying the evil genius of crime, Fantômas first appeared in a series of popular detective novels published by Pierre Souvestre and Marcel Allain beginning in 1911, and the character was soon adapted to the cinema by Louis Feuillade, in 1913. This serial film, the forerunner of the series format, was widely appreciated by Dadaist and Surrealist artists and writers.<br />
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<b>« <i>Relâche</i> et le music-hall », <i>Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction</i>, Kunsthaus, Zurich, 3 juin-25 septembre 2016 - MoMA, New York, 20 novembre-19 mars 2017.</b><br />
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<i>Relâche</i> est le titre du vingt-quatrième et dernier Ballet suédois produit par la compagnie de Rolf de Maré. Très original, ce ballet-cinéma en deux actes de Francis Picabia et Erik Satie est présenté douze fois sur la scène du théâtre des Champs-Elysées à Paris, en décembre 1924 (1). Jean Börlin (chorégraphe et premier danseur), Edith Von Bonsdorff et Kaj Smith sont les principaux interprètes. L’humour de Picabia et son désir de déconcerter le public apparaissent dès le choix du titre : en français, le mot « relâche » est ambigu, il qualifie à la fois l’interruption d’un travail, d’un exercice ; un intervalle dans un état pénible, douloureux ; la suspension momentanée des représentations d’un théâtre. Or, le 27 novembre 1924, soir de la générale, les spectateurs doivent se rendre à l'évidence : les portes du théâtre sont closes. <i>Relâche</i> fait vraiment relâche ! On prétexte une indisposition du danseur Jean Börlin, mais évidemment le coup de publicité est énorme. Une semaine plus tard, quand le rideau se lève enfin, l’impression que l’on se moque du monde est ravivée par le prologue cinématographique qui ouvre le ballet. On y voit les deux auteurs, Picabia et Satie, faire des bonds au ralenti, tout en armant un canon dirigé vers les spectateurs. Après le premier acte d'un ballet assez lent et extrêmement dépouillé, la confusion est portée à son comble lorsque les lumières s'éteignent à l’entracte pour la projection du film… <i>Entr’acte</i> d’après un scénario de Picabia. Adapté et réalisé par René Clair, ce court-métrage loufoque d’un peu plus de vingt minutes est connu pour la partie d’échecs entre Marcel Duchamp et Man Ray balayée par un jet d’eau, le corbillard tiré par un dromadaire et la vertigineuse course poursuite à Luna Park !<br />
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Mais la scénographie de <i>Relâche</i> présente bien d’autres inventions destinées à entretenir la confusion : une danseuse et neuf danseurs arborent, comme les spectateurs, d’élégantes tenues de soirée et passent de la salle à la scène en dérangeant tout le monde, ils paradent, se déshabillent et se rhabillent à tour de rôle. Picabia signe un décor flamboyant au premier acte et quasi-injurieux au deuxième. Le malicieux Erik Satie a sollicité le dadaïste, qui l’encourage à composer une musique « amusante, pornographique (2) », truffée d’allusions aux refrains paillards lors de l’entrée des hommes, tandis que les airs sentimentaux accompagnent la danseuse. <br />
En fait, les provocations se succèdent tout au long du spectacle et la chorégraphie est un mélange d’actions banales, de jeux icariens et de pantomimes. Au premier acte, la danseuse et le pompier de service sont très occupés à fumer en observant les décors, lorsque Jean Börlin surgit au volant d’un fauteuil roulant, un modèle fréquemment utilisé par les blessés après la Première Guerre mondiale. Edith Von Bonsdorff l’arrête et soulève les pans de sa cape pour dévoiler sa robe de soirée étincelante… Miracle ! À cette vision, le jeune maître des Ballets suédois retrouve l’usage de ses jambes, et entraîne sa partenaire dans une folle « danse de la porte tournante ». Mais voilà qu’Edith parade au cœur d’un groupe de boys sportifs et très élégants, qui forment des duos assez peu acrobatiques dans l’espoir de se distinguer. Kaj Smith, deuxième danseur, se détache, et entre dans une joute un peu ridicule pour séduire la jeune femme. Elle se déshabille un peu plus, et, triomphante, piétine leurs dos courbés. Au deuxième acte, Edith revient sur une civière portée par deux infirmières, et c’est au tour des hommes de se dévêtir. À l’instar de clowns ou d’acrobates, ils exhibent leurs maillots blancs moulants ornés de petits miroirs ronds, tandis que, sous les feux de la rampe, le pompier s’obstine à transvaser l’eau d’un seau dans un autre seau… <br />
Les autres mouvements sont simples : marcher, s’asseoir, regarder le décor, remplir une brouette de vêtements. Démonstratives comme des pantomimes de films muets, ces actions déictiques ne demandent aucune virtuosité. Elles ne sont pas spectaculaires. <i>Relâche</i> remet en question les conventions de la danse classique et les prouesses physiques des interprètes, quarante ans avant le Judson Dance Theater et <i>Parades and changes</i> d’Anna Halprin qui fut censuré aux États-Unis parce que les interprètes se déshabillent et se rhabillent sur scène. Bien avant John Cage, Robert Rauschenberg et Merce Cunningham du Black Mountain College, les deux compères inventent le « happening », tout en se moquant de l’art (pompier) et des conventions théâtrales.<br />
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UN SPECTACLE DÉROUTANT ET TRÈS EN AVANCE SUR SON TEMPS<br />
<i>Relâche</i> fera couler beaucoup d’encre, peut-être autant, si ce n’est plus que <i>Le Sacre du printemps</i> des Ballets russes. Dans le but de créer un événement, Jacques Hébertot et Rolf de Maré mettent en œuvre une véritable campagne de presse. À une ou deux exceptions près, les soutiens sont rares et les persifflages se répandent comme une traînée de poudre dans les journaux et les revues. Acerbes, les attaques ressemblent à celles qui furent portées contre les manifestations dadaïstes parisiennes organisées par Tristan Tzara et Francis Picabia quatre ans plus tôt : les journalistes n’y voient que des blagues de potaches, peu originales et très vulgaires... Pour Robert Dezarnaux du journal <i>La Liberté</i>, le Bal des Quat’z’Arts (bal costumé des étudiants de l’École des Beaux-Arts de Paris) fait « preuve de cent fois plus d’ingéniosité, d’imagination, de cocasserie (3)». Dans <i>Comœdia</i>, le célèbre critique André Levinson se moque de ce qu’il nomme un « théâtre à rebours » mal réglé et pas assez «burlesque (4)». Mais les attaques les plus blessantes viennent du compositeur Georges Auric qui compare la musique de Satie à un « néant laborieux », une « rapsodie nigaude (5)», tandis que Georges Pioch de <i>Partisans</i> lamine les «excès sempiternels d’une cacochymie qui ne se tient plus de joie (6)»… <br />
Pour sa part, Picabia avait déjà livré une clé essentielle dans un article paru le soir de la générale : « Ce titre de <i>Relâche</i> exprime pour moi une trêve à toutes les absurdités prétentieuses du théâtre actuel, je ne parle pas du music-hall qui seul a gardé un côté vivant (7).» Malgré cela, ses intentions sont tournées en dérision par les critiques. Tandis que Jean Gandrey-Rety assure que Relâche « reprend un à un tous les poncifs du plus bas music-hall (8) », R. de Givrey assène, définitif : « On nous a présenté un numéro de music-hall, souvent inférieur à ce que nous avons vu déjà au Casino de Paris et aux Folies Bergère (9)».<br />
Face à ses détracteurs, la riposte de Picabia est plutôt mesurée : il signe un seul article moqueur intitulé « Encore un péché mortel(10)», dans lequel il réfute l’accusation d’avoir inventé un spectacle « vide », « imbécile », « vaniteux ». Il affirme que <i>Relâche</i> s’adresse aux « êtres sensibles à la muette transparence, à l’expression impondérable de notre époque (11)». <br />
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GIRLS, GIRLS, GIRLS !<br />
En 1924, en France, les revues du music-hall jouissent d’une grande aura. À une époque de plaisirs rapides et de distractions faciles, il n’est pas rare que l’on préfère aux ennuyeux mélodrames du théâtre classique l’exotisme et le rythme soutenu d’une trépidante revue « à grand spectacle » dans un cabaret dancing. Beaucoup de publications offrent aux lecteurs une chronique ou une rubrique consacrées à ces créations. Les journalistes apprécient les innovations techniques, les cadences de plus en plus rapides calquées sur celles du cinéma, et surtout les troupes de girls anglaises ou américaines qui dansent, boxent, font du trapèze et de l’escrime, etc. Les revues du Casino de Paris, du Moulin Rouge ou des Folies Bergère sont très prisées pour « la splendeur des décors, et les lumières, le charme des danses et la grâce des femmes (12) ». Même dans les publications éditées par Jacques Hébertot pour Rolf de Maré, les journalistes un peu émoustillés font l’apologie de ces bataillons de filles qui dansent en rythme. C’est dire à quel point les revues à grand spectacle ont pris la place des sketches humoristiques des cabarets de la Belle Époque, en imposant une nouvelle image de la femme, fine et sportive. Pourtant, avec leurs corps presque identiques, leurs gestes synchrones, les Tillers girls ne sont qu’un rouage au service de la mécanique chorégraphique. À l’instar de Gustave Fréjaville dans son étude intitulée <i>Au Music-Hall</i>, certains critiques s’interrogent sur cette évolution du show business. Fernand Léger est l’un des premiers à réagir à cette mode importée d’Angleterre et des États-Unis, qui prend son essor entre les deux guerres mondiales. En 1924, lors de sa conférence, « Le Spectacle. Lumière. Couleur. Image mobile. Objet-Spectacle (13) », il dénonce la vulgarité de « la course au toujours nouveau » des « super revues », allusion probable aux Folies Bergère et à leur troupe de femmes dénudées, également visées par le Comte Étienne de Beaumont dans le ballet Mercure de Picasso et Satie (14).<br />
En effet, en embauchant les Tiller Girls, Paul Derval, le patron des Folies, est l’un des fers de lance de la nouvelle esthétique : en 1923, la revue En pleine folie multiplie les numéros exotiques et les nus affriolants, du « Pays du lotus d’or » jusqu’aux « Frivolités du Second Empire ». En 1924, la revue <i>Cœurs en folie</i> entraîne le public dans une course érotique toujours plus frénétique : Venise au XVIIIe siècle, La France du Directoire, l’Égypte des pharaons, l’Andalousie... Sponsorisé par une marque de joaillerie de luxe, le final de « La parade des bijoux » (illustration 1) combine numéros de danse et d’acrobatie exécutés par les Tiller girls. <br />
La position de Picabia par rapport au music-hall de son temps est ambiguë : il aime Jeanne Bloch, Louise Balthy et Mistinguett qui, à l’instar d’Erik Satie, ont débuté leur carrière dans les cafés-concerts de Montmartre à la fin du XIXe siècle, mais il ne semble guère apprécier le rythme effréné des nouvelles revues, avec leur boys and girls stéréotypés qui enchaînent jusqu’à 50 tableaux. Sans doute est-ce pour cela que <i>Relâche</i> ne présente que deux tableaux, avec changement de costume à vue ! <br />
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IRONIE DE (LA) RELÂCHE À L’ÈRE DU DIVERTISSEMENT <br />
En exhibant une troupe ridicule – si ce n’est burlesque – d’hommes équilibristes, Picabia se moque peut-être des « Champs-Elysées boys », ces jeunes acteurs de cinéma qui gravitent autour du mécène des Ballets suédois (15). Mais, avec ce groupe de prétendants en uniforme noir et blanc contrastant avec la lumineuse Edith von Bonsdorff, il est plus probable qu’il fasse référence à Mistinguett et ses Casino boys. Jeanne Bourgeois est née en 1875 (quatre ans avant Picabia), elle incarne toujours, en 1924, le fantasme masculin de la femme libre, la femme « nature », la petite femme de Paris toujours prête à l’aventure… Picabia apprécie la gouaille de la Miss dont il fit le portrait vers 1909. Au Casino de Paris, à l’âge de 49 ans, elle triomphe dans <i>Bonjour, Paris !</i>, une revue en deux actes et quarante-cinq tableaux.<br />
Avec leurs pantins acrobates tournant autour d’une femme éblouissante (qui n’est pas une garçonne) et leurs allusions musicales très sexuées (valse pour la femme, paillardises pour les hommes), Picabia et Satie ironisent sur les super revues à grand spectacle du music-hall. En tendant un miroir au public très élégant qui fréquente le théâtre des Champs Élysées, <i>Relâche</i> critique le show business et le culte des stars dans une société de plus en plus dominée par le spectacle et l’entertainment. Loin de l’exotisme de pacotille qui impose un changement de décor toutes les deux ou trois minutes, <i>Relâche</i> est pensé comme le simple passage du jour (avec un portique lumineux au premier acte) à la nuit (avec des enseignes lumineuses au deuxième acte)… Qui plus est, les airs mélancoliques ou graveleux et les strip-teases de la femme puis des hommes sont quasi symétriques d’un acte à l’autre, le scénario et la composition musicale étant également conçus en miroir (16). <br />
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PORTIQUE ART DÉCO ET MIROIRS AVEUGLANTS <br />
Dans le journal <i>Le Temps</i>, Paul Souday, très agacé, conseille au public de se munir de lunettes bleues pour éviter d’être aveuglé (17)… Cet avertissement rappelle celui que Picabia a placardé dans les revues <i>391</i> et <i>Le Mouvement accéléré</i> : « Surtout n’oubliez pas les lunettes noires et de quoi vous boucher les oreilles ». Grâce au concours de Paz & Silva, célèbre entreprise d’éclairage public qui a contribué à transformer Paris en ville lumière entre les deux guerres, Picabia impose un décor somptueux, une sorte de portique Art Déco constitué de centaines de réflecteurs éblouissants. Selon Rosalind Krauss, qui y voit un acte de « terrorisme », « <i>Relâche</i> s’attaque très directement au public, le prend pour cible et l’absorbe dans sa lumière. Ce dernier se trouve aveuglé en même temps qu’éclairé (18) ». Certes, mais l’éclairage était indirect et son intensité modulable. Les spectateurs ne sont pas toujours soumis au même flux lumineux. Dans <i>La Revue de Paris</i>, Albert Flament évoque un « portique éblouissant ou doré (19) », et André Levinson précise que « ces changements d’éclairage ne tenaient pas compte des acteurs en scène (20)». <br />
Ces variations lumineuses sont également majeures au deuxième acte : les maillots blancs des hommes étant éclairés par des projecteurs, Paul Souday ajoute qu’« on est encore aveuglé […] par des miroirs qui envoient au spectateur des rayons insoutenables à l’œil nu ». Cette fois, la gêne visuelle du public ne résulte plus du « mur » lumineux, mais des mouvements même des interprètes. Börlin se détache du groupe avec son « maillot à paillettes (21) ». Quant au décor, il est constitué d’inscriptions comminatoires, telles que « Aimez vous mieux les ballets de l’Opéra ? Pauvres malheureux », « Si cela ne vous plaît pas, vous êtes libres de foutre le camp », inscrites en lettres de feu sur un fond noir, à l’image des enseignes publicitaires dans la nuit parisienne.<br />
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INTERACTIONS ENTRE LA SCÈNE ET LA SALLE<br />
Littéralement, Picabia en met plein la vue des amateurs de nouveautés clinquantes, de décors et de costumes tape-à-l’œil. Il pousse jusqu’au paroxysme, jusqu’à l’aveuglement, le désir de voir et d’être vu. Il met en crise la représentation et force le public décontenancé, à prendre ses distances par rapport à la fiction théâtrale. Le sceptique s’en amuse, tandis que celui qui souhaite encore se laisser prendre dans ce jeu d’illusions réagit par des quolibets et des cris. En abolissant le quatrième mur, celui qui sépare virtuellement les danseurs des spectateurs, Picabia conduit le public à réfléchir à sa condition de spectateur. Au début, Edith assise à l’orchestre, emprunte un praticable pour monter sur scène ; les hommes quittent leur place assise dans la salle, en abandonnant leurs pardessus qu’ils retrouveront au deuxième acte ; lors du dénouement, Edith von Bonsdorff qui secoue un mouchoir en guise de geste d’adieu, confie sa couronne de mariée à Kaj Smith qui la pose sur la tête d’une spectatrice… De telles libertés n’avaient probablement jamais été prises au théâtre des Champs-Élysées, où avaient pourtant déjà été présentés <i>Le Sacre du printemps</i> des Ballets russes, <i>Six personnages en quête d’auteur</i> de Luigi Pirandello et le théâtre Kamerny de Moscou… Picabia en est conscient, lui qui écrit : « Les spectateurs sont les acteurs des acteurs, les danseurs sont les spectateurs des spectateurs, ils dansent sur le cadran des montres de platine, d’or, d’agent, de cuivre, d’acier que les rastaquouères et les vicaires portent comme leurs décors (22) ». Pour renforcer cet effet de miroir, il est essentiel que les costumes ne soient pas exotiques : signées par le grand couturier Jacques Doucet, la robe et la cape d’Edith von Bonsdorff – ainsi que les queues-de-pie, les nœuds papillon et les chapeaux hauts de forme des hommes – sont à l’image du public chic et moderne du théâtre des Champs-Élysées.<br />
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CIBLES<br />
Peu de temps avant l’ouverture de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes et l’illumination publicitaire de la tour Eiffel par la marque automobile Citroën, Picabia et Satie se moquent de l’emphase ostentatoire de leur époque. Dans leur spectacle, nulle parade finale au dynamisme percutant, nulle scène d’apothéose. Dans le scénario initial, Picabia avait simplement imaginé une « petite femme qui danse et chante une chanson » ! En fait, nous manquons d’informations sur le dénouement du ballet. Mais il semblerait qu’apparaissait sur le proscénium, après la chute du rideau, « un danseur grimé en rat (23) ». Comme dans une comptine enfantine, il fit deux petits tours et puis s’en alla… Il est possible d’y voir une charge contre la « danse classique » des petits rats (24) de l’Opéra de Paris, cette institution étant également visée par la question : « Aimez vous mieux les ballets de l’Opéra ? », inscrite sur l’enseigne lumineuse, au-dessus de la cible. <br />
Il est évident que ces gags visuels, ces pantomimes, ainsi que les collages sonores allusifs du Maître d’Arcueil peuvent être vus comme des emprunts au café-concert des années 1890-1900. Pour le musicien, il s’agit d’un retour vers les cabarets de sa jeunesse, lorsqu’il composait des chansons populaires pour le satiriste Vincent Hyspa et signait la valse « Je te veux » pour la célèbre soprano Paulette Darty (25). De plus, Satie, qui a trouvé en Picabia « un magnifique collaborateur sain et vrai (26) », est encouragé à réaliser l’un de ses souhaits les plus chers : insérer de véritables silences dans une partition de ballet. Les notations d’Erik Satie le stipulent clairement : au premier acte, Edith von Bonsdorff exécute une « danse sans musique »… La chorégraphie ne conditionne plus la composition, et inversement, la musique ne dicte plus la danse.<br />
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IMPERFECTIONS DE LA MACHINE HUMAINE<br />
Toujours prêt à faire sa propre publicité, Picabia agrémente ses articles sur <i>Relâche</i> de portraits mécaniques de Jean Börlin et de Rolf de Maré. Il s’agit d’un clin d’œil aux peintures dadaïstes, et, avant cela, aux portraits inspirés par des objets manufacturés qui furent publiés dans la revue <i>291</i>, à New York. Consécutives à l’introduction d’objets ready made sur scène (des centaines d’ampoules électriques, un fauteuil roulant, une civière, une brouette, des seaux, une auto, et peut-être même une porte tournante (27)), les actions dansées et les pantomimes de <i>Relâche</i> semblent aussi grinçantes que les désignations qui ponctuaient les portraits mécaniques de 1915 : « Ici, c’est Stieglitz» (une chambre photographique au soufflet cassé, « Voilà Haviland » (une lampe sans prise). Pour <i>Relâche</i>, on pourrait dire, « Voilà la femme qui brille comme le décor électrique », « Voilà la danse de la porte tournante », « Voilà Picabia dans sa Citroën en panne » (l’artiste était venu saluer le public dans une 5 HP que l’on dût pousser sur scène)… Les effets de décalage et la rupture symbolique induits par cette réification, ou plutôt, devrait-on dire, cette alliance « hommes-femmes-objets », sont assez complexes et témoignent d’un mélange d’attraction et de répulsion envers cette transformation du monde et des rapports humains.<br />
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Au premier acte, la désynchronisation volontaire de la danse, de la musique et des projections lumineuses induit une impression de ratage ou d’incomplétude, à l’image des œuvres mécaniques de Picabia qui n’embrayent sur rien, ne sont pas reliées, et ne peuvent fonctionner. À l’instar de Jean Börlin, sorte de Fantômas (28) ridiculement recouvert de points blancs qui fait les pointes sur une roulette, la machine érotique tourne à vide, et se dépense en vain. Ce jeu des célibataires et de la Femme n’est pas sans rappeler le fonctionnement fantasmatique du <i>Grand Verre</i>, auquel certains historiens ont rapporté le scénario du ballet. Mais, pour qui pense l’histoire en termes de communauté d’esprits plutôt qu’en termes d’influence et de priorité, rien n’est moins surprenant. Des premiers tableaux mécaniques des années 1910, en passant par la couverture de la revue <i>New York Dada</i> (avril 1921), jusqu’au film <i>Anémic cinéma</i> (1926), les œuvres en attestent : comme Francis Picabia, Marcel Duchamp et Man Ray sont sensibles à « l’expression impondérable » de leur époque. Complices les trois avant-gardistes partagent un intérêt pour la culture populaire, tout autant que pour les arts dits « savants ». Pour eux, les objets industriels, la publicité, les slogans, les contrepèteries, mais aussi le music-hall, les foires et les parcs d’attraction constituent un vivier d’idées et de formes empruntées à la « vraie vie », et offrant un excellent contrepoids aux querelles des revues intellectuelles. <br />
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NOTES<br />
(1) D’après les affiches du théâtre des Champs-Élysées, une treizième représentation eut lieu lors du gala de la Saint-Sylvestre, où <i>Relâche</i> accompagnait la revue <i>Cinésketch</i>. <br />
(2) Wieland Mayr, « Entretien avec Erik Satie », <i>Journal littéraire</i> n° 24, 4 octobre 1924, p. 242.<br />
(3) Robert Dezarnaux, <i>La Liberté</i>, 6 décembre 1924, p. 2.<br />
(4) André Levinson, « Le spectacle », <i>Comœdia</i>, samedi 6 décembre 1924, p. 2. <br />
(5) Georges Auric, « Relâche, les ballets suédois », <i>Les Nouvelles littéraires</i>, 13 décembre 1924.<br />
(6) Georges Pioch, « Les Ballets suédois (théâtre des Champs-Élysées) », <i>Partisans</i>, janvier 1925, p. 10.<br />
(7) Francis Picabia, « À propos de Relâche, ballet instantanéiste, interview de M. F. Picabia par Rolf de Maré », <i>Comœdia</i>, 27 novembre 1924, p. 4. Voir Francis Picabia, <i>Écrits critiques</i>, op. cit., p. 536-537.<br />
(8) Jean Gandrey-Rety, « Relâche », <i>Comœdia</i>, samedi 6 décembre 1924, p. 2.<br />
(9) R. de Givrey, « Relâche », <i>Bonsoir</i>, 7 décembre 1924, p. 4.<br />
(10) Francis Picabia, « Encore un péché mortel », <i>Paris-Journal</i>, 19 décembre 1924, p. 1. Voir Francis Picabia, <i>Écrits critiques</i>, édition établie par Carole Boulbès, Paris, Mémoire du Livre, 2005, p. 546-548.<br />
(11) Ibidem.<br />
(12) Max Dorian, « Une enquête sur le Music-Hall », <i>Paris Music-Hall</i> n° 63, novembre 1923, p. 4.<br />
(13) Fernand Léger, « Le Spectacle. Lumière. Couleur. Image mobile. Objet-Spectacle », <i>Bulletin de L’Effort Moderne</i> n° 7, juillet 1924, p. 4. Voir Fernand Léger, <i>Fonctions de la peinture</i>, Paris, Denoël Gonthier, 1965, p. 144.<br />
(14) Voir Steve Moore Whiting, <i>Satie the Bohemian. From Cabaret to Concert Hall</i> [1999], New-York, Oxford University Press, 2002, p. 523.<br />
(15) Rolf de Maré et Jacques Hébertot entretenaient d’excellentes relations avec des célébrités du cinéma américain telles que Gloria Swanson, Rudolph Valentino ou Douglas Fairbanks Jr. Voir Erik Naslund, <i>Rolf de Maré, fondateur des Ballets suédois, collectionneur d’art, créateur de musée</i>, Arles, Actes Sud, 2009, p. 371.<br />
(16) À ce propos, voir Robert Orledge, <i>Satie the Composer</i>, Cambridge University Press, 1990, p. 179-184.<br />
(17) Paul Souday, « Les Ballets suédois », <i>Le Temps</i>, 5 décembre 1924, p. 1.<br />
(18) Rosalind Krauss, <i>Passages, une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson</i> (1977), Macula, 1997.<br />
(19) Albert Flament, <i>La Revue de Paris</i>, « La quinzaine, tableaux de Paris », 1er janvier 1925, p. 196-200.<br />
(20) André Levinson, « Le spectacle », op. cit<br />
(21) Ibidem.<br />
(22) Francis Picabia, « Les Ballets Suédois », <i>Montparnasse</i> n° 37, 1er décembre 1924. Voir Francis Picabia, <i>Écrits critiques</i>, op. cit., p. 545.<br />
(23) Article non signé, « Théâtre des Champs-Élysées, première représentation de Relâche », <i>Paris-Times</i>, 6 décembre 1924.<br />
(24) Cette métaphore animalière désigne encore aujourd’hui une jeune élève de l’école de danse de l’Opéra de Paris.<br />
(25) Voir à ce propos Steve Moore Whiting, <i>Satie the Bohemian. From Cabaret to Concert Hall</i>, op. cit.<br />
(26) Lettre à Madame Guérin, le 29 septembre 1924. Voir Erik Satie, <i>Correspondance presque complète</i>, réunie et présentée par Ornella Volta, Fayard, IMEC, 2000, p. 633-634<br />
(27) La petite Citroën 5HP venait d’être présentée au Salon de l’Automobile. Aucun document ne confirme la présence sur scène de la porte articulée. <br />
(28) Fantômas est le célèbre héros de la série de romans policiers populaires publiée à partir de 1911 par Pierre Souvestre et Marcel Allain. Incarnant le mal et le génie du crime, portant cagoule et collants noirs, le personnage fut adapté au cinéma par Louis Feuillade en 1913. Ce film à épisodes, ancêtres des séries, fut très apprécié dans les rangs des artistes et écrivains dadaïstes et des surréalistes.<br />
carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-12316687058445558892017-01-01T10:55:00.002-08:002017-01-02T06:27:15.814-08:00picabia, les nus, les photos, la vie...<br />
<b>Francis Picabia, les nus, les photos, la vie... (1938-1949)</b><br />
Article traduit en anglais et allemand dans le catalogue de l’exposition <i>Picabia, fleurs de chair, fleurs d’âme</i>, galerie Hauser & Wirth, Köln, Oktagon, 1997, ainsi qu’en portugais dans le catalogue <i>Francis Picabia</i>, Centre culturel du Bélem, Lisbonne, juin-août 1997.<br />
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« Inspirez vous de la vie, ne cherchez pas à peindre bien à peindre mal ; inventez en ne desséchant pas, par une saturation intellectuelle, le mystère qui existe, qui doit exister dans toute œuvre sincère ». Francis Picabia, 1922.<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjQzMXGt7fN5nNLOnkfE1lex83PmS6enIoWOf4CCaS3yk0LJYAj3rtdf41UA4FM61DFkGH_AfNAt_TUh1exBGNfdseSKCPbTrngPea2RF_MYn6yBfRiyZcoXV169oUEHsZaxpAY77LRpok/s1600/Nume%25CC%2581riser+2.jpeg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjQzMXGt7fN5nNLOnkfE1lex83PmS6enIoWOf4CCaS3yk0LJYAj3rtdf41UA4FM61DFkGH_AfNAt_TUh1exBGNfdseSKCPbTrngPea2RF_MYn6yBfRiyZcoXV169oUEHsZaxpAY77LRpok/s400/Nume%25CC%2581riser+2.jpeg" width="293" height="400" /></a></div><br />
Plus qu'aucune autre, la peinture de Picabia est une source de mystères et de surprises renouvelées. Pour l'appréhender, bien des historiens se sont transformés en fins limiers. Comme Werner Spies pour les collages de Max Ernst, ils ont épluché des centaines de documents en quête de la dernière trouvaille. La liste de ces découvertes est longue : Picabia s'inspire de réclames américaines, de revues scientifiques, de fresques catalanes, de reproductions de livres d'art, des pages roses du dictionnaire Larousse, des écrits de Nietzsche (1) et toute dernière et sulfureuse révélation : Picabia copiait les photos des revues de charme (2) !<br />
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LE MODÈLE ET LA COPIE<br />
Traqué, le peintre livre ses secrets jalousement gardés. Mais qu'aurait répondu Picabia à tous ceux qui crient au plagiat et stigmatisent une « méthode » bien peu créatrice ? Sans doute la même chose qu'au critique du <i>Matin</i> qui, en 1921, l'accusait de copier des turbines :<br />
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« Le peintre fait un choix puis imite son choix dont la déformation constitue l'Art » (3). <br />
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Formulée en pleine période dada, cette affirmation péremptoire n'est pas une boutade. Elle rappelle les deux moments essentiels de la création d'un ready-made par Marcel Duchamp : le choix puis l'appropriation (ajout d'un titre, d'une légende, mise en scène, etc.). Appliqué au domaine pictural, ce principe esthétique est décliné en trois temps : 1 ) choix des sources (par exemple la revue <i>La Science et la Vie</i> et ses reproductions d'épures d'ingénieur) -2 ) imitation, c'est à dire copie du modèle -3 ) déformation : Picabia ne vise pas la copie conforme. Entraîné, comme ses confrères, à copier les plâtres antiques ou les chefs d'œuvre du Louvre, l'ancien élève de l’École des arts décoratifs puis de l'atelier Cormon sait fort bien que la copie est toujours différente du modèle. En copiant et déformant les œuvres de Poussin, Delacroix affirmait son tempérament et la puissance de son imagination coloriste. En copiant les fresques de Michel-Ange au même titre qu'une turbine ou une photographie pornographique, Picabia affirmait sa profonde ironie (4). <br />
Ce principe esthétique éclaire l'œuvre entière du peintre, de ses débuts post-impressionnistes où il « déformait » Sisley jusqu' à la période « abstraite » d' après guerre. Au cœur de ce « recyclage » documentaire, les <i>Nus</i> occupent une place singulière à cause de leurs sources grivoises et du contexte historique de leur création. Les problèmes en jeu sont complexes : confrontée à la photographie, à l'ère de la reproduction technique, que devient la peinture ? Comment ce réalisme s'inscrit-il dans une époque marquée par la montée des fascismes ?<br />
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LA REPRODUCTION TECHNIQUE<br />
Entre 1938 et 1949, Picabia fait un choix plutôt osé : celui de peindre d'après les photographies de <i>Paris Sex Appeal, Paris Magazine</i> et <i>Mon Paris</i>. Dans ces revues de charme, des récits suggestifs (5) sont illustrés par des nus artistiques en noir et blanc (6). De temps à autres, des reproductions de tableaux d'Ingres, Manet ou Boucher légitiment le voyeurisme des revues auprès de leur public de connaisseurs. La nuance est importante : Picabia ne s'intéresse pas au sexe dans les revues pornographiques populaires mais aux publications érotiques sur papier glacé. Au moins deux années séparent généralement la publication du modèle de sa copie peinte, ce qui a probablement contribué à rendre la référence moins évidente pour les contemporains de l'artiste (7). <br />
Pour peindre en couleur d'après des photographies en noir et blanc, le peintre doit se livrer à un exercice d'interprétation : les différentes valeurs de gris doivent être transformées en tons colorés. Pour contourner la difficulté et ne pas se perdre dans la représentation de chaque nuance de la chair, Picabia procède – le plus souvent – par aplats de couleur en fonction des zones d'ombres et de lumière de la photographie. Associée aux cernes noirs et aux couleurs complémentaires qui renforcent les contrastes, cette méthode produit un effet brutal. Tout à fait calculée, la simplification du modelé permet de peindre plus vite, avec une plus grande spontanéité. <br />
Pour renforcer le côté mécanique de sa création (que saura apprécier un Andy Warhol), Picabia choisit presque toujours le même format : environ 105 x 75 cm. Pour des raisons de pénurie liée à la guerre, il peint sur du carton. Même si le peintre réalisa une centaine de nus et de paysages pour la galerie d’André Romanet à Alger, rien ne l'empêchait de changer de format. La « sérialisation » renforce la brutalité de la méthode et révèle à nouveau l'ironie profonde du peintre.<br />
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Picabia, le jouisseur n'est jamais l'esclave du réalisme : pour lui, comme pour Delacroix, la photographie n'est qu'un « conseil » qui ne doit jamais entraver l'imagination (8). La confrontation de la célèbre <i>Femme à l'idole</i> à son modèle photographique rend les transformations particulièrement amusantes : à la place de l'homme en blouse blanche soumis à Lucile Damour (9) qui lui tend sa poitrine, Picabia représente une immense idole primitive. Pudique, il diminue parfois la charge érotique de ses modèles en couvrant leur poitrine ou en faisant disparaître leur partenaire ! De ce point de vue, <i>L'Étreinte</i> qui montre un homme couché sur une femme qu'il enlace (tout habillé) est un tableau osé ! À l'instar de Paul Gauguin, Picabia tombe parfois dans un symbolisme assez limpide : des ajouts tels que le bull-dog, l'idole (ou le serpent dans <i>Le Portrait de Josette Day</i>) peuvent être interprétés comme des symboles goguenards de la bestialité, du vice ou de la jouissance physique.<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjSyioEcXbweknJx1oLjgGdLeU_Y3GQTB6r7zuJ__2Hvkoi2pB3xzNbynLoL8_AX76siLrK_P1ehwFCvWaVox_sTAgdIckzPOT6ythzfO3BsFbHvGkipUgIckOAaZKN-BYZuIYtxbmoyqw/s1600/Nume%25CC%2581riser+1.jpeg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjSyioEcXbweknJx1oLjgGdLeU_Y3GQTB6r7zuJ__2Hvkoi2pB3xzNbynLoL8_AX76siLrK_P1ehwFCvWaVox_sTAgdIckzPOT6ythzfO3BsFbHvGkipUgIckOAaZKN-BYZuIYtxbmoyqw/s200/Nume%25CC%2581riser+1.jpeg" width="153" height="200" /></a></div><br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiD57TIMnXgYpuhsKfcgpAo3tNPEKBt5hZEe2PHMP2fn_ur-P7zmhPDRG_YJiNCsrKU_2spFBtOJioYPVaOqJzWPyrHp2f_kqkFbQ3WkCOdOf3RyATYS-FZviszDHl56WIZ6Gy8C1Swobk/s1600/Nume%25CC%2581riser.jpeg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiD57TIMnXgYpuhsKfcgpAo3tNPEKBt5hZEe2PHMP2fn_ur-P7zmhPDRG_YJiNCsrKU_2spFBtOJioYPVaOqJzWPyrHp2f_kqkFbQ3WkCOdOf3RyATYS-FZviszDHl56WIZ6Gy8C1Swobk/s400/Nume%25CC%2581riser.jpeg" width="315" height="400" /></a></div><br />
Souvent, pour représenter plusieurs personnages sur une même toile, le « loustic » réalise une sorte de « collage pictural » à partir de plusieurs photographies. <i>Les deux Baigneuses</i> de 1941 sont issues de deux clichés parus dans <i>Paris Sex Appeal</i> : debout au premier plan, la blonde lève les bras vers son amie qui fait la planche un peu plus loin. Pour opérer cette synthèse dans les limites de son format sériel (105 x 75 cm), Picabia pratique le changement d'échelle : la blonde vue de dos est recadrée en plan américain. Pour dynamiser la peinture et produire un effet de proximité, le bras gauche du modèle est coupé.<br />
Ce rétrécissement du champ visuel, qui supprime une partie du décor et valorise le premier plan, est une des techniques préférées de Picabia. Elle renforce l'effet d'intimité voyeuriste de l'ensemble. L'artiste modifie parfois l'expression des modèles ou les détails de leurs légers vêtements mais il respecte strictement les positions ainsi que l'éclairage des corps (10). Comme tous les peintres qui ont eu recours aux photos de nus artistiques depuis le milieu du XIXe siècle (11), Picabia s'intéresse surtout à la pose suggestive du modèle. <br />
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L'IMAGE DE LA VIE<br />
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« Ma peinture est de plus en plus l'image de ma vie mais une vie qui ne veut et ne peut regarder le monde dans ce qu'il a de cupide et monstrueux. Tout ce qui a été morale en art est mort. Heureusement, c'est le seul service que le cataclysme qui nous entoure a rendu. » (12)<br />
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Malgré ses ambiguïtés et ses mauvais jeux de mots sur le « jeune Maréchal Pétain » (alors octogénaire) dans <i>L’Opinion de Cannes</i> en mars 1941, Picabia s'intéresse peu à la politique et au cataclysme qu'elle provoque. Il peint et écrit énormément : lettres à Gabrielle Buffet, Germaine Everling, Gertrud Stein, Suzanne Romain... En souvenirs, en photos, ou bien en chair, les femmes restent sa principale préoccupation. À soixante et un ans, Francis épouse Olga, sa seconde femme. Quelques mois plus tard, en janvier 1940, il rencontre Suzanne Romain qui lui inspire poèmes, lettres, dessins et peintures. Même lorsqu'il fuit les menaces de bombardements et se réfugie dans la villa les Orangers à Juan les Pins ou dans l'auberge de Camassade à Tourrette-sur-Loup, Picabia semble plus obsédé par l'érotisme que par l'histoire en marche. En juin 1944, après le débarquement allié en Normandie alors qu'on en annonce un autre à Cannes, Picabia écrit sa première lettre d'amour à Suzanne Romain qui vient de quitter Camassade, escortée par son mari ! <br />
« Tout ce qui a été morale en art est mort ». Même si « Zon » (Suzanne Romain) fut incontestablement une muse pour Francis jusqu'à leur séparation en 1948, bien des tableaux de sa collection (dont <i>La Femme à l'idole</i>) trouvaient également leurs sources dans les revues de charme (13). Quant aux portraits que Picabia réalisa pour la galerie Pasteur, ils sont inspirés par d'étranges maîtresses : des clichés de modèles, strip-teaseuse ou prostituées. Le fossé qui sépare cette peinture des représentations de propagande pétainiste ou nazie doit être souligné : nul nationalisme, nul culte du héros, nulle thématique de la terre, de la famille (14) Picabia peint son propre plaisir : <br />
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« Ma peinture est une femme qui ne veut pas entendre parler de son mari pour faire l'amour » (15)<br />
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« Adultérins », ses nus ne se dissimulent pas derrière un prétexte mythologique, ils ne respectent pas les canons antiques. Directement dérivés du modèle photographique, ils jouent avec le voyeurisme du cliché érotique. Ces choix provocateurs ne sont pas sans évoquer un autre grand peintre à scandale : Gustave Courbet. Dès le milieu du XIXe siècle, cet apôtre du réalisme, peignait des « filles » et s'inspirait de photographies légères ou de nus « artistiques » ! Courbet remettait en cause le bon goût bourgeois des salons officiels en ayant recours à une photographie érotique pour peindre sa <i>Femme au perroquet</i>. Avec ses nus, ses portraits, ses paysages, Picabia fut accusé de retourner à la peinture pompier. La distance qui sépare le bon goût du mauvais goût est inframince !<br />
Courbet peignit <i>L'Origine du Monde</i> et <i>Paresse et Luxure</i> pour Khalil-Bey, le riche amateur ottoman. Dans le même registre, pour un public assurément masculin, Picabia représenta <i>Deux amies</i> endormies et enlacées. La thématique des baigneuses revient également de façon obsessionnelle et fait l'objet d'étonnantes variations de facture : Picabia passe de nus léchés comme des Courbet à une représentation plus libre, brossée à grands coups de couleurs. <br />
Même thématique érotique et goût du sens caché, même effets de style et de répétitions, même provocations et compromissions : à plus d'un siècle de distance, Picabia suivait sans doute consciemment le sillon creusé par son prédécesseur. <br />
Revenant comme un leitmotiv, l'idée que l'art doit s'inspirer de la vie fut exprimée par Picabia dès 1922 pour défendre sa peinture d'<i>Espagnoles</i> ainsi que les tableaux dadaïstes refusés au Salon des Indépendants (16). Reprise et portée jusqu'à ses dernières limites par les avant-gardes de ce siècle, cette thématique vitaliste parcourait déjà les dernières années du XIXe. Elle était présente dans les écrits d'Octave Mirbeau, de Bernard Lazare et de la génération « naturiste ». Même Camille Pissarro, que Picabia rencontra en 1902, se fit l'ardent défenseur de l'alliance de l'art et de la vie, contre les écoles artistiques.<br />
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ABSTRACTIONS ET FIGURATIONS<br />
À maintes reprises dans ses portraits, Picabia s'éloigne de l'idéalisation de la réalité et produit une sorte de caricature du réalisme. Peinture d'un vérisme cruel, radicalement différente des mères de la Patrie et de l'Effort dans la Joie que valorisait la propagande nazie, <i>La Femme à la cigarette</i> n'est autre qu'une garçonne éméchée, affalée sur une table de bistro devant un verre de vin ! Ces « sarcasmes figuratifs » ne se limitent pas aux années de guerre. Dès 1936, Picabia s'était essayé à la représentation de clowns tristes, d'Auguste et de Pierrot lunaire aux visages grimaçants. Pourtant la même année, il signait le manifeste du dimensionnisme de Sirato (17) pour la défense de l'avant-garde et des recherches abstraites ! <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi6QkVKKwBKrSkjynFPmCoWLJ_g-QKo8qI7bjuNSBJOMKqGuOM4woAHQQyfQx6o_lguD5RT8rkVSDn2DIeJmCxv5_8mql4BnMVdo_sXf0XuMpCHtKdczdxNwD0SUZCAlXl_VgS4wCdlNcY/s1600/Nume%25CC%2581riser+4.jpeg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi6QkVKKwBKrSkjynFPmCoWLJ_g-QKo8qI7bjuNSBJOMKqGuOM4woAHQQyfQx6o_lguD5RT8rkVSDn2DIeJmCxv5_8mql4BnMVdo_sXf0XuMpCHtKdczdxNwD0SUZCAlXl_VgS4wCdlNcY/s200/Nume%25CC%2581riser+4.jpeg" width="165" height="200" /></a></div><br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjYH5vvU8md3j5bA2kCHjQQLbFMNFa4HKOtVZWt_DU7bu1CUCbmh_6Fv-_qwXAr-KNWlZLFxLeiv3QG5u3dvh10NshL2EwXzTKY5frohFQYsUp7qQcSNWyxe7UTcAyT3P1yPl5g-T0G_P0/s1600/Nume%25CC%2581riser+3.jpeg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjYH5vvU8md3j5bA2kCHjQQLbFMNFa4HKOtVZWt_DU7bu1CUCbmh_6Fv-_qwXAr-KNWlZLFxLeiv3QG5u3dvh10NshL2EwXzTKY5frohFQYsUp7qQcSNWyxe7UTcAyT3P1yPl5g-T0G_P0/s400/Nume%25CC%2581riser+3.jpeg" width="289" height="400" /></a></div><br />
Picabia est, par excellence, le peintre de la bivalence, du balancement entre figuration et abstraction. Son portrait d'un homme à l'air mélancolique en est un exemple. Non seulement ce réalisme populaire (qui étonne également dans une peinture telle que <i>La Polonaise</i>) n'a rien en commun avec les athlètes musclés d'Arno Brecker dont Cocteau vanta le charme (18), mais de surcroît, l'artiste s'est amusé à peindre une composition abstraite au revers du tableau ! (À moins que ce ne soit l'inverse...). Étrange bipolarité qui résonne comme un manifeste ou une provocation. Face : « réaliste », pile : « abstrait » ! Picabia accordait bien peu d'importance à ses étiquettes (19)!<br />
Loin des canons classiques, les portraits géométriques de 1938 forment une sorte de synthèse : des visages réduits à quelques lignes de couleurs vives sont enchevêtrés dans une structure abstraite. Entre-temps, en 1937, l'exposition d'« art dégénéré » ouvre à Munich. En France, le retentissement est d'autant plus grand que des œuvres modernes de Van Gogh, Gauguin, Derain, Matisse, Picasso et Picabia sont directement menacées par la politique d'épuration des nazis. Dans la revue <i>Beaux-Arts</i>, les 13 et 20 août 1937, George Waldemar critique ouvertement Adolf Hitler et surtout Alfred Rosenberg, théoricien d'un art allemand qu'il prétend immuable, parce qu'héritier de l'art grec. Deux ans plus tard, le 31 mars, un article de la même revue indique que les musées allemands organisent une vente de tableaux modernes à Lucerne. Bien des œuvres expressionnistes et abstraites disparurent en Allemagne, dans les bûchers nazis. Picabia était directement concerné par ces destructions : à Paris, en 1943, ses œuvres furent jetées aux flammes en même temps que celles de Masson, Miró, Léger, Klee, Ernst... 500 à 600 œuvres flambaient dans un immense brasier sur la terrasse des Tuileries (20).<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjZY3X5CjRvOE__yYE4HwsdZSU3jGI6I6tEt5YU4YOMSbgs_qxtXuDcFA37DUHhVjAIB4oUPJBQqcXGzQbcZqxevaJMYypMq_Gmelnh_sEl3nONYHgXEwX3rQ9nB2pNkAllEHwwyuzqpMA/s1600/Re%25CC%2582vede+Zon-100dpi.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjZY3X5CjRvOE__yYE4HwsdZSU3jGI6I6tEt5YU4YOMSbgs_qxtXuDcFA37DUHhVjAIB4oUPJBQqcXGzQbcZqxevaJMYypMq_Gmelnh_sEl3nONYHgXEwX3rQ9nB2pNkAllEHwwyuzqpMA/s640/Re%25CC%2582vede+Zon-100dpi.jpg" width="226" height="640" /></a></div><br />
En 1945, Picabia se lance dans sa dernière période dite « abstraite » auprès d'Henri Goetz et surtout de Christine Boumeester. Il devient une sorte de maître à penser pour de jeunes peintres tels qu’Hartung, Wols ou Soulages. Il rejette violemment l'art géométrique qu'expose La galerie Denise René et rejoint Hans Arp dans sa défense du biomorphisme pictural. Éléments végétaux, points, mais aussi phallus, ses œuvres abstraites font la synthèse des préoccupations picturales du peintre : <br />
« Tout ce que font les peintres surtout chez D. R est le glas de l'amour, l'amour de la vie, l'amour de l'amour » (21). Par opposition aux dogmes de la géométrie pure, Picabia puise à nouveau dans sa collection de revues de charme : <i>L’Acrobate</i> de 1949 s'inspire d'une gymnaste qui fait des exercices d’assouplissement, la tête entre les jambes ! Comme si le souvenir de sa liaison était encore vivace, Picabia peint également son <i>Rêve de Suzanne</i> : une brune allongée vue en raccourci, la tête relevée, la jambe au dessus du genou, le sexe offert (mais caché) (22) !<br />
Une fois de plus, Picabia déjoue les classifications et les simplifications hâtives : dans son œuvre plusieurs formes de réalisme ou de non-figuration se côtoient. Dans une même période, plusieurs traitements stylistiques se mêlent. Cette « multiplicité intellectuelle, esthétique et stylistique » (23) a inspiré bien des artistes d'Alberola à Schnabel, de Dietman à Lebel. <br />
(mars 1997)<br />
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NOTES<br />
(1) Voir les recherches de William Camfield, Maria Lluïsa Borràs et Arnauld Pierre.<br />
(2) Sara Cochran, « La peinture de Picabia pendant la seconde guerre mondiale », <i>art press </i>n° 222, mars 1997, p. 47-52.<br />
(3) Francis Picabia, « L'œil cacodylate », <i>Comœdia</i>, 23 novembre 1921, p. 2. <br />
(4) Voir Carole Boulbès, <i>Les écrits esthétiques de Francis Picabia, entre révolution et réaction (1907-1953)</i>, thèse de doctorat soutenue à Paris I, en 1993, sous la direction de Gilbert Lascault.<br />
(5) On note les signatures d'André Salmon et d'André Warnod.<br />
(6) Photographies le plus souvent prises par des inconnus mais parfois – plus rarement – par Man Ray ou Kertész<br />
(7) Est-ce parce qu'il connaissait leur origine que J. H. Levesque évoqua la sensualité des ces femmes « merveilleuses » alors que Max-Pol Fouchet jetait l'anathème sur « une peinture académique et bourgeoise » ?<br />
(8) Dans <i>Delacroix et la photographie</i>, Jean Sagne évoque les épreuves photographiques de Durieu que Delacroix utilisa pour certaines esquisses préparatoires. Voir aussi The painter and the photograph de Van Deren Coke à propos des inspirations photographiques d'Ensor, Gauguin, Munch, Utrillo, Derain...<br />
(9) « Lucile Damour et ses béguins », titre du récit d'Armand Cossinin qui évoque, comme les photos, une prostituée avec ses différents clients<br />
(10) Ainsi, il ajoute une fenêtre à gauche dans le tableau <i>Femmes au bull-dog</i> mais ne tient pas compte des modifications que cela suppose au niveau du clair-obscur !<br />
(11) Dans <i>Art & photography</i>, Aaron Scharf indique que la prolifération des nus artistiques débuta dès 1850 et que Courbet utilisait les clichés de Villeneuve. <br />
(12) Lettre de Picabia à Gertrud Stein pendant l'été 1942, citée par Maria Lluïsa Borràs, <i>Francis Picabia</i>, Paris, Albin Michel, 1985. <br />
(13) <i>La Femme à la toque</i> s'inspire de la photographie qui illustre le récit de « la Dame de Budapest » par Maurice Deboka, le Nu debout reprend une photographie paru en novembre 1935 dans Paris Magazine !<br />
(14) Voir Hildegard Brenner, <i>La politique artistique du national-socialisme</i>, Maspero,1980, et Laurence Bertrand Dorléac, <i>Histoire de l'art, Paris 1940-1944</i>, Paris, éditions de la Sorbonne, 1986.<br />
(15) Réponse de Picabia à une enquête sur « le réalisme socialiste » dans le supplément de la revue <i>Preuves</i> n° 29, juillet 1953<br />
(16) Voir Francis Picabia, « Sur les bords de la Seine », <i>Les Potins de Paris</i>, 3 février 1922, p.1-2. Des deux tableaux refusés par Paul Signac, M... Pour celui qui regarde et La Veuve Joyeuse, le dernier présentait justement une photographie de l'artiste et sa reproduction dessinée. L'art, la vie, la photo : cette triade pratiquée et critiquée par Picabia fonde toute sa peinture.<br />
(17) César Domela, Marcel Duchamp, Hans Arp, Sophie Taeuber-Arp, Sonia et Robert Delaunay firent également partie des signataires.<br />
(18) À partir d'un portrait photographique apparaissant sur la couverture d'un livre de Claude Farrère, <i>Les Civilisés</i>, Select collection, Flammarion, 1937 (1ère publication en 1921).<br />
(19) Dans un entretien avec Colline paru dans <i>Le Journal des Arts</i> en novembre 1945, Picabia affirmait : « Toute peinture est abstraite puisqu'elle est par essence la transfiguration, la transmutation de la nature ».<br />
(20) Voir Hildegard Brenner, <i>op. cit.</i> p. 239.<br />
(21) Francis Picabia, <i>Lettres à Christine</i>, éditions Gérard Lebovici, 1988, p.107.<br />
(22) Voir la « photo de plein air » parue dans <i>Paris Magazine</i> n° 49, septembre 1935.<br />
(23) J. J. Lebel, catalogue de l'exposition <i>Maquinas & Espanolas</i>, IVAM, fondation Tapies, octobre 1995.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-81883566713632610422016-03-09T02:19:00.000-08:002016-03-09T06:23:39.347-08:00actes de colloque<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhqArGQSXuU-JwDV06Cry56x2WUsWFEs8Al8o_p582NFnv3WBdcHUhyyf93xW02D9_20Fb4jOtmGrwNbcQeYKaxZawwIsfSyvLQzxVkZuyYJd-bb55qZfwLqMI7KYP0dSpkFjBYLLtR3Yw/s1600/Doc.jpeg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhqArGQSXuU-JwDV06Cry56x2WUsWFEs8Al8o_p582NFnv3WBdcHUhyyf93xW02D9_20Fb4jOtmGrwNbcQeYKaxZawwIsfSyvLQzxVkZuyYJd-bb55qZfwLqMI7KYP0dSpkFjBYLLtR3Yw/s400/Doc.jpeg" /></a><br />
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<b><i>Femmes, attitudes performatives, aux lisières de la performance et de la danse</i>, Dijon, Les Presses du réel, 2014</b><br />
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À l'heure des re-enactements et autres remakes des performances historiques, il semblait important de s'interroger sur la place des femmes dans les avant-gardes des années 1910-1970. Quel regard portons-nous, aujourd'hui, sur les pionnières qui ont profondément modifié la danse et la performance, en Europe et aux Etats-Unis ? Réunis pour la première fois, des historiens, des philosophes, des danseurs et deux chorégraphes ont accepté de faire le point sur leurs recherches. Par-delà les catégories artistiques (danse, performance, action, pantomime, théâtre, music-hall...) et les clivages (théorie / pratique ; forme / fond), ce livre est une invitation à partager leurs questionnements sur le spectacle vivant « au féminin », ses archives et ses références.<br />
<i>Femmes, attitudes performatives</i> rassemble dix contributions, une « interview performative » de La Ribot et un entretien sur <i>La Part du rite</i> de Latifa Laâbissi et Isabelle Launay.<br />
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Publié suite au colloque international éponyme organisé par Carole Boulbès, avec l'École nationale supérieure d'art de Nancy en novembre 2012.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-45507581221315990462015-10-01T02:16:00.000-07:002016-03-09T02:33:57.084-08:00au sans pareil : la revue littérature<a href="http://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/litterature/index.htm"></a><a href="http://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/litterature/index.htm"><br />
</a><b>"Au Sans pareil : la revue Littérature", in <i>Picabia, Man Ray et la revue Littérature</i>, catalogue d'exposition, Centre Georges Pompidou, juillet 2014.<br />
</b><br />
Au commencement, <i>Littérature</i> est une revue de « poèmes et de proses », dirigée par Louis Aragon, André Breton et Philippe Soupault. Ils n’ont guère plus de vingt ans et beaucoup d’ambitions. Seul Soupault a déjà édité, en 1917, un recueil de poésie, <i>Aquarium</i>. Breton n’a pas encore publié son <i>Mont de Piété</i>, ni Aragon son <i>Feu de joie</i>. Leur petite revue à couverture jaune est en dépôt à la Maison des amis des livres d’Adrienne Monnier dans le Quartier latin. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la célèbre librairie-bibliothèque était fréquentée par nombre d’intellectuels, dont André Gide et Paul Valéry. Les deux auteurs, véritables cautions littéraires, se trouvent justement en tête du sommaire du n° 1 (mars 1919), Valéry ayant même suggéré le titre de « littérature » par dérision… Les autres contributeurs sont très célèbres aussi : Léon-Paul Fargue, André Salmon, Max Jacob, Pierre Reverdy, Jean Paulhan, Blaise Cendrars… Les choix des trois jeunes mousquetaires qui cherchent leur place dans le panthéon littéraire parisien sont assez éclectiques.<br />
Très vite, la revue cherche du nouveau en se tournant vers les écrivains du passé. Elle se place sous l’égide de Stéphane Mallarmé (poème « Château de l’espérance » dans le n° 3), d’Isidore Ducasse (édition dans les n° 2 et 3 des <i>Poésies</i>, recopiées à la Bibliothèque nationale) et d’Arthur Rimbaud (publication dans le n° 4 de l’inédit « Les Mains de Jeanne-Marie », acheté à la famille du poète). Essentielle pour André Breton, la parution des <i>Lettres de guerre</i> de Jacques Vaché débute en juillet 1919 dans le n° 5. <br />
Ces choix ne sont jamais commentés : aucun éditorial, aucune note historique et très peu de justifications. Ils inscrivent la revue dans un horizon littéraire qui ne semble pas contestable. Tout cela donne une légitimité à <i>Littérature</i>, qui semble aux antipodes des cabrioles rhétoriques de Dada, cette obscure pochade nihiliste que ses détracteurs assimilaient à un complot contre l’art français fomenté par l’Allemagne. Pourtant, Breton, Aragon et Soupault contribuent aussi à l’<i>Anthologie dada</i> (1) mise en œuvre par Tristan Tzara en mai 1919. D’ailleurs, le poète roumain intervient dans <i>Littérature</i> dès le deuxième numéro, en avril, avec le poème-annonce « Maison Flake » ; dans le n° 4 (juin), Breton reprend la technique dada des mots dans le chapeau, il assemble des expressions toutes faites (empruntées aux journaux) et joue avec la typographie du <i>Corset Mystère</i>. Mais tout cela reste timide jusqu’à la parution du n° 5 (juillet). Là, un énorme slogan détournant une publicité de l’époque institue Tzara « directeur du mouvement Dada » à Zurich… Reprise ensuite, cette réclame est l’une des rares concessions aux exubérantes typographies dadaïstes. Le tiraillement entre le désir et le refus de la consécration littéraire est manifeste, mais un autre hiatus surgit dès les premiers numéros : va-t-on rompre avec les traditions ou les maintenir ? Osera-t-on soutenir l’avant-garde (2) ?<br />
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DÉMORALISATION ET CONFUSION<br />
À partir d’octobre 1919, la revue est administrée et diffusée par la maison d’édition « Au Sans Pareil » de René Hilsum, qui avait déjà aidé à sa création. <i>Littérature</i> n° 8 commence à sortir de sa réserve : on critique <i>La Nouvelle Revue française</i>, qui ose propager des « ragots » contre Dada. <i>Les Champs magnétiques</i> de Breton et Soupault, l’un des premiers fleurons de l’écriture automatique, sont publiés sous forme de fragments. Des poèmes d’Apollinaire extraits de la revue futuriste <i>Lacerba</i> sont mis en avant. Paul Éluard et Pierre Drieu La Rochelle font partie des contributeurs. En ouverture du n° 10, on présente comme « un acte nécessaire » le soutien à Marinetti, « inculpé d’attentat à la sûreté de l’État italien ». Très offensif, Tzara signe une « Lettre ouverte à Jacques Rivière » où il revient sur l’invention de Dada à Zurich (3). <br />
Pourtant, dans ce numéro et dans celui du mois suivant, les réponses à l’enquête « Pourquoi écrivez-vous ? » ont une tout autre résonance. Là, au contraire, <i>Littérature</i> cherche à entretenir la confusion en reprenant une tradition journalistique bien connue : recueillir le point de vue de personnalités sur un sujet à la mode. Sollicité par Breton, Picabia se méfie de cette opération de « démoralisation (4) » qui vise à piéger les notabilités du milieu littéraire. Sa première contribution à <i>Littérature</i> tient en treize mots : « Je ne le sais vraiment pas, et j’espère ne jamais le savoir ». Ce pied de nez est d’ailleurs conforme à son refus souvent réitéré des explications… Sa deuxième contribution (n° 12, février 1920) est tout aussi laconique. Il inverse l’ordre des mots pour tordre le cou à la syntaxe, et intitule son poème « Papa fais-moi peur » ! <br />
Pourquoi une telle méfiance ? Le 11 décembre 1919, André Breton avait pris contact avec le quarantenaire déjà très renommé pour ses œuvres et ses nombreuses polémiques journalistiques : « Vous êtes des trois ou quatre hommes dont j’approuve entièrement l’attitude et je serais heureux de me compter parmi vos amis. Depuis des mois, je n’avais rien lu avec tant d’émotion que vos <i>Pensées sans langage</i> (5). »<br />
La réponse ne tarde pas. Dans une lettre datée du 22 décembre, deux poèmes sont expédiés au laudateur. Comme d’autres, Breton est attiré par le parfum de scandale qui entoure les déclarations de Picabia. Il y voit probablement un moyen facile d’attirer l’attention sur la revue, qui cherche toujours sa voie entre <i>La Nouvelle Revue française</i>, publiée par Gallimard, <i>Les Feuilles libres</i>, de Marcel Raval, et <i>Dada</i>. <br />
En matière de poésie, Picabia n’est pas un débutant. Édité à Paris en mars 1919, <i>Pensées sans langage</i> est son septième recueil poétique (6). Déjà, <i>L’Athlète des pompes funèbres</i> avait enchanté Tristan Tzara, qui était entré en relation épistolaire avec l’artiste pendant l’été 1918. Son franc-parler et ses expérimentations tous azimuts attiraient la jeune génération, que la mort d’Apollinaire avait laissée orpheline. À l’exemple de son ami, Picabia écrit en vers libres, fait fi de la ponctuation et puise son inspiration dans la vie de tous les jours. Comme un collagiste, il confronte des univers différents (les machines, l’amour) et expérimente, dans sa revue <i>391</i> une écriture irrévérencieuse que la critique comparait à du délire. Picabia avait compris l’importance des revues pour la diffusion de ses idées dans l’avant-garde internationale. Éditée à Barcelone, New York, Zurich puis Paris entre 1917 et 1924, <i>391</i> était une prodigieuse carte de visite. En fait, Breton se réveille bien tard… Il sollicite la collaboration de Picabia après la publication de ses écrits et de ses dessins par Alfred Stieglitz (<i>Camera Work</i>), Agnes Ernst Meyer et Paul Haviland (<i>291</i>)(7), Marcel Duchamp (<i>The Blind Man</i>), Tristan Tzara (<i>Dada</i>), Raoul Hausmann (<i>Der Dada</i>) et Pierre-Albert Birot (<i>Sic</i>)(8).<br />
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MATINÉE DADA ET FORNICATIONS PRÈS DES TABLES<br />
Revue de bonne compagnie et de « considération distinguée (9) », <i>Littérature</i> est tirée à 1 500 exemplaires et compte 200 abonnés en janvier 1920, si l’on en croit une lettre de Breton à Éluard (10). Mais le désir de rupture est toujours aussi fort… Le 23 janvier 1920, le papillon sort enfin de sa chrysalide : « Le Premier Vendredi de Littérature » affiche ouvertement le ralliement à Dada. Une matinée est organisée sous l’impulsion de Tzara – arrivé à Paris une semaine plus tôt – et de Picabia, qui avait rencontré certains acteurs du Cabaret Voltaire à Zurich. Là aussi, on lit des poèmes sur scène. On prévoit d’exhiber les toiles de Juan Gris, Giorgio De Chirico, Fernand Léger, Georges Ribemont-Dessaignes. Avec sa légende <i>L.H.O.O.Q., Le Double Monde</i> de Francis Picabia (collection du Musée national d’art moderne, Centre Pompidou) suscite de vives protestations… D’autres manifestations parisiennes suivront à la Maison de l’œuvre (« Manifestation dada », le 27 mars 1920) et à la Salle Gaveau (« Festival dada » le 26 mai 1920).<br />
Parallèlement, le 10 janvier 1920, Au Sans Pareil s’installe avenue Kleber et s’agrandit : ce sera une galerie d’exposition pour les tableaux dadas, une librairie où les publications dada (notamment la revue <i>Cannibale</i>, de Picabia) ainsi que les livres de la collection « Littérature » seront diffusés. Breton n’a pas perdu son temps : <i>Mont de Piété</i>, son premier recueil poétique, a été publié en 1919, juste après l’inédit de Rimbaud, qui s’est très bien vendu. Hilsum imprima ensuite les lettres de Vaché et les poèmes de Soupault et Cendrars… <i>Feu de joie</i>, d’Aragon, est édité en 1920. Et Picabia ? Hilsum avait édité son <i>Unique eunuque</i> à compte d’auteur en février de la même année, mais il refusa de publier <i>Jésus-Christ-Rastaquouère</i>, qu’il trouvait anticlérical (11). En mai, <i>Littérature</i> avait pourtant annoncé la publication de <i>Fornications près des tables</i>, de Picabia. Quelle est donc cette nouvelle bravade ? Dans le dernier <i>Littérature</i> administré par "Au Sans Pareil" (mai 1922), une vingtaine d’ouvrages d’« auteurs maison », de Louis Aragon à Marcel Willard, sont listés, mais on ne trouve évidemment aucune trace de <i>Fornications</i> dans le catalogue… Libertin et sacrilège, Picabia était connu pour ses propos grivois. Tout le monde avait en mémoire sa polémique avec Sandberg, qui avait escamoté les titres érotiques de ses dessins mécaniques au Cirque d’hiver en 1919 ! Le malentendu est évident : tandis que Picabia privilégie les déclarations à l’emporte-pièce et les propos licencieux, ses amis apprécient le mystère et les mystifications. Philippe Soupault était particulièrement hostile aux rôles que Picabia, costumier et metteur en scène, lui faisait jouer sur scène et aux grossièretés de ce « snob qui ne participe physiquement à aucune manifestation (12) ».<br />
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CRISE 1<br />
En mai 1920 Dada triomphe ! <i>Littérature</i> édite « Vingt-trois manifestes du mouvement dada », de Louis Aragon, André Breton, Tristan Tzara, Hans Arp, Paul Éluard, Philippe Soupault, Walter Serner, Paul Dermée, Georges Ribemont-Dessaignes, Walter Conrad Arensberg et Céline Arnault, seule femme de l’aventure… Picabia n’est pas en reste. Il publie « Dada philosophique », une suite de sentences réparties en chapitres comme un chant nietzschéen. Apparemment anodine, l’affirmation « Dada est Tzara », « Dada est Picabia » dit tout haut ce que pense l’artiste. D’ailleurs, le journal <i>Comœdia</i> (13) ne manque pas de valoriser les deux « chefs » et de ridiculiser les suiveurs : Breton, Aragon, Soupault… Est-ce à cause de ces fourberies que les luttes intestines commencent ? En tous cas, dès le 3 juillet 1920, dans une lettre adressée à Tzara, Picabia reproche Au Sans Pareil de cacher leurs livres et leurs journaux. Il incrimine Breton (14). <br />
Les relations se dégradent encore lorsque ce dernier livre son plaidoyer « Pour Dada » à <i>La Nouvelle Revue française</i> (15). Dans cette défense et illustration du mouvement, le théoricien se sert de poèmes de Soupault, Tzara, Éluard, Aragon et… Picabia. De plus, il emprunte pour la première fois le terme « surréaliste » à Guillaume Apollinaire. Évidemment, une telle opération de légitimation intellectuelle n’est pas du goût du peintre, qui, contrairement à Tzara, suspend sa collaboration à <i>Littérature</i>, jusqu’à la parution du n° 4 de la nouvelle série, en septembre 1922. Pressent-il déjà la tournure autoritaire que s’apprête à prendre Dada, avec ses tribunaux fantoches et les actes du procès de Maurice Barrès reproduits dans les pages du n° 20 en août 1921 ? Toujours est-il que la rupture est annoncée dans la presse dès le mois de mai : Picabia se sépare des Dadas, qu’il attaque vertement dans <i>Comœdia</i>. En juillet, Funny Guy enfonce le clou : il édite un « supplément illustré » de <i>391, Le Pilhaou-Thibaou</i>, numéro unique particulièrement virulent où l’on remarque les signatures d’Erik Satie et de Marcel Duchamp. Ce même été, Aragon – qui prépare l’internat de médecine – quitte la direction de <i>Littérature</i>. L’auteur du roman <i>Anicet ou le Panorama</i> (édité par la NRF au tout début de l’année 1921) continue néanmoins à délivrer des articles corrosifs dans la lignée de « À bas le clair génie français » (n° 19, mai 1921). La revue est en crise : René Hilsum supporte de plus en plus mal l’autoritarisme d'André Breton, qui met à l’index certains auteurs de la collection « Littérature » (16). Une nouvelle formule est inaugurée en mars 1922, avec un dessin de Man Ray en couverture. Une deuxième enquête est lancée, sans conviction : « Que faites-vous lorsque vous êtes seul ? » La seule réponse – « Est-ce la fin de la blague car je dors énormément ! » – est de Picabia, évidemment.<br />
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CHOCS VISUELS ET LITTÉRAIRES : « Picabia dit dans Littérature » <br />
André Breton a compris qu’il ne peut transiger avec le loustic. S’il veut profiter de ses largesses et de son aura, il doit lui donner carte blanche : la réconciliation a lieu au tout début de l’année 1922. Son nouvel objectif étant de « sortir » de Dada et de défendre « l’esprit moderne » lors du Congrès de Paris, il rédige « Lâchez tout » (n° 2, nouvelle série, avril 1922), véritable déclaration d’amour à Picabia à qui il pardonne même ses « quelques boutades sur [s]on compte » ! Finalement, le dernier verrou saute en mai : « Soupault m’abandonne la direction de <i>Littérature</i>, en sorte que les interminables discussions à votre sujet prendront fin (17). » André Breton a enfin les mains libres et un nouvel administrateur célèbre : la Librairie Gallimard.<br />
Feu vert ! La reprise en main par Picabia est visible. À partir du n° 4 (septembre 1922), et jusqu’en juin 1924, à la demande de Breton, le chapeau magique de Man Ray disparaît de la couverture pour laisser place à des illustrations plus choquantes, qui semblent en phase avec le symbolisme érotique et les contrastes violents de <i>La Nuit espagnole</i>, peinture de 1922. La nouvelle stratégie de Breton passe aussi par un changement d’alliances : Tzara, qui s’est désintéressé du Congrès de Paris, est désormais vu comme un imposteur, coupable d’avoir détourné l’invention de Dada au détriment d’Hugo Ball et de Richard Huelsenbeck. Le directeur de <i>Littérature</i> entend établir « clairement (18) » cette nouvelle « vérité ». Des extraits d’<i>En avant Dada</i>, de Huelsenbeck, sont donnés. Partant de la même volonté de liquider le mouvement, Aragon en fait un objet historique, qu’il place au centre de son <i>Projet d’histoire littéraire contemporaine</i>. Sans égard pour le couturier Jacques Doucet, il divulgue le plan de cet ouvrage, que le mécène lui a commandé (19). À la suite, Picabia dicte ses nouveaux mots d’ordre : refus de la mode, de la spéculation et de la gloire. Il faut « s’inspirer de la vie ». Sous l’impulsion de l’artiste, qui rêve du triomphe de « l’homme brut », le ton devient très agressif, notamment lorsque Robert Desnos prend Jean Cocteau pour cible. Presque injurieuses, les idées sont exprimées sans détour. Parallèlement, le défi d’une prose anticléricale, directe et sans concession est relevé par Desnos dans « Pénalités de l’enfer » et par Jacques Baron dans « La journée des mille dimanches ». Les vieux projets refont surface : comme s’il s’agissait d’une reformulation ou d’une suite de <i>Fornications près des tables</i>, <i>Littérature</i> prévoit la parution de la première plaquette du <i>Maquereau clergyman</i> de Picabia, qui, hélas, ne vit jamais le jour… <br />
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RROSE SÉLAVY<br />
Dès le mois suivant, un nouveau tournant est amorcé dans le n° 5. Pour le dessin de couverture, particulièrement sacrilège, Picabia détourne <i>Mars et Vénus</i> de Sandro Botticelli. Il écrit « Un effet facile » et « Billets de faveur », de style aphoristique, et se délecte de sous-entendus : « Pour qu’un homme ne soit plus intéressant, il suffit de ne pas le regarder. » Mais là n’est pas l’essentiel. Sur la demande de Breton (lettre du 13 août 1922), l’artiste avait sollicité la collaboration de Marcel Duchamp. Distillées au fil des pages, les six contrepèteries de Rrose Sélavy ponctuent le numéro et provoquent soudainement des courts-circuits sémantiques. Pour André Breton, c’est un cataclysme, une révélation aussi forte que les phrases dictées par René Crevel et Robert Desnos pendant leur sommeil hypnotique. Dans « Entrée des médiums » (n° 6, octobre 1922), il formule la toute première définition du surréalisme comme « automatisme psychique qui correspond assez bien à l’état de rêve ». En décembre, toujours animé par ce désir inextinguible de théorisation, il revient sur le cas Marcel Duchamp dans « Les mots sans rides » (n° 7, décembre 1922). Il vante la « rigueur mathématique » et « l’absence de l’élément comique » [<i>sic</i>] de ses « jeux de mots ». Quant à Desnos, qui avait livré son premier récit onirique dans le n° 5, il se prétend en communication télépathique avec Rrose Sélavy, ce qui ne manque pas d’amuser l’intéressé (20) ! <i>Littérature</i> devient le réceptacle d’un puissant flot de paroles : neuf pages de « phrases de rêve » écrites par Desnos sous la « dictée » de Rrose sont introduites par Breton, qui conclut, définitif : « Les mots, du reste, ont fini de jouer. Les mots font l’amour. » En effet, la rencontre de l’automatisme de 1919, de l’onirisme et des jeux de mots est explosive : ajoutez un brin de Rimbaud (le voyant) et une pincée de Lautréamont (le plagiaire), et le nouveau-né surréaliste triomphe ! Picabia, qui donne en couverture le célèbre dessin « Lits et ratures », ne peut accepter ce processus si contraire à ses envies « instantanéistes » : jouir de la vie <i>hic et nunc</i>. Il refuse d’être annexé aux ambitions du jeune théoricien du surréalisme… D’ailleurs, deux ans plus tard, dans son roman <i>Caravansérail</i> (1924), il se moque très ouvertement des expériences médiumniques de Breton et de ses amis. Dans le n° 17 de <i>391</i> sur le « superréalisme » (en mai 1924), il ridiculise l’« hyperpoésie » que leur inspire le culte de Rimbaud et des grands écrivains du passé…<br />
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CRISE 2<br />
Néanmoins, le n° 8 (janvier 1923) avec sa gerbe de têtes d’hommes en couverture et ses aphorismes sulfureux (« Dieu a inventé le concubinage. Satan le mariage »), est encore très marqué par la griffe ironique de Picabia. Le polémiste signe une critique virulente de la morale et des honneurs, intitulée « Francis merci ! » Il relate sa visite en compagnie d’André Breton et de sa femme de « L’exposition coloniale », « cimetière écœurant dont nous sommes les cadavres ». Unis par la même férocité, Aragon et Picabia se livrent à une cabbale contre Marcel Proust, peu de temps après son décès, survenu en novembre. C’est aussi une façon de s’opposer à Philippe Soupault, sage directeur de <i>La Revue européenne</i> (avec Valéry Larbaud, Edmond Jaloux et André Germain), qui avait rendu hommage à l’écrivain dans <i>La Nouvelle Revue française</i> (21). Particulièrement violent, le pamphlet d’Aragon « Je m’acharne sur un mort » fait suite aux récriminations de Picabia contre l’auteur de la <i>Recherche du temps perdu</i>, qu’il « n’aime pas ». <br />
Pourtant les dissensions ne tardent pas. En quête d’une expression moins élitiste (« La poésie doit être faite par tous. Non par un », avait écrit Lautréamont), les surréalistes multiplient les expériences d’écriture collective en poésie, au théâtre… Individualiste à l’esprit gouailleur, Picabia se tient à distance des communautés d’artistes, des maîtres à penser et des mots d’ordre. On en a une belle illustration dans le n° 9 (février 1923) : alors qu’André Breton, Robert Desnos et Benjamin Péret rédigent « Comme il fait beau ! » (étrange pièce de théâtre animalière, avec apparition d’un « silexame à tête de fourchette »), Picabia vomit ses « états d’âme », il se déchaîne contre l’« académisme » et les cubistes, « charpentiers constructeurs » qui « élèvent un échafaudage autour d’une cathédrale construite par Ingres »… <br />
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Picabia n’avait pas un rapport simple aux artistes, ses amis, ses rivaux. Et sans doute en était-il ainsi avec Pablo Picasso, son compère espagnol (dont une œuvre illustrait le n° 10). S’il soutenait le travail photographique novateur et déroutant de Man Ray dans <i>391</i> et sûrement aussi dans <i>Littérature</i>, il était probablement moins enthousiasmé par Max Ernst, peintre et poète comme lui. À l’occasion de son exposition Au Sans Pareil en mai 1921 (Picabia rompt justement avec Dada à cette date), l’artiste allemand est élu homme des « possibilités infinies » par André Breton. En avril 1920, pour son propre catalogue d’exposition lors de l’inauguration du lieu, Picabia n’avait pas eu cette chance : la préface était rédigée par Tristan Tzara… Mis à part les dessins de couvertures tapageuses, l’artiste n’a pas su imposer son œuvre plastique. Si <i>Littérature</i> n° 6 incluait une reproduction de <i>Phosphate</i>, une des épures mécanomorphes de 1922, le n° 8 fait la part belle à Max Ernst, avec deux dessins au trait qui semblent bien plus romantiques et mystérieux que le style brutaliste de son aîné. Ce sera encore le cas lors de l’importante livraison d’octobre 1923 (n° 11), avec ses 49 pages entièrement consacrées à la poésie. En lieu et place des vignettes qu’il avait demandées à Picabia (courrier du 8 août 1923), Breton retient les illustrations surréalistes de Max Ernst pour ponctuer la prose de Robert Desnos, Benjamin Péret, Roger Vitrac, Georges Limbour, Max Morise, Germain Nouveau, Paul Éluard, Joseph Delteil, Philippe Soupault et Louis Aragon. <br />
Max Ernst publia un texte en français intitulé « Etna » ; Picabia présenta trois poèmes : « Colin-Maillard », « Irreceptif » et « Bonheur nouveau ». Pour cette ultime contribution littéraire, il fit un étrange constat : « Je me sens le devoir de devenir un type contraire – contraire à tout. » Cette confession pourrait expliquer bien des choses : conscient de n’être qu’une caisse de résonance pour la mise en valeur du directeur de <i>Littérature</i>, l’ironiste avait fourni douze dessins d’objets quotidiens accompagnés de légendes publicitaires, qui préfigurent le Pop Art (22)… Breton refusa de les publier, comme il évita aussi de soutenir le roman <i>Caravansérail</i> qu’il jugea fort « ennuyeux ». En 1924, tandis que Francis Picabia fomentait sa vengeance en préparant la bombe à retardement du ballet <i>Relâche</i>, André Breton – après Aragon – pénétrait dans le cénacle des auteurs de <i>La Nouvelle Revue française</i> avec <i>Les Pas perdus</i>, son recueil d’articles publiés en majeure partie dans… <i>Littérature</i>. <br />
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NOTES<br />
1. « L’Anthologie dada » est le titre général de <i>Dada</i> n° 4/5, publié à Zurich en mai 1919. La revue était dirigée par Tristan Tzara depuis 1917. Parmi les contributeurs, on note aussi les noms de Reverdy, Cocteau et Radiguet.<br />
2. Seul « Palet », ouvre un champ critique plus belliqueux à partir de <i>Littérature</i> n° 4.<br />
3. <i>La Nouvelle Revue française</i> avait refusé de publier ce texte, bien que Tzara exerçait son droit de réponse à la note « Mouvement dada » publiée le 1er septembre 1919.<br />
4. « Il y a un mot que je prononce souvent, ainsi que Tzara, celui de démoralisation. C’est à cette démoralisation que nous nous appliquons, Soupault et moi, dans <i>Littérature</i> » (lettre de Breton à Picabia du 5 janvier 1920, dans Michel Sanouillet, <i>Dada à Paris</i>, Paris, Flammarion, 1993, p. 540-541). En guise d’explications, Breton ajoute : « Nous ne nous servons de Gide, Valéry et de quelques autres que pour les compromettre et augmenter autant que possible la confusion. »<br />
5. Lettre de Breton à Picabia, 11 décembre 1919, ibid., p. 537. Pourtant le compte-rendu sur <i>Pensées sans langage</i> est signé par Tzara sous le titre « Pic(3f9p1)bia » dans <i>Littérature</i>, première série, n° 10, décembre 1919, p. 28.<br />
6. Pendant son exil en Suisse, Picabia avait déjà édité cinq recueils de poèmes à Lausanne et à Bégnins entre 1918 et 1919 ; voir Francis Picabia, <i>Poèmes</i> réunis et présentés par Carole Boulbès, Paris, Mémoire du livre, 2002. <br />
7. Rappelons qu’à New York, en 1915, le n° 5-6 de la revue <i>291</i> avait été transfiguré par les portraits mécaniques de Picabia. Voir Carole Boulbès, <i>Picabia. Le saint masqué</i>, Paris, Jean-Michel Place, 1998, p. 11-27.<br />
8. Voir Francis Picabia, <i>Écrits critiques</i>, réunis et présentés par Carole Boulbès, Paris, Mémoire du livre, 2005, p. 243 et suivantes.<br />
9. André Breton, « Clairement », <i>Littérature</i>, nouvelle série, n° 4, 1er septembre 1922, p. 1-2.<br />
10. Voir Marguerite Bonnet, « Littérature et le reste », <i>Littérature</i>, réédition, vol. 1, Paris, Jean-Michel Place, 1978, p. IX.<br />
11. Voir Pascal Fouché, <i>Au Sans Pareil</i>, Bibliothèque de littérature française contemporaine de l’Université de Paris 7, 1983, p. 20-24. En effet, Jésus-Christ Rastaquouère fut publié par Jacques Povolozky, directeur de la galerie de La Cible.<br />
12. Voir Philippe Soupault, <i>Littérature et le reste</i>, 1919-1931, Paris, Gallimard, 2006, p. 336.<br />
13. Voir Georges Casella, « Manifestation dada », <i>Comœdia</i>, 29 mars 1920, p. 2.<br />
14. « Littérature se fout de nous. Le Sans Pareil cache nos livres et nos journaux […] Breton est un comédien achevé […] J’ai refusé de collaborer à <i>Littérature</i> et suis décidé à l’avenir à ne leur donner aucune copie » (lettre de Picabia à Tzara, 3 juillet 1920, dans M. Sanouillet, <i>Dada à Paris</i>, op. cit., p. 530-531).<br />
15. Cet article précédait celui de Jacques Rivière, « Reconnaissance à Dada », dans <i>La Nouvelle Revue française</i> du 1er août 1920.<br />
16. Voir P. Fouché, op. cit., p. 35.<br />
17. Voir la lettre de Breton à Picabia de mai 1922, reproduite dans M. Sanouillet,<i> Dada à Paris</i>, op. cit., p. 559. <br />
18. Voir A. Breton, « Clairement », op. cit.<br />
19. Aragon rédigea partiellement cet essai d’histoire littéraire, mais ne le divulgua jamais. Le livre a finalement été publié aux Éditions Gallimard en 1994 à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, sous la direction de Marc Dachy. <br />
20. Duchamp parla d’« élucubrations » et suggéra que Desnos demande la main de Rrose ! Voir André Breton, <i>Œuvres complètes</i>, t. 1, édition établie par Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 1315.<br />
21. P. Soupault, « Marcel Proust à Cabourg », <i>La Nouvelle Revue française</i>, n° 112, numéro spécial d’Hommage à Marcel Proust, janvier 1923. <br />
22. Voir Jean-Jacques Lebel, « Éloge du Funny Guy, l’inventeur du Pop Art », cat. expo., Paris, Galerie 1900-2000, 2007, p. 14-31.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-18070873591222372082014-10-15T06:38:00.000-07:002015-10-02T02:33:18.980-07:00relâche, nancy"Relâche, Nancy", article publié dans <i>art press</i> n° 409, mars 2014, p. 8-10.<br />
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On ne présente plus <i>Relâche</i>, le spectacle qui a retenu l’attention de Rosalind Krauss, William Camfield, Sally Jane Norman et nombre de chorégraphes… <i>Relâche</i> est le 24° et dernier ballet suédois de la compagnie de Rolf de Maré, présenté au Théâtre des Champs-Elysées en 1924. C’est aussi le seul ballet suédois qui accorde une large place au cinéma, avec la projection du célèbre <i>Entr’acte</i> de René Clair. Très novateurs et totalement incompris de la critique, l’argument et la partition écrits respectivement par Francis Picabia et Erik Satie induisaient des répétitions quasi symétriques d’un acte à l’autre, mais aussi des actions dansées sans musique et des pauses. La chorégraphie était signée par Jean Börlin qui interprétait aussi le premier rôle masculin. Mêlés aux spectateurs, la danseuse Edith Bonsdorff vêtue d’une robe de soirée étincelante et neuf danseurs en habit noir et chapeau haut de forme semaient la confusion en passant de la salle à la scène et en se déshabillant devant un portique lumineux aveuglant… Vive la vie ! Bien avant Fluxus, Picabia et Satie inventaient le happening…<br />
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JEU SUR LES LIMITES<br />
Il n’est pas toujours facile de saisir l’humour grinçant de ces deux dadaïstes qui préféraient entendre le public crier qu’applaudir… Aujourd’hui, 90 ans après la première, pourquoi remonter les deux actes et les 22 tableaux de <i>Relâche</i> ? Ne risque-t-on pas d’être désarçonné par cette suite d’actions simples – presque ennuyeuses – que Picabia imposait aux danseurs par bravade, pour défier les spectateurs de son temps : fumer, s’asseoir, regarder le décor, se déshabiller, se rhabiller, faire des acrobaties ? Petter Jacobsson (1) et Thomas Caley (2) relèvent le défi avec les danseurs du Ballet National de Lorraine. En 2012-2013, en invitant Mathilde Monnier, Dorte Olessen, La Ribot, Gisèle Vienne, Twyla Tharp et Ingun Björnsgaard, ils avaient mis l’accent sur les créations chorégraphiques des femmes. En 2014, leur volonté de remonter <i>Relâche</i> est aussi un événement. Une première en Europe (après le spectacle de l'Américain Moses Pendleton en 1980). Pourquoi un tel choix ? D’abord, en raison de l’influence de Satie et Picabia sur John Cage, Merce Cunningham et la scène américaine des années 1950. Ensuite, ce « ballet ultra moderne » allait si loin que Rolf de Maré et sa troupe se disaient « dépassés »… Dans l’histoire de la danse, <i>Relâche</i> correspond à un point de non retour qu’il est fondamental d’explorer. Petter Jaccobson emploie le mot de « reconstitution » et non de <i>remake</i> ou de <i>re-enactment</i>, ce qui dit bien sa volonté d’être fidèle, autant que faire se peut, au spectacle initial, sa durée, ses décors et ses costumes. Bien sûr un tel désir atteint vite ses limites : impossible de demander à Picabia et Satie de venir saluer le public à la fin du spectacle dans leur petite voiture, une 5HP Citroën… Le principal acteur de <i>Relâche</i> est la lumière. Mais comment refaire à l’identique ce portique éblouissant constitué de centaines de disques argentés couplés à des ampoules électriques ? Il y a longtemps que l'entreprise Paz & Silva n’existe plus… Très célèbre à l’époque, cette société pionnière dans les enseignes publicitaires parisiennes avait « exécuté les décors lumineux de Relâche » (3).<br />
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ARCHIVES<br />
Heureusement, Petter Jacobsson avait gardé le souvenir de ses conversations avec Bengt Häger (1916-2011), le fondateur du Musée de la danse (<i>Dansmuseet</i>) de Stockholm (4). Après une patiente recherche dans les archives de ce musée et d’autres institutions en Europe, il a pu dénicher de nouvelles informations sur la chorégraphie et la musique. La découverte, à la Fondation Carina Ari, d’une partition pour piano inédite a permis de comprendre le jeu entre Jean Börlin et Kaj Smith, « l’autre homme ». Le trio qu’ils constituaient – avec Edith, incarnation de la Femme – se détachait du groupe des huit hommes acrobates… D’autres menus gestes (proposer une cigarette, jeter ses vêtements sur le sol, croiser les pieds, secouer son mouchoir…) ont aussi été notés dans les marges de cette partition. Etant donné le caractère dépouillé du scénario, ces indications ont une grande importance, de même que la répétition des pauses musicales lorsqu’Edith observe les décors. <br />
La lecture de la presse d’époque (plus d’une centaine d’articles de journaux et de revues) que j’ai menée avec Petter Jacobsson a permis d’aborder le spectacle sous l’angle du music-hall et de le comparer aux trépidantes revues du Casino de Paris ou des Folies Bergères, que Picabia et Satie tournent en dérision avec leur faux strip-tease aveuglant. On a pu mesurer les décalages entre le scénario initial et le spectacle que décrivent les journalistes. Ainsi Edith Bonsdorff n’est pas « enlevée dans les cintres », elle marche vers les coulisses sur le dos des hommes ! Au deuxième acte, elle revient sur scène portée sur une civière par deux infirmières, ce qui fait écho au premier acte où Börlin fait son entrée sur un tricycle – en fait, un fauteuil roulant comparable à ceux des grands blessés la Première Guerre mondiale... Tout au long des deux actes, un pompier fume ou transvase l’eau d’un seau dans un autre… Quels sarcasmes à l’égard du danseur et de la danseuse vedettes ! Enfin, on a pu établir de façon presque certaine que le faux panneau noir publicitaire comportait des textes assez injurieux (5) écrits en réserve et éclairés par derrière. Toujours au deuxième acte, de petits cercles réfléchissants étaient fixés sur les maillots blancs des hommes, tandis que Börlin était affublé d’un maillot noir brillant comme un diamant et d'une cagoule, à la manière des vampires dans le film de Louis Feuillade ! Avec ces innombrables effets de reflets, Picabia ironisait sur le clinquant de son époque, peu de temps avant l’ouverture de l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels, en avril 1925. <br />
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RÉTROVISEUR<br />
Le soir de la générale, <i>Relâche</i> fit relâche ! Ce n’était pas une blague de Picabia ! Comme à l’habitude, plusieurs ballets suédois d’une durée de quinze à vingt minutes se succédaient dans le même programme. Deux créations de Fernand Léger encadraient celle de Picabia... Jean Börlin aurait d’abord dû danser <i>Skating Rink</i> comme s'il évoluait sur des patins à roulettes, puis briller comme une étoile dans <i>Relâche</i> et enfin évoluer en portant les lourds costumes cubistes de <i>La Création du monde</i>. <br />
A l’Opéra national de Lorraine, la programmation est encore plus vertigineuse : en introduction, <i>Corps de ballet</i>, nouvelle création de Noé Soulier à partir de la technique et du vocabulaire de la danse classique. En seconde partie, <i>Sounddance</i> de Merce Cunningham (1975), chorégraphie très dynamique, « chaos organisé » sur la musique de David Tudor. Et enfin, pour finir en beauté, la reconstitution de <i>Relâche</i> ! On l’aura compris, « remonter dans le temps de 2014 à 1924, établir des relations, regarder l’évolution de la danse comme dans un rétroviseur », tel est l’objectif de Petter Jacobsson.<br />
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NOTES<br />
(1) Chorégraphe suédois, directeur artistique du Ballet royal de Suède à Stockholm de 1999 à 2002, Petter Jacobsson crée en 2005 la compagnie Scentrifug avec Thomas Caley. Depuis, 2011, directeur artistique du CCN-Ballet de Lorraine.<br />
(2) Thomas Caley, danseur vedette de la Merce Cunningham Dance Company de 1993 à 2000. Directeur de recherche au CCN-Ballet de Lorraine.<br />
(3) Quelques mois avant l’illumination de la Tour Eiffel par la marque Citroën et Fernand Jacopozzi, quelle plus belle parabole sur le « clinquant » publicitaire de son époque Picabia pouvait-il inventer...<br />
(4) Il en assura aussi la direction de 1950 à 1989, critique de danse, manager de nombreuses compagnies, il a notamment collaboré avec Kurt Joos et Mary Wigman.<br />
(5) « Si cela ne vous plaît pas, vous êtes libres de foutre le camp ». « Allez donc à l’Opéra ou au théâtre français, vous serez servis ». « A la porte on vend des sifflets pour deux ronds… ». <br />
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carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-72703217172058566602014-01-02T06:11:00.001-08:002014-01-02T07:48:33.559-08:00Scénario de "Relâche", Francis Picabia, 1924<br />
PREMIER ACTE – Projection. Rideau. Entrée de la Femme<br />
La Femme s’arrête au milieu de la scène et examine le décor.<br />
Musique entre l’entrée de la Femme et sa « Danse sans musique » : Elle est assise, fume une cigarette et écoute le morceau<br />
Danse sans musique de la Femme<br />
Entrée de l’Homme<br />
Danse de la Porte tournante (L’homme et la Femme). Valse. Arrêt<br />
Entrée des Hommes. Danse des Hommes.<br />
Danse de la Femme. Final.<br />
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DEUXIÈME ACTE - Musique de rentrée<br />
Rentrée des Hommes<br />
Rentrée de la Femme.<br />
Les Hommes ses dévêtissent (La Femme se rhabille)<br />
Danse de l’Homme et de la Femme<br />
Les Hommes regagnent leur place et retrouvent leurs pardessus<br />
Danse de la brouette (La Femme et le danseur)<br />
Danse de la Couronne (La Femme seule). Le Danseur dépose la couronne sur la tête d’une spectatrice. La Femme rejoint son fauteuil.<br />
Petite danse finale (chanson mimée)<br />
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carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-24941216484341983052012-09-19T10:35:00.001-07:002014-01-03T00:57:28.855-08:00l'effet boomerang de la danse<b>«L'effet boomerang de la danse», article publié dans <i>Art press</i> n° 389, mai 2012, p. 59-65.</b><br />
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La rencontre est improbable : ce printemps, Faustin Linyekula et le CCN-Ballet de Lorraine livrent leur interprétation de <i>La Création du monde</i>, ballet suédois créé à Paris en 1923 par Jean Börlin sous la direction de Rolf de Maré. Comment un chorégraphe congolais s'empare-t-il de ce "conte nègre" de Blaise Cendrars et des décors cubistes de Fernand Léger ? Quelle réponse apporte-t-il à la question de l'exotisme et de la confrontation des cultures lorsqu'on sait que Rolf de Maré fut le promoteur de <i>La Revue nègre</i> de Josephine Baker ? Comment représenter l'autre dans un monde qui se veut désormais "post-colonial ?" Réinterpréter les œuvres du répertoire moderne, déjouer les figures d'autorité, décoloniser notre imaginaire, cet objectif semble travailler de nombreux spectacles contemporains. <br />
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En danse, comment se situer par rapport à l'avant-garde ? Comment réinterpréter les classiques de la rupture ? En 2004, Marco Berrettini donnait une version décapante de <i>Parade</i>. Plein d’inventivité et de dérision, inspiré par Frank Sinatra et l'ambiance des casinos de Las Vegas, <i>No Paraderen</i> était une bombe, un spectacle aussi irrévérencieux que la parade foraine qui, en 1917, constituait l'argument du ballet de Cocteau. Faut-il déplacer les frontières ? Convoquer le théâtre, le music-hall et le film ? En 2008, Olivier Dubois créait <i>Faune(s)</i>. Il concevait quatre tableaux différents. L'un présentait la version originale d'un autre ballet russe mythique : <i>L'après-midi d'un faune</i> par Vaslav Nijinski, remonté par Dominique Brun. Plus troubles, les autres volets étaient réalisés avec le concours du réalisateur Christophe Honoré et des metteurs en scène Sophie Perez et Xavier Boussiron. Faut-il se lancer dans des interprétations "fidèles", rejouer la provocation ou plutôt offrir plusieurs niveaux de lecture ? Comment élaborer un ballet non point à partir de <i>La Création du monde</i>, mais après <i>La Création du monde</i> ? Ces questions se sont posées à Faustin Linyekula, chorégraphe congolais, lorsqu'il a découvert cet étrange ballet suédois dans une étude historique de Sylvie Chalaye sur <i>L'image du Noir au théâtre</i> (1).<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="http://1.bp.blogspot.com/-073Gvcm9e7M/UFoJU9-
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Fernand Léger, Projet de rideau pour <i>La Création du monde</i><br />
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En 1923, <i>La Création du monde </i>(présentée au Théâtre des Champs Elysées par Rolf de Maré) avait pour objectif de parvenir à la synthèse de la danse (de Jean Börlin) et de la peinture (de Fernand Léger), tout en mettant en scène un conte africain (de Blaise Cendrars), sur la musique de Darius Milhaud. Il était très caractéristique des excentricités des "années folles" et de l'engouement pour les constructions cubistes mâtinées d'art noir et de jazz. Les costumes et les décors de Fernand Léger étaient notamment dérivés de statuettes bambara (du Mali) et songo (de l'Angola) reproduites dans le livre <i>Negerplastik</i> que Carl Einstein avait édité en 1922. Dès 1921, Blaise Cendrars avait publié son <i>Anthologie nègre</i> et inventé une sorte d'Afrique pour les blancs, en puisant dans divers livres d’ethnologie et de contes africains. L'argument de <i>La Création du monde</i> était plutôt léger, il y était question de dieux, d'animaux sauvages et d'un couple :<br />
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<i>« Le thème, la rencontre d'un couple - donne littéralement le mouvement du ballet, lente explosion de formes d'où émerge un couple qui lentement, puis plus rapidement, par des zigzags mélancoliques tournoie, se rejoint, s'apaise. Le tout dure un peu moins d'une vingtaine de minutes. Le thème du couple est une idée de Cendrars que le caractère "sexuel" de l'art africain fascinait (2). »</i><br />
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Avant sa reprise au Musée d'art et d'histoire de Genève, ce ballet cubiste n'avait jamais été remonté. En 2000, au prix d'une patiente recherche historique, Millicent Hodson et Kenneth Archer avait montré une reconstitution qui se voulait fidèle (3). Dans <i>La Création du monde</i>, 1923-2012, celle-ci devient une citation placée au cœur du spectacle. Mais Faustin Linyekula crée deux autres tableaux qui encadrent le ballet historique, il réactualise le sujet de la rencontre en donnant toute leur place aux danseurs du ballet de Lorraine. Pour cela, il décide de tout inverser : les corps ne sont plus dissimulés, ils sont visibles et bien présents. Les décors et costumes sont simples et dépouillés. Retour à la réalité glacée de notre époque : sans fioriture, sans rythme coloré, sans exotisme de carton pâte, sans dieux ni animaux... Souvent, la troupe entière fait front, face au spectateur. A d'autres moments, un danseur fait face au groupe. Souvent, les corps sont agités de mouvements obsessionnels saccadés, de soubresauts. Pour finir, le seul homme noir sur scène « jette son corps dans la bataille »...<br />
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Linyekula fait le choix de prendre ses distances par rapport à l'exotisme et au merveilleux. Et on le comprend. Depuis l'exposition <i>Partage d'exotismes</i>, la modernité a quelque chose de suspect : « La modernité a eu des effets pervers vis-à-vis des cultures exotiques. Elle leur a conféré une existence et des lettres de noblesse tout en les reléguant dans un rôle mineur de stimulation à la création occidentale majeure (4) », écrivait Jean-Hubert Martin dans le catalogue. On peut dire, que l'art "primitif", l'art populaire (cirque, foire...), l'art "naïf", l'art brut (aliénés et incarcérés), les dessins d'enfant...ont été cannibalisés par l'avant-garde. Le phénomène ne se limite bien sûr pas au XXème siècle. Avant que les marchands et les artistes (on cite généralement Vlaminck en 1905) ne s'intéressent à l'art africain, la quête d'un âge d'or perdu passait par l'idée de se ressourcer dans les cultures lointaines de l'Océanie, de l'Orient, des Indiens d'Amérique... Par exemple, Paul Gauguin - qui avait rêvé de partir au Tonkin, puis à Madagascar avant d'opter pour Tahiti - était passé du portrait japonisant de sa <i>Belle Angèle</i> bretonne à celui, « indécent », selon ses propres termes (5), d'une jeune maorie allongée nue sur sa couche...<br />
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<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhuMqGQnX7L7WG-hfRvtC1fur31AZX-w7RPVtbe89zHGjIuKoSEVxnoUzmuDws7PRLOJeo9Jsze0902cjm7DvAFuvQZRi2xEisnpr1U_wzpY9wfHMmZb25jdIGRmXP7mERDMShnAj5Etf4/s1600/Cheret-zoulous.jpg" imageanchor="1" style=""><img border="0" height="400" width="301" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhuMqGQnX7L7WG-hfRvtC1fur31AZX-w7RPVtbe89zHGjIuKoSEVxnoUzmuDws7PRLOJeo9Jsze0902cjm7DvAFuvQZRi2xEisnpr1U_wzpY9wfHMmZb25jdIGRmXP7mERDMShnAj5Etf4/s400/Cheret-zoulous.jpg" /></a><br />
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Jules Chéret, Les Zoulous, affiche pour les Folies-Bergère<br />
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De ce point de vue, et bien qu'elle embrasse un champ très vaste qui pourrait nuire à la clarté du propos, l'exposition <i>Exhibitions</i><i>, l'invention du sauvage</i> est un évènement, car elle pose aussi la question de l'exotisme et du mélange de racisme et de désir érotique que suscite l'Autre. A travers une abondante documentation (peintures, affiches, photographies, cartes postales, extraits de films) qui englobe différents peuples dits "sauvages" arrachés aux quatre continents, on comprend aussi que le problème des zoos humains est inséparable du colonialisme et de l'hégémonie économique et culturelle de l'Occident. L'exposition a trouvé sa place au Musée du quai Branly, malgré les critiques acerbes que l'anthropologue américaine Sally Price a pu porter contre cette institution qui serait « eurocentriste » et porterait un regard « primitivisant » au lieu d'engager un véritable dialogue entre les cultures (6). Tout en se penchant sur la présence de freaks dans le cirque Barnum, sur la troupe indienne de Buffalo Bill ou sur les villages africains dans les expositions d'ethnographie, <i>Exhibitions</i> évoquait Saartjie Baartman, la Vénus hottentote. Esclave noire, cette sud-africaine fut exhibée dans les foires en Europe entre 1810 et 1814. Après avoir été prostitué, son corps fut étudié par les "scientifiques" français et comparé à celui des singes. Jusqu’en 1974, le Musée de l’Homme à Paris a exposé ses organes génitaux conservés dans le formol. Réclamée à la France, sa dépouille n’a été restituée à son pays que trente ans plus tard. C'est dans ce contexte que la chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin a présenté, au Festival d'automne de 2011, sa dernière création en hommage à la Vénus hottentote : <i>Have You Hugged, Kissed And Respected Your Brown Venus Today ?</i> (Avez-vous étreint, embrassé et respecté votre Vénus brune aujourd’hui ?) Lectrice de Bertolt Brecht et de Tadeusz Kantor, Robyn Orlin mélange la danse, la performance, le théâtre et le cabaret pour parler des zoos humains, du sexisme et de l'image des femmes africaines... Elle mobilise le public et incite certains spectateurs à participer, en tirant sur un immense tissu qui contribue à dénuder chaque actrice, danseuse, chanteuse. La performance commençait d’ailleurs à l’extérieur de la salle où les cinq femmes déguisées en bêtes de foire, se faufilaient dans le public et le prenaient à parti : « J’espère que vous n’allez pas me vendre à Londres… », « Je suis marron, pas noire… ».<br />
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Quelques semaines avant cela, le spectacle d'un autre chorégraphe qui a connu également l'apartheid contribuait à décoloniser les imaginaires et à remettre en cause les habitudes, celui de Steven Cohen : <i>The Cradle of Humankind</i> (le Berceau de l'Humanité). Avec ses projections de performances réalisées dans des grottes (près de Johannesburg) classées au patrimoine de l'humanité, ce spectacle hors norme et totalement inattendu interrogeait notre vision des origines, de la création artistique et du racisme. Pour la première fois, Cohen faisait monter sur scène Nomsa Dhlamini, sa nourrice noire, âgée de 90 ans, nue mais affublée d'un tutu blanc, tandis que lui, était enserré dans un corset. Le dépouillement du décor et la lumière verte contribuaient à rendre la rencontre complètement irréelle. On connaissait déjà l'incroyable <i>Chandelier</i>, vidéo d'une performance réalisée en 2001 en Afrique du Sud au milieu des SDF noirs de Johannesburg pendant la destruction de leur bidonville par les employés municipaux de la ville. Au risque de sa vie, Cohen, artiste blanc, homosexuel, se déplaçait sur des talons très hauts, avec un lustre en verre en guise de tutu, d'immenses faux-cils, un cœur noir dessiné sur la bouche et l'étoile juive sur le front. <br />
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Ces artistes ont été invités en France, ils y résident ou y ont résidés, et c'est une bonne chose. Malgré les réticences, des chorégraphes français se sont aussi emparés de sujets politiques. Dans son solo <i>Exposition Universelle</i>, Rachid Ouramdane s’interroge : « De quelle façon une idéologie s’incarne-t-elle dans des formes sensibles ? », « Quels stigmates l’histoire politique laisse-t-elle sur les corps ? ». Il explore un double registre d'émotions et chorégraphie les relations de soumission et domination de l'individu face aux différentes politiques qui façonnent et contraignent son imaginaire. La musique de Jean-Baptiste Julien (élaborée à partir d'une réflexion sur les hymnes nationaux) et les photographies qui apparaissent sur scène (dont le portrait d'Ouramdane avec un camouflage bleu, blanc, rouge) entendent tour à tour révéler et déconstruire les relations de fascination à l'autorité.<br />
Lors de la campagne présidentielle de 2006, quand l'immigration était déjà un enjeu électoral, Latifa Laâbissi s'est aussi intéressée aux expositions universelles et à l'<i>Exposition coloniale</i> de 1931, à Paris. Elle a créé <i>Self portrait camouflage</i>, performance qu'elle interprète seule, nue, coiffée d'une parure de chef Indien. Le dispositif de « surexposition » est important : éclairage, gradins, cordons et tribune contribuent à amplifier les accents burlesques et violents de la parole qui s'exprime ou se tait. Amatrice des pantomimes de Valeska Gert qu'elle a déjà réactivées dans d'autres spectacles, la danseuse grimace un discours muet derrière son pupitre électoral ; l'instant d'après, devenue porte-voix d'une figure étrangère, elle est une animatrice de colonies qui hurle des ordres en imitant l'accent arabe ; elle exécute une danse extrêmement lente arrimée au sol ; elle provoque le spectateur en se couvrant d'un drapeau (hollandais) rouge, blanc, bleu. <br />
Dans <i>Loredreamsong</i>, son duo avec Sophiatou Kossoko, Latifa Laâbissi poursuit son « exploration des figures du minoritaire ». Grimées comme dans les minstrels shows américains, elles rampent et manipulent des mitraillettes. Déguisées en fantômes, comme des revenantes, les idées haineuses font retour dans des sketchs absurdes construits à partir de mauvaises blagues xénophobes. La danse est un moyen d'expression burlesque et grotesque qui permet de se confronter aux stéréotypes pour mieux les faire exploser. Là aussi, l'acte dansé se heurte aux grimaces du réel.<br />
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NOTES :<br />
(1) Sylvie Chalaye, <i>Du Noir au nègre, L'image du Noir au théâtre, de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960)</i>, L'Harmattan, 2008, p. 336.<br />
(2) Fabrice Hergott, « La création du monde, l'invention d'un art » dans <i>Fernand Léger et l'art africain dans les collections Barbier-Mueller</i>, Adam Biro, Musée d'Art et d'Histoire de Genève, 2000, p. 88.<br />
(3) Les costumes sont refaits dans des matériaux souples pour faciliter les mouvements. Pourtant, dans les spectacles avant-gardistes, le corps du danseur est souvent entravé (pensons à Lavinia Schulz, à Oskar Schlemmer...).<br />
(4) Jean-Hubert Martin, « La modernité comme obstacle à une appréciation égalitaire des cultures » dans <i>Partage d'exotismes</i>, catalogue de la 5° Biennale d'Art Contemporain de Lyon, 2000, p. 113.<br />
(5) Voir Paul Gauguin, <i>Oviri, écrits d'un sauvage</i>, Idées/Gallimard.<br />
(6) Voir Sally Price, <i>Au musée des illusions, le rendez-vous manqué du quai Branly</i>, Denoël, 2011. En France, pourtant, les questions de la mise en scène du "sauvage" et des représentations nationales ne sont pas nouvelles : on pense, en 1989, au livre de Pascal Ory sur <i>L'exposition universelle de 1889</i>, ou à l'important ouvrage collectif <i>Zoos humains, de la Vénus hottentote aux reality shows</i>, aux éditions de la Découverte en 2002.<br />
carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-628897453363478002011-02-12T00:54:00.000-08:002011-02-14T01:19:24.872-08:00felix nussbaumMusée d’art et d’histoire du Judaïsme, Paris, 22 septembre 2010 - 23 janvier 2011. Publié dans <span style="font-style:italic;">Art press</span>, n° 374, janvier 2011, p. 82.<br /><br />C’est un événement. Pour la première fois en France, une rétrospective permet de découvrir la peinture de Felix Nussbaum. En Allemagne, à Osnabrück - ville natale de l’artiste - la fondation Nussbaum (architecte Daniel Libeskind) est fermée pour cause d’agrandissement. A Paris, durant quatre mois, le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme présente certaines œuvres de ce fonds, augmentées de prêts provenant de collections privées et des musées de Berlin, Chicago, New York et Tel Aviv.<br />Formé au début des années 1920 à Hambourg et surtout à Berlin au temps de l’Expressionnisme et du Novembergruppe, Nussbaum fit partie des artistes de l’avant-garde progressiste qui furent forcés de fuir les persécutions nazies. Son professeur et ami, le graveur Ludwig Meidner, fut jugé « peintre dégénéré » par le III° Reich et trouva refuge en Angleterre. De son côté, Felix Nussbaum s’exila en Belgique, où il continua à peindre clandestinement. En 1940, il fut déporté en tant qu’ « étranger ennemi » au camp de Saint-Cyprien dans les Pyrénées orientales. Il s’en échappa, fut repris quatre ans plus tard, et mourut à Auschwitz en 1944, tandis que son frère Justus décédait au camp de Struthof, en Alsace.<br /><br />Dans le catalogue, Philippe Dagen s’interroge : pourquoi cette destinée et les peintures sombres qui en témoignent sont-elles si peu étudiées en France ? Peut-être parce qu’elles soulèvent deux questions épineuses : celle de la représentation du bannissement et de la dégradation civique pendant la shoah, et celle de la complicité des autorités françaises. <span style="font-style:italic;">L’autoportrait au passeport juif</span> (1943) est sans doute l’œuvre de Nussbaum la plus reproduite. Elle étonne par sa tension réaliste et la prémonition du sort funeste qui attendait le peintre, porteur de l’étoile jaune. Plus dérangeant encore, <span style="font-style:italic;">L’autoportrait dans le camp</span> (1940) s’inscrit dans la tradition germanique de Dürer et Hans Holbein (on pense à l’autoportrait d’Holbein conservé au Musée des Offices à Florence : crâne dissimulé sous une coiffe, visage marqué, regard impénétrable… mais là s’arrête la comparaison). A l’arrière-plan Nussbaum a représenté, avec crudité, les conditions de détention dégradantes des prisonniers du camp de Saint-Cyprien.<br /><br />En 1942 et 1943, des toiles plus allégoriques combinent des symboles récurrents dans l’iconographie expressive de l’artiste : arbres coupés et gibets, ciels orageux et barbelés, masques et mannequins : autant de menaces qui pèsent sur l’intégrité de l’Homme et contribuent à désagréger sa personnalité. Insaisissable, empruntant parfois à Van Gogh (<span style="font-style:italic;">Autoportrait au chapeau vert</span>, 1927), parfois à Giorgio de Chirico (<span style="font-style:italic;">Narcisse</span>, 1932 et <span style="font-style:italic;">Mannequins</span>, 1943) et à James Ensor (<span style="font-style:italic;">Masques et chat</span>, 1935), le style de Nussbaum ne cesse de varier, en tournant autour du thème de la mascarade. L’une des surprises de l’exposition est cette assemblée d’autoportraits grimaçants où l’artiste, se moquant de lui-même, incarne le rôle du bouffon (<span style="font-style:italic;">Portrait au torchon</span>, 1936) tout en se dédoublant dans le visage de son frère. Puis, à l’étage, on a l’impression de découvrir un autre peintre : dans les natures mortes des années 1940-43 sont représentés des vases, des agrumes, une sculpture africaine et même une jolie poupée près d’une raquette de tennis. Les couleurs de la gouache sont gaies, légères. On en oublierait presque qu’au même moment, il peignait le corps décharné du <span style="font-style:italic;">Juif à la fenêtre</span> et les personnages emblématiques de <span style="font-style:italic;">Saint Cyprien</span>, toile inachevée, longuement méditée après son incarcération en France. Le parcours s’achève, après les études de danses macabres, sur le <span style="font-style:italic;">Triomphe de la mort</span> daté du « 18/4/1944 », c’est à dire quelques semaines avant la disparition du peintre. Vision de cauchemar, vision d’effroi : un orchestre macabre piétine les absurdes reliques humanistes des arts et des sciences. Il n’est plus permis d’espérer.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-65999742988609837192010-09-01T00:13:00.001-07:002010-09-01T00:22:29.136-07:00LIVRES SUR PICABIA<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjhQEiAwo776FQk-XKLstzsjgiB0yJNkLBodQUUVsaWMdyPF-z4MGecy5OSaZWbLpXZe_vU8BoQIYphdAG2dEUs8yivP4QLFTcxREAjWe69MfmFAc0uYNUuQGD73dCYuvODy9xf9vHf7Wc/s1600/picabia-nietzsche_F.jpg"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 213px; height: 300px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjhQEiAwo776FQk-XKLstzsjgiB0yJNkLBodQUUVsaWMdyPF-z4MGecy5OSaZWbLpXZe_vU8BoQIYphdAG2dEUs8yivP4QLFTcxREAjWe69MfmFAc0uYNUuQGD73dCYuvODy9xf9vHf7Wc/s400/picabia-nietzsche_F.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5511626509636192386" /></a><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Carole Boulbès, <span style="font-style:italic;">Picabia avec Nietzsche : Lettres d'amour à Suzanne Romain (1944-1948)</span>, Dijon : Ed. Les Presses du réel, 2010.</span><br />Ardent défenseur de l'esprit dada, Francis Picabia (1879-1953) fut l'inventeur de la peinture de <span style="font-style:italic;">Monstres</span> et de <span style="font-style:italic;">Transparences</span>. Guidé par la nécessité de « penser autrement que les autres » – quitte à endosser le costume de l'hérétique ou du bouffon – il était toujours prêt à en découdre avec les arrivistes, les mercanti et les apôtres de la pensée unique. Poète, auteur de textes sur l'art, insatiable épistolier, il écrivait autant qu'il peignait. <br />Rédigées après-guerre, par un « esprit libre » qui rejetait les carcans de la morale petite-bourgeoise, les lettres d'Amour à Suzanne Romain sont exceptionnelles. Tout en méditant sur les enjeux de la création, Picabia détourna un grand nombre de poèmes et d'aphorismes de Nietzsche qu'il ruminait d'une lettre à l'autre, en évoquant tour à tour sa solitude, son isolement et sa méfiance envers l'Art et ses illusions.<br /><br /><a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhYNvqvvT2aHK8kQP-Su2_GETLdcGnRROSrp0UOouYPSyFNKL93lKTsg1czqk5UTM91vwKjsMYi-mLTSKiG3ynh_eA3y4h_BadAEnWPtAUFxi7na5rwsBURnt_mll8AqLCP7sbwQBqpGPE/s1600-h/couv-1-72.jpg"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 177px; height: 255px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhYNvqvvT2aHK8kQP-Su2_GETLdcGnRROSrp0UOouYPSyFNKL93lKTsg1czqk5UTM91vwKjsMYi-mLTSKiG3ynh_eA3y4h_BadAEnWPtAUFxi7na5rwsBURnt_mll8AqLCP7sbwQBqpGPE/s320/couv-1-72.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5304900579921850914" /></a><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Carole Boulbès, <span style="font-style:italic;">Picabia, Le saint masqué : essai sur la peinture érotique de Francis Picharabia</span>, Paris : Ed. Jean-Michel Place, 1998.</span><br />Mené comme une enquête ou plutôt comme huit enquêtes, ce livre permet de réunir quelques "clés sans serrure" de l'oeuvre ludique et jouissive de Francis Picabia. Riche en allusions érotiques, sa peinture est une source de mystère : qui était <span style="font-style:italic;">La Veuve joyeuse</span> ? Portait-elle un corset, un chapeau de paille, un maillot collant à points ? Qui était le <span style="font-style:italic;">Volucelle</span> ? Aimait-il les courses automobiles, les fougères ou plutôt le machaon grand porte-queue ? Peintre, dessinateur, poète, créateur de ballet et scénariste de film, Picabia joua plusieurs rôles. Chacun des huit chapitres part d'une oeuvre spécifique pour tisser tout un réseau relationnel : <span style="font-style:italic;">De Zayas ! De Zayas !</span> (1915), <span style="font-style:italic;">Le Double Monde</span> (1919), <span style="font-style:italic;">La Veuve Joyeuse</span> (1921), <span style="font-style:italic;">Volucelle</span> (1922), <span style="font-style:italic;">Relâche</span> (1924), <span style="font-style:italic;">Caraïbes</span> (1927), <span style="font-style:italic;">La Brune et la Blonde</span> (1941), <span style="font-style:italic;">Egoïsme</span> (1947). Les contrepèteries, les jeux de l'amour et de la science, les emprunts à l'art populaire, les rêveries du peintre sur la vitesse et la quatrième dimension, ses incursions dans la peinture de Courbet et de Léonard de Vinci, ses emprunts directs à Marcel Duchamp, Man Ray, Paul Éluard et Max Ernst... sont autant de pistes que le lecteur est amené à suivre...<br /><br /><a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgo8EjyE4QL3RikYteKk0LMldkkkLwptSiyOGb-Wa0ToIuh4lGXAARlM8w32V_ajL1QSuSeJLFUBAYWR6grHfLzox-eUj9Avai21gUElfZnpZpa2NeRGKJeR0jD5SAUYXf2uzVesNRwfDY/s1600-h/couv-2-72.jpg"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 161px; height: 269px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgo8EjyE4QL3RikYteKk0LMldkkkLwptSiyOGb-Wa0ToIuh4lGXAARlM8w32V_ajL1QSuSeJLFUBAYWR6grHfLzox-eUj9Avai21gUElfZnpZpa2NeRGKJeR0jD5SAUYXf2uzVesNRwfDY/s320/couv-2-72.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5304900283375492370" /></a><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Francis Picabia, <span style="font-style:italic;">Poèmes</span>, préface de Bernard Noël, édition établie par Carole Boulbès, Paris : Ed. Mémoire du livre, 2002.</span><br />À partir de <span style="font-style:italic;">Cinquante deux miroirs</span> (1917), jusqu’à <span style="font-style:italic;">Oui Non Oui Non Oui Non</span> (1953), Picabia publia plus de trente recueils de poèmes. Chacun est une expérience littéraire et éditoriale à part entière, aucun ne ressemble à l’autre : la plus petite publication n’a que deux pages (<span style="font-style:italic;">Le lit</span>), la plus importante, cent vingt (<span style="font-style:italic;">Pensées sans langage</span>). Certains recueils forment un bloc de texte, d’autres sont divisés en chapitres, en chants, en paragraphes ou en petits poèmes. Certains volumes sont illustrés et comportent une recherche originale de composition typographique, d’autres sont plus classiques. À ce nombre et ces variations déjà impressionnants, il faut ajouter les œuvres éditées à titre posthume, ainsi que les poèmes et aphorismes publiés dans une vingtaine de revues internationales dès 1913. <br /><br /><a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgHOCWuNwywKPAtdBCIAcF5iECswamfdNDIYnmmIVxJ3egKd9PseInmaPLWyFRf7AgLrJp-vT_UoxzPAQnGH45OpRUmB5K8nGZ-bM3C78vcccmgWmsGgXP9zLO0Ktq_uEBn8BIhs7aC3hs/s1600-h/Picabia2-72dpi.jpg"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 158px; height: 255px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgHOCWuNwywKPAtdBCIAcF5iECswamfdNDIYnmmIVxJ3egKd9PseInmaPLWyFRf7AgLrJp-vT_UoxzPAQnGH45OpRUmB5K8nGZ-bM3C78vcccmgWmsGgXP9zLO0Ktq_uEBn8BIhs7aC3hs/s320/Picabia2-72dpi.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5304897212211803202" /></a><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Francis Picabia, <span style="font-style:italic;">Écrits critiques</span>, préface de Bernard Noël, édition établie par Carole Boulbès, Paris : Ed. Mémoire du livre, 2005.</span><br />La première partie du livre réunit les écrits journalistiques de l'artiste, qui sont regroupés par thématiques et introduits par des présentations contextuelles (sur Dada, le Congrès de Paris, le retour à l'ordre, le surréalisme…). Avec son sens bien connu de la formule, Picabia se montre très acerbe et très critique envers ses contemporains. La seconde partie regroupe ses projets d'avant-garde pour la scène et le cinéma. Les articles qu'il rédigea pour défendre son film <span style="font-style:italic;">Entr'acte</span> et son ballet <span style="font-style:italic;">Relâche</span> - qui suscitèrent l'incompréhension en 1924 - sont également restitués. Par le biais de ces spectacles, Picabia avait établi des liens avec les personnalités les plus en vue de son époque (Blaise Cendrars, Rolf de Maré et Jean Börlin des Ballets Suédois, Erik Satie, René Clair, Jean Cocteau, Fernand Léger…). Enfin les quelques écrits de l'artiste qui furent publiés à titre posthume sont réunis à la fin du volume.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-33381405625405441522010-02-13T03:22:00.000-08:002014-03-07T23:32:00.678-08:00la reproduction des monstres"Picabia et Picasso, la reproduction des monstres", conférence lors du colloque <span style="font-style:italic;">Rire avec les monstres, caricature, étrangeté et fantasmagorie</span>, organisé par Sophie Harent et Martial Guédron lors de l'exposition <span style="font-style:italic;">Beautés Monstres</span>, Musée des Beaux-Arts de Nancy, 11-12 décembre 2009.<br />
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Placer un colloque d’histoire de l’art sous le signe du rire et en faire un sujet d’étude tout à fait sérieux, ne serait-ce pas contribuer à forger cette « esthétique du rire » que Charles Baudelaire appelait de ses vœux ? Dans son effort pour définir l’« Essence du rire », le poète distinguait deux types de comiques : celui « significatif » et « féroce » de Molière, et l’autre « grotesque » et « caricatural » (1) de Rabelais. Avant cela, les frères Schlegel disaient déjà de la caricature qu’elle était « une association passive de naïf et de grotesque », ils affirmaient que « le poète peut l’employer sur le mode tragique aussi bien que comique (2) ». Tout porte à croire que cette vision romantique que l’on associera aisément aux notions de « Witz » et d’autodérision a irrigué bien des œuvres du XXe siècle et qu’elle irrigue encore en profondeur les œuvres d’art de notre temps. Immémorial, le sens de la farce et du grotesque demeure un moyen de renaître à soi-même, en s’inscrivant en faux contre toutes les manifestations du sacré, en riant à gorge déployée de l’inanité de certains mots d’ordre sociaux et politiques. Le sujet est vaste. Nous proposons de traquer les notions de grotesque, de comique et de tragique chez les deux grands « Pica » du vingtième siècle : Picabia et Picasso, en comparant tout particulièrement leurs rapports aux chefs d’œuvre du passé.<br />
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<span style="font-weight:bold;">Deux remarquables « beautés monstres » de l’exposition</span> <br />
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<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiLwnBUE9GrIBcVX1J0AageijrOueTHGfGUryrwqqDlVq4UBZKfl8Hn-PSIstAjQzQh-dJ1NvRQI7JWJZP2Rs-vPPnTuqwB07r3ZCzDBZ6f0gA3m-mAwRgYbyYjnVfnUMsRR28C35jdN0Q/s1600-h/D%C3%BCrer-Monstremarin-1498.jpg"><img style="float:left; margin:0 10px 10px 0;cursor:pointer; cursor:hand;width: 241px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiLwnBUE9GrIBcVX1J0AageijrOueTHGfGUryrwqqDlVq4UBZKfl8Hn-PSIstAjQzQh-dJ1NvRQI7JWJZP2Rs-vPPnTuqwB07r3ZCzDBZ6f0gA3m-mAwRgYbyYjnVfnUMsRR28C35jdN0Q/s320/D%C3%BCrer-Monstremarin-1498.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5437709370216956770" /></a>Les deux images dont nous partirons convoquent des régimes visuels très différents : <span style="font-style:italic;">Le Monstre marin</span> d’Albrecht Dürer (gravure sur bois, 1498) [fig. 1] est une représentation allégorique dont la signification reste obscure. La scène n’illustre aucune description connue, elle semble plutôt faire la synthèse de différents mythes. <span style="font-style:italic;">Le Portrait de Siriaco</span> (huile sur toile, 157 x 99 cm, 1786) est peint par le portugais Joachim Leonardo da Rocha avant l’abolition de l’esclavage. Il s’agissait de documenter un cas d’albinisme partiel observé sur l’île de Saint-Domingue [fig. 2]. Par analogie avec les tâches des robes des chevaux pies, les noirs atteints d’albinisme étaient classés dans la catégories des « nègres pies » et exhibés dans les cours princières, dans les foires ou les cirques. Le portrait en pied de cet enfant presque nu, au sexe indéterminé, qui partagea le sort des nains, des géants et autres femmes à barbe, synthétise des fantasmes plutôt obscurs qui semblent répondre en premier lieu aux attentes des cabinets de curiosités. Par la suite, le portrait fut accroché dans l’amphithéâtre Laënnec de l’ancienne Faculté de Médecine de Paris. <a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiFsI_mSNFqY_ci487xqPZYm3v9wSlAJ0I9Og3MJphBAYWUuonskXpWB1ii3dZ6VNgjn0-QH4qRRfOcpALmrkaCI7Kv1d3r1iMwD0nfhoWbtkpyFojDQL9xd53Pqcgk4WJbQfnHJSNnadU/s1600-h/DaRocha-Siriaco-1786.jpg"><img style="float:left; margin:0 10px 10px 0;cursor:pointer; cursor:hand;width: 208px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiFsI_mSNFqY_ci487xqPZYm3v9wSlAJ0I9Og3MJphBAYWUuonskXpWB1ii3dZ6VNgjn0-QH4qRRfOcpALmrkaCI7Kv1d3r1iMwD0nfhoWbtkpyFojDQL9xd53Pqcgk4WJbQfnHJSNnadU/s320/DaRocha-Siriaco-1786.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5437734854965816162" /></a>Dans un article de 1925, sur « Les nègres blancs et les nègres pies », le docteur Neveu-Lemaire affirmait que la toile aurait appartenu au gouverneur de l’île de Saint-Domingue. Elle lui aurait été donnée par le botaniste espagnol Don José Pavon, en même temps qu’une collection d’insectes du Pérou. Mais faut-il y prêter foi à ce récit, alors que la revue <span style="font-style:italic;">Æsculape</span> livrait par ailleurs des articles pseudo scientifiques sur les spectres, le rachitisme de Mona Lisa et sur l’existence d’hommes à queue ?<br />
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<span style="font-weight:bold;">Relectures grotesques</span><br />
Ces deux images que tout semble séparer ont retenu l’attention de Francis Picabia qui a réalisé des aquarelles et des gouaches à partir de reproductions de ces documents (et de bien d’autres encore). Entre 1924 et 1927, ces relectures furent l’occasion d’une recherche plastique très personnelle qui ne trouve guère d’équivalent dans l’histoire de l’art : le « loustic » livra des interprétations libres et provocatrices qui ne faisaient pas mentir sa réputation d’agitateur dadaïste. En pleine vogue Art Déco, Il prouvait qu’il n’était pas seulement un artisan de « l’anti-art », mais son plus virulent zélateur. Réalisées pendant un laps de temps relativement court, fortement reliées par un style commun, ces aquarelles et ces gouaches ont étés regroupées sous l’appellation de <span style="font-style:italic;">Monstres</span>. Aux yeux des amateurs et même des peintres qui apprécient l’œuvre de Picabia, cela demeure la part irregardable, la part maudite et iconoclaste. <br />
Ainsi, dans sa relecture fantaisiste du <span style="font-style:italic;">Monstre marin</span> de Dürer intitulée <span style="font-style:italic;">Femme au chien</span>, Picabia ne reprend que le corps de la naïade qu’un triton barbu coiffé d’un bois de cervidé est en train d’enlever. Il est vrai que le monstre est dissimulé sous sa victime qui se contorsionne, telle une superbe Vénus assez peu farouche, mais Picabia renverse tout signe de domination masculine et transforme le monstre marin en représentant des fidèles canidés ! Il met en évidence le déhanché de la belle promise, et surtout, il la dote d’un nez de carnaval et de grosses taches noires qui se répandent sur sa peau. Picabia détourne également <span style="font-style:italic;">Némésis</span> (gravure sur bois, 1502), qu’il associe à la femme convoitée par un monstre marin. Il place ce duo dans un décor de montagnes et donne un titre mystérieux, <span style="font-style:italic;">Hôtel ancien</span> [fig. 3], à l’ensemble. Dans l’œuvre de Dürer, Némésis, déesse de la justice ailée est identifiée à la Grande Fortune : presque nue, elle flotte en équilibre sur une sphère, tenant la coupe contenant les honneurs et les richesses, symboles de récompense ainsi que le harnais, symbole de châtiment. Revue et corrigée par Picabia, la divinité ne porte plus de harnais ni de coupe, elle n’est plus en équilibre sur la sphère mais toute entière absorbée dans sa contemplation. <br />
<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEibier8ca8jwyjHEOgugsT1BcCnkawjE9cqEBpyipNvaqIuX1f7sQwqzLuwuHbOV-T-TYjiQ4kBnMpDf86GFSRdFk56w6aKU03Kgl83JOcqEoR9koyHLyO0Xnql-USJ_5_VCJUwOkqz2lc/s1600-h/Picabia-H%C3%B4telancien-72.jpg"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 320px; height: 295px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEibier8ca8jwyjHEOgugsT1BcCnkawjE9cqEBpyipNvaqIuX1f7sQwqzLuwuHbOV-T-TYjiQ4kBnMpDf86GFSRdFk56w6aKU03Kgl83JOcqEoR9koyHLyO0Xnql-USJ_5_VCJUwOkqz2lc/s320/Picabia-H%C3%B4telancien-72.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5437737327676410274" /></a><br />
Un médium très fluide, des taches de couleurs contrastées et des solutions graphiques simples (spirales, courbes, cercles et hachures) permettent d’évacuer la question du modelé et de la profondeur de champ. C’est le triomphe d’une peinture gestuelle, spontanée qui fait un pied de nez à la querelle du dessin et de la couleur. Picabia est le peintre sacrilège qui rompt et perpétue la tradition. On peut voir en lui le chantre de l’irrespect des modèles. Poursuivant sa chasse aux trésors, il va d’ailleurs s’en prendre à l’un des chefs d’œuvre absolu de l’histoire de l’art occidental : les fresques de la Sixtine. Parmi les nombreuses figures divines et mythologiques qui ornent la chapelle mythique, il choisit un <span style="font-style:italic;">Ephèbe nu</span> et une <span style="font-style:italic;">Sibylle</span> auxquels il inflige des déformations anatomiques grotesques, au point que leurs mains sont remplacées par des pieds ! <br />
Avec <span style="font-style:italic;">Faune</span>, Picabia poursuit sa traque des courbes et contre-courbes des créatures féminines de l’histoire de l’art. Dans cette interprétation de <span style="font-style:italic;">Vénus et Adonis</span> de Titien (huile sur toile,1554, Musée du Prado), il semble même oublier le mythe que cette peinture véhicule. Il ne voit pas la déesse de l’Amour tentant de retenir le bel Adonis. <span style="font-style:italic;">Il ne veut pas voir</span> l’instabilité de Vénus qui va être projetée à terre si son amant persiste dans son entêtement à vouloir se dégager d’elle. Plutôt que cette tension, Picabia représente une situation qui l’obsède : la fusion de deux corps enlacés qui n’en constitue plus qu’un. Il peint une étreinte. Par ailleurs, sa version du <span style="font-style:italic;">Vénus et Adonis </span>de Véronèse (huile sur toile, 1580, Musée du Prado) ne manque pas de piquant. Sous le titre d’<span style="font-style:italic;">Idylle</span>, la pose alanguie des deux amants (et surtout d’Adonis) est reprise assez fidèlement, mais le peintre insiste sur l’embonpoint d’Adonis, qui rappelle celui de Picabia pendant les années 1920.<br />
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<span style="font-weight:bold;">Variations ?</span><br />
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<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjKY6GX1_Z__7jKykWKtkX-60Ce2L6qg5IXpqfqeetG7mMo5HrCGup0qXLl8njMvDCQh0waVrFkE_grkXeG6vl4CcAzfrD2aJtOW8iSq-U0BMkbbKvUeWvfxd3xfW9RxSasS2X7JuS7_e0/s1600-h/Picabia-c%C3%B4ted'Azur.jpg"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 345px; height: 190px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjKY6GX1_Z__7jKykWKtkX-60Ce2L6qg5IXpqfqeetG7mMo5HrCGup0qXLl8njMvDCQh0waVrFkE_grkXeG6vl4CcAzfrD2aJtOW8iSq-U0BMkbbKvUeWvfxd3xfW9RxSasS2X7JuS7_e0/s400/Picabia-c%C3%B4ted'Azur.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5438021506213860098" /></a><br />
Ces <span style="font-style:italic;">Monstres</span> ne sont pas sans rapport avec les recherches de l’autre « Pica » compagnon de plage à Cannes en 1925 [fig. 4], ami, séducteur et rival en peinture. En 2008, à Paris, les chefs d’ oeuvre de Cranach, Titien, Zurbarán, Vélasquez, Le Greco, Goya, Delacroix, Manet, Courbet (et dix-huit autres peintres remarquables)… étaient confrontés à ceux du grand génie espagnol. <span style="font-style:italic;">Picasso et les maîtres</span>, exposition en trois volets (au Grand Palais, au Louvre et au Musée d’Orsay) était un vibrant hommage à Picasso. Dans le catalogue, Marie-Laure Bernadac qualifie de « variations » les trois importantes séries faites d’après Delacroix, Vélasquez et Manet (3). Cela élude les notions toujours très péjoratives de copie ou de plagiat et valorise la liberté d’interprétation que Picasso s’accordait. En deux mois, entre le 13 décembre 1955 et le 14 février 1956, il réalise 15 peintures et de multiples dessins préparatoires d’après <span style="font-style:italic;">Les Femmes d’Alger dans leur appartement</span>. En moins de cinq mois, du 17 août au 30 décembre 1957, il exécute 58 tableaux dont 44 <span style="font-style:italic;">Ménines</span>. En trois ans, entre le mois d’août 1959 et le mois de juillet 1962, il réalise sur le thème du <span style="font-style:italic;">Déjeuner sur l’herbe</span> une série de 27 toiles, 140 dessins, des linogravures et des maquettes… Bien sûr, ces « variations » sont toutes postérieures aux séances de bronzage des deux Pica sur les plages de Cannes, 25 ans après les <span style="font-style:italic;">Monstres</span> de Picabia que l’ami Picasso avait forcément vus en 1925. Mais jusqu’où peut aller le rapprochement ?<br />
Hérité des conquêtes du cubisme, le style très personnel de Picasso est reconnaissable d’une œuvre à l’autre. Picasso fait de nombreuses esquisses, peint ses séries à l’huile et exécute finalement des chefs d’œuvre de grand format (parfois un par jour). C’est l’inverse pour Picabia, foncièrement Dada, qui a cultivé l’éclectisme et les expériences jouissives tout au long de sa vie. Picabia n’a jamais dévoilé ses sources d’inspiration. Picasso n’a pas cessé de se mesurer à d’autres peintres et de le clamer haut et fort : ses peintures étaient réalisées « d’après » Ingres, David, Grünewald, Rembrandt, Cranach... Dès 1917, il avait donné sa version du <span style="font-style:italic;">Retour de baptême</span> de Louis Le Nain que Marie-Laure Bernadac interprète comme un « pastiche à double sens » (4). Combinant Le Nain et Seurat, Picasso convertit un clair-obscur en œuvre post-impressionniste, il transforme une sombre scène d’intérieur en image lumineuse. Une telle pratique est caractéristique du mixage de sources qui lui était reproché au début de sa carrière. Cette œuvre là annonce un désir qui sera pleinement assumé après 1950 : se démarquer des copies des grands maîtres qui avaient fondé sa formation classique. En 1901, lorsque Picasso visita le Louvre où est conservée l’œuvre de Le Nain, il avait déjà derrière lui cinq années de confrontation aux chefs d’œuvre de la peinture espagnole. Entre ses quinze et ses vingt ans, il fréquenta assidûment les chefs-d’œuvre du Musée du Prado (Vélasquez, Goya et Le Greco) dont il fit des copies. Picasso est entré en peinture en copiant Vélasquez. Dès lors, on comprend l’importance de relectures critiques des années 1950 et particulièrement des <span style="font-style:italic;">Ménines</span> de 1957. On comprend qu’elles puissent résulter d’un « un travail de laboratoire, d’autopsie au cours duquel Picasso analyse, dissèque et recompose le chef-d’œuvre de son prédécesseur » (5). Pour reprendre la belle formule des frères Schlegel, Picasso est un peintre « tragique » qui caricature les œuvres du passé, avec la grandiloquence et le sérieux du peintre de chevalet qui entend rivaliser avec les grands maîtres fondateurs. Son combat avec la peinture est d’autant plus tragique et grotesque que Picasso avait fait des copies du <span style="font-style:italic;">Bouffon Calabacillas</span> de Vélasquez dès 1895, à l’âge de 14 ans. A l’opposé, Picabia, et ses <span style="font-style:italic;">Monstres</span> aux nez peints pointus, peints à la gouache et à l’aquarelle sur carton, adopte le style comique, léger et changeant de la commedia dell’arte. D’un côté la mission démiurgique de Picasso : entrer dans l’histoire, en tuant le père ; de l’autre l’autodérision et le scepticisme fondamental de Picabia, dont le grand-père Alphonse Davanne était photographe.<br />
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<span style="font-weight:bold;">Disparates : collages</span><br />
Après son ébauche d’une « esthétique du rire », Charles Baudelaire, dans le Salon de 1859, s’est penché sur la photographie. Il a regretté que cette invention née de l’industrie soit devenue « le refuge des peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux ». À ses yeux, la photo n’avait qu’un seul devoir : « être la servante des science et des arts (6) ». De tels problèmes furent certainement débattus par Picabia et Alphonse Davanne. Tout comme Picasso qui possédait plusieurs albums de photographies d’art qui l’aidaient à peindre, Picabia a utilisé la photographie comme un conseil, sans s’enfermer dans la copie. Cet apport lui fut même indispensable de la période post-impressionniste qui marque son entrée dans le marché de l’art, jusqu’aux <span style="font-style:italic;">Nus </span>des années 1940. En collectionnant des photographies d’œuvres d’art pour leur valeur documentaire, Picasso sacrifiait à « un usage culturel qui a été celui de l’élite des amateurs d’art à partir des années 1870 (7) ». En s’intéressant aux revues et aux cartes postales et en créant lui-même des photomontages, Picabia interrogeait la popularité de la photographie, sa valeur de reproduction, de transformation perceptive, et mettait en abyme la représentation elle-même. Ses couples carnavalesques sont des monstres joyeux, un peu grivois, qui incitent à la plaisanterie, des monstres de <span style="font-style:italic;">Mardi Gras</span> [fig. 5] qui ne pensent qu’à s’embrasser. On les dirait échappés d’une comédie de théâtre italien où les amoureux sont prêts à tout pour triompher de Cassandre. Pour les peindre Picabia s’est inspiré de cartes postales d’amoureux qui semblent avoir atteint les sommets du kitsch dans les années 1920. Les cartes étaient peintes à la main, par plages de couleurs approximatives et comportaient parfois des morceaux de tissu et des paillettes [fig. 6]. Mais dans quel contexte, Picabia peignait-il cela ? Il s’en est expliqué dans une lettre à Pierre de Massot : <br />
« Je travaille beaucoup au milieu du tourbillon Baccara, du tourbillon jambe, tourbillon jazz. Je fais des tableaux de carême, des amoureux, des tableaux confettis où la richesse de la soie à quarante sous est exprimée par le "Ripolin"(8). »<br />
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<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg-MERZ7eNewaeBhZa9cSHGHIt5jRvYVqeW1i_mtyd-r5uAhypHXw-LllcxZjsQYAne14aDB6Hy4xViZ2JL2OdfaqggYLA3wG7ulDENvvHdsmKHhknYuL2cmYi7kUwaFZcDb8KmZM46PFE/s1600-h/Picabia-Mardi-gras-72.jpg"><img style="float:left; margin:0 10px 10px 0;cursor:pointer; cursor:hand;width: 253px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg-MERZ7eNewaeBhZa9cSHGHIt5jRvYVqeW1i_mtyd-r5uAhypHXw-LllcxZjsQYAne14aDB6Hy4xViZ2JL2OdfaqggYLA3wG7ulDENvvHdsmKHhknYuL2cmYi7kUwaFZcDb8KmZM46PFE/s320/Picabia-Mardi-gras-72.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5437722162051744754" /></a>En 1925, l’artiste s’était installé avec Germaine Everling au Château de Mai, à Mougins, par amour du soleil et dégoût des coteries de l’avant-garde et de l’affairisme parisien. En plein coeur des années folles, la référence à la fête ainsi qu’au jazz ne surprennent guère. En revanche, peu de temps avant l’ouverture de l’Exposition des Arts Décoratifs à Paris, l’évocation des soieries bon marché n’était pas innocente. Peu de temps après, Picabia affirma que sa « conception de la peinture » était de « l’oublier et de la voir comme un plaisir optique, car […] tout est décoratif (9) ». Ces tableaux peuvent être vus comme une parodie de la préciosité décorative de l’époque. Dans les œuvres de 1925-1926, la surcharge est telle qu’il donne l’impression de ne plus pouvoir s’arrêter. Les effets de matière et de couleur sont grotesques. La peinture de paillette et de confettis envahit toute la surface. Tant et si bien que Picabia ne se contente plus de peindre. Il se livre passionnément au collage de divers objets sur la toile. L’assemblage composite qui est censé évoquer un <span style="font-style:italic;">Vase de fleurs</span> semble très proche de la peinture intitulée <span style="font-style:italic;">Flirt</span> : d’une œuvre à l’autre, la transformation du couple qui s’embrasse, des fleurs et surtout des points et des taches est très repérable. Même irrespect de la peinture, même simplification à outrance des contours qui sont donnés par les objets plats disposés sur la toile. Lors d’un entretien radiophonique, l’artiste a d’ailleurs laissé entendre que cette pratique était le résultat d’une sorte d’acte par défaut, commis dans l’urgence et la précipitation : <br />
« Écoutez : une fois, en rentrant chez moi – j’habitais la campagne –, je trouvais une invitation à exposer. Je n’avais pas de couleurs. J’ai envoyé mon chauffeur au bourg voisin m’acheter du Ripolin, des chalumeaux de bar, des cure-dents, et avec tout cela, j’ai fait des natures mortes : des fleurs que j’avais vues. Bonne occasion pour échapper aux moyens traditionnels de la peinture ! (10) »<br />
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<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhi5K4rJty_w9krp_tpPgEW74T3u3M_40vud4oqTDS7D7XFEHDigUpgUpF9nzIXUAikHnuKNMhWkT21Fb8tnWSEOH8WEOE6f0CdOT_QkxxULjqG_JyVNQuowCWq9CZ4_BRD1gVZitw-fUU/s1600-h/couples-arcenciel-small.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 320px; height: 202px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhi5K4rJty_w9krp_tpPgEW74T3u3M_40vud4oqTDS7D7XFEHDigUpgUpF9nzIXUAikHnuKNMhWkT21Fb8tnWSEOH8WEOE6f0CdOT_QkxxULjqG_JyVNQuowCWq9CZ4_BRD1gVZitw-fUU/s320/couples-arcenciel-small.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5437735473662523458" /></a><br />
Conséquence extrême de la désacralisation qu’opéraient déjà les détournements des chefs-d’œuvre, ces collages remettent en question les genres traditionnels du portrait et de la nature morte. L’artiste les a probablement réalisés en même temps, ou dans la même séquence créative.<br />
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<span style="font-weight:bold;">Disparates : hybridations</span><br />
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<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjXYRYyO5IyTRJLsGUVfzuxi2YBQItMA00yrljeh69Lg45yT4jAXO6DJq64n_hmZjBjP7j0XlA_jcYarZr9BSYd-DzODFLU65rISKK7ZddVhf8Q_M6Fk_2xe2g5Jlg2t4H5tgZTDQ3pteU/s1600-h/Picabia-danseur&cara%C3%AFbe-72.jpg"><img style="float:left; margin:0 10px 10px 0;cursor:pointer; cursor:hand;width: 242px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjXYRYyO5IyTRJLsGUVfzuxi2YBQItMA00yrljeh69Lg45yT4jAXO6DJq64n_hmZjBjP7j0XlA_jcYarZr9BSYd-DzODFLU65rISKK7ZddVhf8Q_M6Fk_2xe2g5Jlg2t4H5tgZTDQ3pteU/s320/Picabia-danseur&cara%C3%AFbe-72.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5437724830783604434" /></a>Picabia n’a pas probablement pas vu la peinture de Rocha dans l’amphithéâtre de médecine, mais il connaissait sa reproduction dans la revue <span style="font-style:italic;">Æsculape</span> ainsi que les autres gravures qui illustraient l’article du docteur Neveu-Lemaire. Il s’est plus spécialement inspiré d’une image : celle de l’enfant qui tend un objet à un dalmatien, point de départ de <span style="font-style:italic;">Caraïbe</span>, une des œuvres où l’on voit surgir la technique des <span style="font-style:italic;">Transparences</span> qui l’occupa pendant une bonne partie des années 1930. Multipliant les strates picturales, Picabia hybride également le contenu de ses peintures. Puis, avec <span style="font-style:italic;">Danseur et Caraïbe</span> [fig. 7], l’obsession prend une autre forme : celle d’un couple constitué d’un danseur (peut-être de flamenco) et d’une femme albinos dont la position étrange évoque le déhanchement de la beauté ravie par le monstre marin dans la gravure de Dürer. En fait, Picabia recycle un dessin qui fut réalisé pour la revue surréaliste <span style="font-style:italic;">Littérature</span> en octobre 1922. Mais où puisait-il son inspiration ? En 1998, nous avions suggéré qu’il déformait <span style="font-style:italic;">La Vénus de Cnide</span> de Praxitèle ou <span style="font-style:italic;">L’Esclave mourant</span> de Michel-Ange. La solution est tout autre : Picabia a repris le <span style="font-style:italic;">Vénus et Mars</span> de Sandro Botticelli [fig. 8] (tempera sur bois, 69 x 173,5 cm, vers 1485). <br />
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<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgmXK72jtv3aBDht19FXuN1fjI1thS7AdpH0-5up-2jvLyOtWqSWFG7jX_m6LvRoTb7aD75S1Hnr_u0nzJcCJeVZpPBioGMI6420C9annjEC8bPsj4tFDBFdw7Kd7JxqaXmipim1q60pZQ/s1600-h/Boticelli-venusetmars.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 400px; height: 159px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgmXK72jtv3aBDht19FXuN1fjI1thS7AdpH0-5up-2jvLyOtWqSWFG7jX_m6LvRoTb7aD75S1Hnr_u0nzJcCJeVZpPBioGMI6420C9annjEC8bPsj4tFDBFdw7Kd7JxqaXmipim1q60pZQ/s400/Botticelli-venusetmars.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5437726737335355138" /></a><br />
La découverte de cette troisième référence vénusienne est importante, elle prouve que Picabia ne choisissait pas ses modèles au hasard. Il a copié la pose sensuelle de Mars, esprit de la guerre, agressif et cruel, endormi sous le regard de la déesse de l’Amour. Il l’a transformé en figure debout et a conservé son caractère androgyne. Les jambes de Mars sont devenues celles du deuxième personnage, le danseur vêtu d’un costume noir. Ce monstre délicieux est doublement mixte : noir et blanc, féminin et masculin, statique et mobile, un produit parfait de l’amour en quelque sorte ! Lorsqu’il peignait ce gracieux monstre dansant, l’artiste avait-il en mémoire l’étonnant justaucorps tacheté que portait Nijinski dans <span style="font-style:italic;">L’Après-midi d’un faune</span> ? Cela n’est pas impossible. En revanche, que Picabia, par le biais de ses monstres hybrides, se soit posé la question du canon grec et de l’hégémonie des critères de beauté occidentaux, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Peinte, en 1939, la <span style="font-style:italic;">Femme à la sculpture grecque noire et blanche</span> en donne la démonstration. La mise en scène des deux femmes est assez réjouissante : à gauche, le modèle vivant se ronge les ongles, son ventre fait des plis disgracieux, tandis qu’à droite, la sculpture classique est troublée par les taches noires qui parsèment sa surface. Les modèles du passé ne peuvent être reconduits. L’idéal d’harmonie que le classicisme croyait atteindre en imitant la sculpture grecque est désormais inaccessible. Cette crise de conscience n’est pas nouvelle : Picabia avait déjà attaqué les modèles canoniques vingt ans plus tôt. Mais, il n’y voyait sûrement pas un drame. Il assumait pleinement le comique grotesque de ses relectures. Avec cette peinture fantasmatique, cannibale et ludique, il affichait la légèreté de ses motifs, sans peur du ridicule.<br />
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NOTES<br />
(1) Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », <span style="font-style:italic;">Exposition universelle</span>, 1855, in <span style="font-style:italic;">Curiosités esthétiques</span>, Paris, Garnier Flammarion, 1983, p. 256.<br />
(2) « Fragments de <span style="font-style:italic;">L'Athenæum</span> », cité par Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, in <span style="font-style:italic;">L’Absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand</span>, Paris, Seuil, 1978, p. 396.<br />
(3) Marie-Laure Bernadac, « Picasso, cannibale, déconstruction et reconstruction des maîtres », <span style="font-style:italic;">Picasso et les maîtres</span>, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2008, p. 42.<br />
(4) Ibidem, p. 38.<br />
(5) Ibidem, p. 221.<br />
(6) Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », <span style="font-style:italic;">Salon de 1859</span>, in <span style="font-style:italic;">Curiosités esthétiques</span>, op.cit., p. 318-319.<br />
(7) Anne Baldessari, « La peinture de la peinture », <span style="font-style:italic;">Picasso et les maîtres</span>, op. cit., p. 26.<br />
(8) Cité dans le catalogue de l’exposition <span style="font-style:italic;">Picabia, singulier idéal</span>, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris / Musée, 2002, p. 298.<br />
(9) Francis Picabia, « Réponses à Georges Herbiet », <span style="font-style:italic;">This Quarter</span>, volume I, printemps 1927. Voir <span style="font-style:italic;">Écrits critiques</span>, préface de Bernard Noël, édition établie par Carole Boulbès, Paris, Mémoire du Livre, 2005, p. 222.<br />
(10) Georges Charbonnier, <span style="font-style:italic;">Le Monologue du peintre</span>, Paris, Julliard, 1959, p. 135-136.<br />
(11) Carole Boulbès, <span style="font-style:italic;">Picabia, le saint masqué</span>, Paris, Jean-Michel Place, 1998.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-18418354311516688732009-09-28T09:12:00.000-07:002009-09-30T06:22:57.010-07:00entretien avec Xavier Veilhanpublié dans "Xavier Veilhan Versailles", supplément n°359 d' <span style="font-style:italic;">Art press</span>, septembre 2009, p.7-17.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Vous succédez à Jeff Koons à Versailles. Est-ce qu’investir un site aussi prestigieux, après l’un des artistes les plus en vue était difficile ? Est-ce que vous l’avez vécu comme un défi </span>? <br /><br />Succéder à Jeff Koons, c’était un défi, oui, bien sûr. Mais relever des défis fait partie du travail des artistes. En même temps, c’était une chance car cela plaçait la barre plutôt haut. A Versailles, j’avais les moyens de démultiplier mon action. La question de l’échelle des sculptures s’est posée, mais justement c’est ce qui m’a stimulé. Jeff Koons a été un artiste très important pour moi. J’ai 45 ans, il en a 54. Les premières œuvres que j’ai vues de lui ont été un choc. D’une certaine manière, c’est un honneur de passer après lui.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Contrairement à Koons qui avait réactivé des pièces anciennes, vous avez créé de nouvelles sculptures que vous avez choisi de montrer en plein air, dans le parc. </span><br /><br />Les oeuvres ne sont pas toutes à l’extérieur, deux sont à l’intérieur. Mais il est vrai que le parti pris de l’exposition est d’utiliser l’axe Est-Ouest qui traverse le château et le jardin pour placer les œuvres tout au long de cette ligne. Lors de mes visites, j’ai été étonné par la modernité des jardins. J’y ai vu un rapport à l’architecture mais aussi au Land Art et à des formes d’art paysager très contemporaines. Leur poésie ne demande qu’à être réactivée... Après tout, on pourrait dire que Le Nôtre a été le premier à réaliser des Earthworks ! Avec les milliers de mètres de cubes de terre qui ont été déplacés à Versailles, son projet était véritablement pharaonique, d'une dimension violente et radicale. Pourtant le résultat me semble doux, il produit une impression de légèreté à laquelle je suis sensible.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Justement par rapport à cette notion de légèreté, le faste du monument historique, avec ses galeries luxueuses, ses décors peints orchestrés par Le Brun, vous a-t-il gêné ?</span><br /><br />Non. De Michel-Ange à Le Brun, j’aime bien ces rencontres entre l’architecture, la peinture, la décoration. L’idée de continuum entre l’aspect artistique, décoratif et fonctionnel m’intéresse aussi. Les figurations qu’orchestraient Le Brun sont plus ou moins lisibles pour les personnes qui, comme moi, ont peu de connaissances historiques, alors qu’il y a une évidence immédiate des jardins de Le Nôtre. Je suis aussi très intéressé par l’intérieur du château, tout en étant conscient qu’il s’agit d’une coquille relativement vide, malgré l’apparence de profusion. A cause des remaniements, des changements de politique, et autres revers qu’a subis le lieu, la forme qui subsiste aujourd’hui ne correspond qu’à notre époque. Je trouve cela assez beau. J’aime quand l’architecture échappe au programme et devient un contenant pour une autre histoire.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Le parcours commence avec cet étrange <span style="font-style:italic;">Carrosse</span> et son attelage de six chevaux qui semblent déformés par la vitesse comme pour une sculpture futuriste. Ce dynamisme de chevaux au galop est très incongru, non seulement en raison de sa couleur violette, mais aussi à cause de votre façon si particulière de traiter la forme, de nous en donner une vision qui est à la fois générique et très technologique…</span><br /><br />L’art, pour moi, c’est de faire émerger des choses dont on sait qu’elles existent, mais que l’on ne voit pas. Je veux créer des sortes de logotypes qui placent le spectateur devant un questionnement. Pour cela le recours au monochrome est un moyen essentiel. L’image du carrosse est très visible de loin mais elle se délite quand on s’en approche, elle nous interroge sur la légitimité de ce qu’on a vu. L’œuvre elle-même dans sa matérialité est déjà une image perçue, c’est comme si elle était le résultat d’une vision furtive ou déformée. Cette image du carrosse est presque le résumé de mon programme. Face à la réification de Versailles, que l’on tente de transformer en arrêt sur image, en sanctuaire, j’ai voulu réintroduire une certaine vie, un certain humanisme. Versailles est à la fois un instantané figé et extrêmement dynamique. C’est un lieu de projection et de diffusion du pouvoir, et en même temps un organisme dont la forme pourrait être comparée à celle d’un corps. Dans le tracé du parc, je vois beaucoup de similitudes avec un corps humain, en raison de la symétrie qui n’est qu’apparente.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Sur le même axe, on rencontre successivement la toute petite <span style="font-style:italic;">Femme nue</span> puis <span style="font-style:italic;">Le Gisant</span> beaucoup plus grand. Puis, on est confronté aux figures sombres des <span style="font-style:italic;">Architectes</span>, à une image anamorphosée de la Lune et au <span style="font-style:italic;">Jet d’eau</span>. Ce faisant, vous ne contrariez pas la géométrie de l’architecture de Louis Le Vau et des jardins à la française de Le Nôtre. Au contraire, vous semblez reprendre à votre compte les illusions de perspective, jouer avec les artifices optiques et adopter en quelque sorte le point de vue du roi… Au fond, derrière tout ça, se pose la question de la représentation et du pouvoir (pouvoir du roi, pouvoir conféré momentanément à l’artiste)…</span><br /><br />Les problèmes liés à la représentation, à la perspective et à la symétrie ont toujours suscité ma curiosité. Versailles est justement un temple de la géométrie et de la perspective. Je me suis documenté sur l’architecture des jardins, je me suis intéressé au parallèle que Louis Marin a établi entre le plan du jardin de Versailles et celui du parc d’attractions de Disneyland. <br />A Versailles, on ressent un choc visuel comparable à celui qu’on peut avoir à la plage ou sur une piste de ski : une forte présence des éléments (air, eau, terre, lumière), une dimension de plein air, des étendues à perte de vue. Il s’agissait pour moi de prendre ce parc à bras-le-corps, mais sans volonté de provocation. Je ne voulais pas non plus me placer dans une position de retrait, mais plutôt accompagner ce mouvement qui a été initié par Louis XIV et Le Vau, Le Brun, Le Nôtre. D’ailleurs, je considère que mon intervention est plutôt classique. Plus on est près du Château, plus on ressent la puissance du pouvoir royal. Plus on s’en éloigne, plus on se retrouve seul dans un jardin aux dimensions incroyables : au-delà du Grand Canal, on parvient à une forêt, avec des vrais animaux. J’ai voulu accompagner ce mouvement avec des pièces, qui dans leur échelle et dans leur nature, donnent l’impression de se fondre dans l’environnement. A la fin du parcours, Le <span style="font-style:italic;">Jet d’eau</span> correspond à un crescendo puisqu’il arrive à une hauteur de 100 mètres, mais en même temps, la notion d’auteur tend à s'y dissoudre. Je pense que les passants qui verront ce jet d’eau ne se poseront pas la question de son auteur. Finalement peu importe qui a fait quoi. J’aime assez cette idée d’une influence diffuse, qui me semble proche de la notion d’auteur en architecture. <br /><br /><span style="font-weight:bold;">Revenons au <span style="font-style:italic;">Mobile</span> et à la <span style="font-style:italic;">Light machine</span> qui sont les deux seules pièces décentrées par rapport à l’axe que vous avez retenu. Les raisons sont-elles d’ordre technique ?</span><br /><br />Il y avait des contraintes liées à la visibilité des oeuvres mais aussi aux parcours des visiteurs, qui peuvent varier en fonction des jours et des ouvertures de salles. Avec le scénographe Alexis Bertrand qui a travaillé avec moi sur la réalisation des pièces, nous nous sommes interrogés : comment faire un parcours perceptible, comment rendre le propos artistique lisible lorsque l’on sait que les visiteurs, majoritairement étrangers, ne s’attendent pas à voir une exposition d’art contemporain ? Il fallait préserver le caractère universel du lieu. Mon travail est de faire des expositions plutôt que des œuvres. Je m’intéresse plus à ce que les gens vont ressentir, qu’à ce que je veux dire ou exprimer. Bien sûr, les réactions du public sont difficiles à évaluer. Je dirai même que c’est impossible. Je suis à la recherche d’une chose qui est sans cesse en train de m’échapper… Pourtant, si trois personnes s’entendent pour dire que cette forme est celle d’un verre ou d’un avion, cela devient un verre ou un avion. C’est sans doute pourquoi mes œuvres sont à la fois si précises et si ouvertes. <br /><br /><span style="font-weight:bold;">Pour Versailles, vous reprenez des thématiques qui structurent votre travail depuis longtemps : les moyens de locomotions, la statuaire, les mobiles et les tableaux lumineux. Mais les animaux de votre bestiaire favori (rhinocéros, ours, lions et autre monstres surdimensionnés) semblent avoir disparu… La statuaire et le nu auraient-ils pris le pas sur les animaux ?</span><br /><br />Les chevaux de l’attelage du <span style="font-style:italic;">Carrosse</span> sont tout de même présents et ils sont pour moi une sorte de négatif de l’homme : on peut les chevaucher, les formes animales et humaines peuvent s’emboîter. Dans l’attelage qui est un moyen de transport et un objet construit, je vois aussi une forme organique domestiquée. Je suis parti de la réflexion de Bruno Latour : façonnons-nous les objets qui nous entourent ? Quelles contraintes économiques conduisent à la création d’une forme plutôt qu’une autre. Mon travail procède par cercles concentriques. L’homme est au centre. Je m’en suis approché timidement avec les objets, puis les êtres vivants. Je suis passionné par le caractère anthropomorphique des animaux et leur facultés de perception qui ne sont pas semblables aux nôtres. Mais à Versailles, je me suis davantage posé la question de l’humain et même du surhumain.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Est-ce que ce ne serait pas un peu la suite de la réflexion engagée pour l’exposition <span style="font-style:italic;">Contrepoint</span> au Musée du Louvre en 2005 ? </span><br /><br />Oui, c’est très juste. Au Louvre, j’avais réfléchi au problème de la célébration : qui est illustre ? Qui célébrer ? J’avais présenté sept personnages illustres et…la chienne Laïka. Je suis passionné par la conquête spatiale. Lorsqu’elle fut envoyée seule dans l’espace, Laïka était une sorte de représentant de l’humanité mais on savait aussi qu’elle ne reviendrait pas. Je voulais prolonger cette idée de conquête et la lier à celle du destin de l’homme, en représentant Youri Gagarine. Le cosmonaute prend la forme d’un gisant, ce qui peut paraître un peu désenchanté, mais on sait que son destin a été sombre. Il a été instrumentalisé par le pouvoir. Il est devenu un corps politique. Pourtant, il a été le premier homme à voir la Terre comme un objet, il a été le premier à vérifier que ce n’était qu’un objet parmi les autres. J’avais la vision de ce cosmonaute comme un corps éclaté, composé de multiples pièces assemblées, avec cette idée que nous sommes les hôtes des matières qui nous constituent et qui constituent l’espace. Ce gisant est comme un mannequin d’anatomie, qui exhibe des éléments intérieurs et extérieurs. <br /><br /><span style="font-weight:bold;">Contrairement au cosmonaute qui est quand même en fâcheuse posture, les architectes qui sont perchés sur leurs socles forment un ensemble compact d’hommes et de femmes illustres que vous présentez du plus jeune au plus âgé. Pouvez expliquer la technique qui vous a permis de saisir leur contour ?</span> <br /><br />Nous avons recours aux scanners parfois utilisés en architecture pour obtenir des relevés de plusieurs millions de points, qui servent à créer des polygones. Ces nuages de points sont obtenus en plaçant les personnes sur un plateau amovible, entre trois scanners, et en les faisant tourner sur eux-mêmes d’un 1/8° de tour à chaque nouvel enregistrement. Les données sont ensuite recomposées comme si on recollait les éléments d’un vase brisé. Après cela, on baisse ou on augmente la définition de l’image, ce qui permet d’obtenir un volume plus ou moins précis, plus ou moins dessiné au moment de l’usinage : des hommes dirigent des machines, ils opèrent ce passage à la réalité en transcrivant les fichiers informatiques dans divers matériaux (bois, polystyrène...). Au départ, cela se rapproche de la technique photographique et des travaux scientifiques d’Etienne Jules Marey, sauf que nous ajoutons la troisième dimension. La séance de scan dure environ quarante-cinq minutes, il y a beaucoup d’analogies avec les débuts de la photographie où les poses étaient très longues. Je demande aux personnes de se placer de la façon qui leur convient le mieux. Là, onn n’est plus du tout dans la culture du snap shot. Les architectes constructeurs à qui je me suis adressé ont bien compris cela et ils se sont prêtés au jeu très sérieusement.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Une autre sculpture a été réalisée avec cette technique, il s’agit de cette femme nue que vous dites « plantée comme une aiguille d’acupuncteur dans la Cour Royale » ! Est-elle un clin d’œil aux allégories de l’abondance, de la paix, de la peinture, etc…qui sont incarnées par des statues de femmes souvent dénudées ? Est-ce une façon de répondre à l’abondance symbolique du décor sculpté ?</span> <br /><br />Par rapport à l’échelle du lieu, j’ai voulu que ce personnage en alliage de bronze et manganèse soit très petit, mais il est placé à un point de croisement essentiel, où la géométrie et la géographie (des avenues) se rejoignent. Le sujet et les dimensions de cette sculpture sont liés aux notions de permanence et d’impermanence du corps. Avec ce nu, j’aborde un thème fondamental : Le Bernin, Poussin, Manet, Courbet, Newton ont représenté le nu de façon très différente, je voulais réactualiser cette question. Il a été difficile de choisir un modèle. Finalement nous avons scanné et assemblé trois corps de femmes différents pour obtenir ce corps contemporain. Je souhaitais désamorcer le fantasme du modèle fusionnel que l’on trouve, par exemple chez Picasso, et travailler sur les notions d’apparence et de distance. Il s’agit de la projection d’un standard contemporain, car bien sûr, le corps générique parfait n’existe pas.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">A Versailles, vous privilégiez le jardin et la question du rapport à l’Histoire. Lors de la première édition de <span style="font-style:italic;">La Force de l’Art</span>, vous aviez créé votre propre podium et exposé les sculptures d’autres artistes (Le Baron de Triqueti, Cesar, Séchas…) Vous assumez les rôles d’artiste, de commissaire d’exposition et de scénographe. Est-ce que cela vient d’une méfiance par rapport aux formes modernes de l’exposition ?</span><br /><br />Non, je me repose sur ce qui a été fait pour aller plus loin. Je suis un fan d’artistes, je suis aussi collectionneur. Je cherche plutôt à déplacer la position habituelle de l’artiste, tout en étant conscient qu’il existe une histoire de l’exposition : depuis les expositions universelles, et jusqu'à <span style="font-style:italic;">Quand les attitudes deviennent formes</span> (1969), ou <span style="font-style:italic;">Chambres d’amis</span> (1986)… les propositions ont été très différentes. Pour moi, il n’y a pas de fin. L’exposition est comme un paysage dans lequel on se promène et qui ne s’arrête pas. Il suffit d’aller plus loin pour voir autre chose.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-7307058874960594192009-04-28T09:23:00.000-07:002009-04-29T04:49:42.066-07:00peintures réalistes, allers et retoursTexte proposé pour l'exposition <span style="font-style:italic;">Un siècle de Réalismes dans la peinture en France</span>, MASP, Sao Paulo, printemps 2009.<br /><br />Bien qu’il ait revendiqué cette étiquette lors d’une exposition personnelle (1) en 1855, le réalisme n'a pas été inventé par Gustave Courbet. Ni par François Millet ou Honoré Daumier d’ailleurs ! Au XVII° siècle déjà, des artistes tels que Georges de la Tour et les frères Le Nain représentaient avec méticulosité des scènes de la vie quotidienne, ce qui ne les empêchaient pas de transposer des thèmes bibliques ou mythologiques en recourant à l’iconographie de leur époque. Ces mêmes artistes s’étaient intéressés à la précision et à la sobriété de la peinture flamande, ils peignaient en respectant le système perspectif inventé par la Renaissance italienne. <br /><br />LA NATURE D’UNE LIAISON IMPOSSIBLE<br />Dès que l’on évoque le réalisme au XIX° siècle, l’imposante carrure de Gustave Courbet, le peintre paysan, vient prendre toute la place, et l’on passe généralement sous silence une artiste qui est née seulement trois ans après lui : Rosa Bonheur. Ces deux là ont pourtant quelques affinités. Ils ont représenté le monde paysan au grand air et en grands formats, comme s’il peignaient les héros d’une peinture d’histoire. Ils ont peint les animaux de la ferme, les pâturages et les gardiens de troupeaux, les fenaisons, les foires et les concours agricoles, les travaux artisanaux des hommes, des femmes et des enfants. Il l’ont fait en générant une sorte d’allégorie du labeur et de la vie simple qui transmettait un discours qui n’avait rien de nostalgique, ni de réactionnaire, mais qui n’en était pas moins politique. <br />Rosa Bonheur, connue pour son homosexualité et son mode de vie peu commun (son père fut Saint-Simonien (2)) et Gustave Courbet, ami de l’anarchiste Pierre Joseph Proudhon, se sont intéressés aux animaux sauvages comme aux animaux domestiqués. Gustave, le chasseur, qui est resté fidèle aux paysages et aux paysans de sa Franche-Comté, a peint d’innombrables scènes d’hallali. Rosa, qui vécut une grande partie de sa vie au château de By près de Fontainebleau, passait sans problème de la représentation d’un bison ou d’un lion (elle en avait deux en cage) à celle d’un veau dans la campagne nivernaise ! Un autre point commun les réunit qui n’a sans doute pas été évalué à sa juste valeur : pour ces artistes, le recours à la photographie comme source iconographique des peintures était une évidence non discutable dans la mesure où ils se cantonnaient, comme Baudelaire l’a écrit, à utiliser la photographie comme conseil, sans subir l’aliénation de la machine. D’autres peintres ont emprunté cette voie photographique (on pourrait même dire cette autoroute, si ce n’était un anachronisme), et ils sont fort nombreux rien qu’au XIX° siècle : Delacroix, Degas, Manet, Fantin-Latour, Caillebotte, Khnopff (3) … En tous cas, l’usage de la photographie, technique nouvelle au XIX° siècle, permet de tordre le cou à l’idée que des artistes « animaliers » tels que Bonheur et Courbet étaient en quête d’un âge d’or perdu qui précéderait la Révolution Industrielle…Chacun à sa façon, ils surent trouver une clientèle fidèle, pour qui ils pouvaient facilement faire la réplique d’une œuvre.<br /><br />LES NUS, TOTEMS ET TABOUS<br />Mais réaliste ne veut pas seulement dire conforme au réel, ou à un certain enregistrement du réel. Tout en « représentant des objets tangibles et visibles pour l’artiste » (4), une œuvre réaliste peut receler une symbolique cachée, elle peut être l’objet d’un investissement fantasmatique. Ainsi, par-delà les années, <span style="font-style:italic;">La femme nue au chien</span> de Courbet (en fait un portrait de Léontine Renaude, qui fut sa maîtresse) peut être rapprochée des <span style="font-style:italic;">Femmes au bull-dog</span> de Picabia. On ne s’étonnera guère non plus, de trouver un autre petit chien, symbole de la fidélité mais aussi de la sexualité, aux pieds de l’ambiguë <span style="font-style:italic;">Baigneuse</span> que Renoir peignit en 1870... <br />Tandis que Courbet puisait l’inspiration dans sa collection de clichés pornographiques interdits, Picabia peignait ses nus réalistes (1942-45) à partir de l’association de différentes photographies publiées dans des revues de charme. Bien que ces peintures soient séparées par plus de quatre-vingt années, elles ont des points communs, thématiques et formels. A chaque fois, les naïades sont exhibées sans aucun prétexte mythologique (ce ne sont pas des divinités du panthéon grec) et avec une certaine complaisance que personne ne trouvait coupable, étant donné que les commanditaires et les peintres étaient de sexe masculin. <br />Pendant longtemps, pour les femmes qui avaient du mal à se faire admettre dans les cours de dessins ou de beaux-arts, la représentation de la nudité fut frappée d’anathème. C’est pourquoi les nus masculins et féminins de Suzanne Valadon ne manquent pas de surprendre. Pendant les années folles, quand triomphaient les garçonnes, elle livrait le regard unique d’une artiste qui fut aussi modèle pour d’autres peintres (5). Quelque peu outrancier, son <span style="font-style:italic;">Grand nu au tableau</span> de 1922, montre une femme fière de son corps, le bras campé sur la hanche, qui retient ou peut-être tend derrière elle une étoffe verte, dans un geste provocateur comparable à celui d’un torero faisant une passe. L’audace de Valadon est désarmant. En 1931, à plus de soixante ans elle osa se représenter nue dans un portrait en buste sans concession. <br />Sujet d’étude académique et rétrograde par excellence lorsqu’il est étudié d’après les plâtres anciens, le nu d’après modèle vivant fut longtemps réservé aux hommes. En ce sens, c’est « une des grandes conquête des femmes artistes au XX° siècle » (6). Anita Malfatti l’avait compris, elle qui transgressa le tabou : avant la Première Guerre mondiale, elle fut la seule artiste brésilienne qui osa peindre des nus masculins et féminins. Cette femme d’exception, avant-gardiste éclairée qui avait voyagé et étudié à Berlin et New York était consciente de la provocation qu’elle adressait aux peintres traditionalistes. Elle sélectionna ses œuvres et ne présenta pas ses nus masculins de facture cubiste lors de son exposition personnelle en 1917 à Sao Paulo, ce qui ne l’empêcha pas d’être éreintée par la critique... Oswald de Andrade prit sa défense en mettant en cause le « préjugé photographique » qui aveuglait ses contemporains : au contraire, affirmait-il, les « travaux apparemment extravagants » de Malfatti sont « la négation de la copie, l’horreur de la peinture léchée » (7). <br /><br />ROMANTISME I : INDIENS, COW BOY ET CHASSEUR DE LIONS<br />Le réalisme de ces artistes se situe au carrefour de problématiques différentes et complexes : formelles car elles introduisent malgré tout des renouvellements stylistiques et même des ruptures dans la tradition ; politiques parce que ces représentations que tout à chacun peut comprendre et partager, dissimulent un autre niveau de compréhension, et de projection imaginaire. Récemment Olivier Rolin (8) a brodé tout un récit autour du fameux <span style="font-style:italic;">Pétuiset, chasseur de lions</span> conservé au MASP de Sao Paulo. En effet, cette œuvre, qu’Edouard Manet peignit en 1881, surprend par son cadrage qui relègue au dernier plan, derrière un tronc d’arbre, la carcasse du grand fauve abattu. Vêtu de l’habit noir en vogue au XIX° siècle, Pétuiset ne ressemble guère à un redoutable chasseur. On dirait plutôt un élégant notable, avec son couvre-chef à plume et sa chemise blanche. Il prend la pose, une jambe à terre, et nous regarde, au lieu de viser ! C’est comme si le peintre insinuait que son modèle n’était qu’un poseur et que son trophée de chasse était une carpette d’appartement complètement inoffensive. <br />A l’inverse, parce qu’il est traité en héros, on peut s’interroger sur le portrait équestre triomphant de <span style="font-style:italic;">Buffalo Bill</span> en 1889. Il semble en décalage complet avec la « production animalière », les chiens, chevaux, veaux, vaches et moutons qui constituaient les commandes habituelles de Rosa Bonheur… Par son sujet, son traitement et son format, ce portrait de cow-boy (véritable figure mythique de la conquête guerrière de l’Ouest) est très différent des paysans laborieux qu’elle a représentés dissimulés derrière leurs vaches, en 1849, dans <span style="font-style:italic;">Le Labourage nivernais</span>. Tout puissant, le peintre réaliste peut servir le mythe ou le défaire. Il peut transformer un sujet en héros (9) ou en humble idiot. <br /><br />ROMANTISME II, LES FOUS ET LA POLITIQUE<br />Il est vrai aussi que le portrait pictural pose d’autres questions. De Jan Van Eyck à nos jours, ce genre semble traverser les siècles en se jouant des catégorisations et de la succession des mouvements. Ainsi, le portrait qu’Anne Louis Girodet fit du député Belley (1797) est indéniablement réaliste. Les portraits d’aliénés (1822) de Théodore Géricault le sont aussi, même si ces deux artistes sont des représentants fameux du romantisme pictural. Par leurs sujets, ces portraits sont exceptionnels et leur approche est complexe : première et unique représentation d’un député noir français, le portrait de Jean-Baptiste Belley fut peint l’année où il fut nommé chef de la gendarmerie qui luttait contre les troupes indépendantistes de Toussaint-Louverture à Saint-Domingue. C’est la représentation d’un fidèle serviteur de la République, qui avait voté l’abolition de l’esclavage pendant la Convention, mais qui refusait l’autonomie des colonies. Les dix portraits de monomaniaques servaient une tout autre intention puisqu’ils furent commandés à Géricault par le docteur Georget, pour servir l’étude de la médecine. Pour la première fois, la peinture d’un grand artiste servait à documenter certains traits psychologiques jugés pathologiques. Ces portraits interviennent après la Révolution française, dans des périodes de trouble esthétique et éthique où les valeurs vacillent : pour servir la République, un homme noir peut trahir les siens tout en croyant les défendre ; la folie peut être caractérisée et analysée, elle peut s’exprimer (ou se dissimuler) dans un visage…<br />On le comprend, l’idée rassurante que le réalisme pictural de Courbet s’oppose frontalement au romantisme ne peut résister à l’examen de ses œuvres de jeunesse : ses autoportraits en <span style="font-style:italic;">Homme blessé</span> -ou en <span style="font-style:italic;">Désespéré</span> guetté par la folie- suivaient le chemin tracé par Géricault. Comme lui, Courbet s’était intéressé aux théories physiognomoniques de Lavater. Courbet a aussi peint des opposants politiques (Jules Vallès et surtout Proudhon…) qui reflétaient ses opinions politiques. Son portrait de Pierre Dupont (auteur du « Chant ouvrier » de 1848) lui fut même confisqué par les autorités du Second Empire. <br /><br />PORTRAITS DE FEMMES<br />En avons-nous vraiment fini avec la crise des valeurs romantiques ? En 1904, en tous cas, le portrait de la chanteuse wagnérienne Suzanne Bloch par Picasso trahissait la survivance de cet état d’esprit. Le style est réaliste, mais en même temps, on sent bien que le jeune artiste est encore sous l’influence des peintres symbolistes fin de siècle, en quête d’une beauté féminine idéale. La persistance des théories du Gesamtkunstwerk (union de tous les arts) qui fondent les opéras de Wagner est latente. <br />Deux ans plus tard, en 1906, c’est une égérie bien différente que Picasso représente : la Californienne Gertrude Stein, amie d’Alice Toklas, qui joua un rôle important auprès des artistes d’avant-garde, puis des peintres néo-humanistes en Europe. Gertrude, qui dut s’astreindre à de nombreuses et longues séances de pose (10), fut-elle satisfaite de ce visage au regard déséquilibré où l’on sent déjà poindre la nouvelle manière de Pablo issue de sa connaissance de l’art ibérique et de la statuaire africaine ? Toujours est-il qu’en 1933, elle demanda son portrait à Francis Picabia et à Tal Coat qui la représentèrent chacun de façon frontale et non de trois quarts ! On peut trouver une certaine similitude entre ces deux représentations. Même simplification du traitement plastique. Même buste massif de l’écrivain qui était une autorité dans le monde littéraire ainsi que son autobiographie visait à le démontrer (11). Même visage aux cheveux très courts et aux yeux peu expressifs (voir inexpressifs alors que son regard était très assuré sur les photographies de l’époque). Stein est une intellectuelle. Ce n’est pas une muse, pas une maîtresse, ni la femme d’un notable. Indéniablement l’exécution de ses commandes posa quelques problèmes aux peintres !<br /><br />LE RÉALISME EST-IL RÉACTIONNAIRE (12) ?<br />En revanche, il est des cas où la peinture réaliste ne délivre qu’un discours idéologique qui l’apparente purement et simplement à de la propagande politique. Des exemples de cet autoritarisme figuratif qui conduisait à ériger un mode de vie patriotique en modèle ou à transformer un vulgaire leader politique en incarnation divine ont été tournés en dérision par le peintre Erro. Entre 1965 et 1980, celui-ci a repris des affiches, des photos et des peintures des différentes propagandes nazie pétainiste et maoïste. Il les a associé à des images de conflits guerriers de l’actualité de son temps pour en faire la base de tableaux parodiques. <br />On le sait, dès 1933, la propagande politique du régime hitlérien portait aux nues les académies de Ferdinand Spiegel et d’Arno Brecker(13) qui valorisaient la force, l’ordre et la patrie. Elle stigmatisait et rejetait comme dégénérées toutes les recherches créatives de l’avant-garde internationale et menaçait la vie de leurs auteurs obligés à l’exil.<br />En France, les historiens ont souvent parlé d’un « retour à l’ordre », dont les caractéristiques principales étaient justement le recours aux traditions nationales, la volonté de renouer avec le métier des peintres anciens, l’artisanat et le dessin. Ils ont généralement situé ce « retour » en 1919, au moment où André Lhote et Roger Bissière, cubistes repentis, s’étaient fait les chantres d’un idéal néo-classique qui passait par Fouquet, Poussin, Chardin, Corot et surtout Ingres, dont André Derain disait qu’il était « le grand incompris »(14). On a souvent fait de Picasso le pionnier de cette attitude, au moment de sa « période ingresque » de 1918, lorsqu’il peignait des portraits classiques de sa future épouse, la danseuse russe Olga Khokhlova. Pourtant, l’Espagnol avait opéré des retours ponctuels à la figuration réaliste dès 1914. Et surtout, on sait aujourd’hui que ces portraits étaient peints d’après photographie et que Picasso n’allait sûrement pas en rester là ! <br />En fait, cette périodisation de l’histoire de l’art repose sur une vision déterministe : l’année 1919 serait celle d’une rupture consécutive au traumatisme de la Première Guerre mondiale. On évoque aussi pour étayer cette thèse, les textes prônant un « retour au métier » qui furent publiés par Giorgio de Chirico en Italie, dans la revue <span style="font-style:italic;">Valori Plastici</span> entre 1919 et 1920. Mais l’artiste n’avait-il pas déjà amorcé ce retour quand il peignait ses œuvres métaphysiques à partir de sa lecture des œuvres d’Arnold Böcklin ? Nostalgique jusqu’à en perdre le sens de la mesure, il a cultivé ce fantasme impossible de retour au métier jusqu’à la fin de sa vie (en 1976). Il a cherché en vain à retrouver la technique des maîtres italiens, allemands, flamands, français… et a consacré son seul essai d’histoire de l’art à …Gustave Courbet en qui il voyait l’incarnation du génie romantique. Si on ajoute à cela, son rejet haineux de l’avant-garde et de cette peinture moderne (15) qu’il avait pourtant contribué à modifier durablement, on devine les fortes contradictions qui tenaillaient l’Italien.<br /><br />Dans la carrière des grands artistes, les moments de recherche, les ruptures et les retours (à la figuration, au dessin, aux modèles du passé…) se succèdent fréquemment, sans qu’il soit possible de leur attribuer un sens idéologique définitif, que celui-ci soit « réactionnaire » ou « progressiste ». En fonction du regardeur et du contexte historique, le nu ou le portrait réalistes sont des genres rétrogrades ou révolutionnaires, des expressions féminines ou viriles. Dans bien des cas, la résistance aux courants dominants génère une aptitude à la contradiction : Francis Picabia, qui s’était moqué des « portraits Kodak » de Picasso, fut aussi le roi des revirements, de l’éclectisme pictural et du travail d’après photographie ! Nombreuses, ses volte-face se jouaient prioritairement dans une tension entre abstraction et figuration. <br />Le parcours d’un véritable artiste, un artiste qui cherche, ne doit pas être vu dans une optique diachronique, mais plutôt comme une succession d’allers et retours qui entrent en résonance avec les tendances de son époque, tout en répondant à ses motivations intimes. Pour toutes ces raisons, ces allers et retours échappent grandement aux catégories esthétiques qui limitent notre entendement.<br /><br />NOTES<br />(1) Pour l’exposition universelle de 1855, Courbet peignit <span style="font-style:italic;">L’atelier</span>, donnant une représentation allégorique et réelle de sa vie d’artiste. Le tableau fut refusé par le jury en même temps que<span style="font-style:italic;"> L’enterrement à Ornans</span> et <span style="font-style:italic;">Les Baigneuses</span>, tandis qu’onze autres œuvres étaient acceptées. Par réaction, Courbet décida de construire, avec l’aide financière de son protecteur Alfred Bruyas, un pavillon situé avenue Montaigne à Paris. Le catalogue de cette exposition présentait quarante tableaux et dessins de Courbet et contenait son manifeste du réalisme, en fait une lettre expliquant ses théories artistiques à ses élèves (le titre fut donné ultérieurement par Castagnary). <br />(2) Raymond Bonheur était lui-même artiste, il dirigeait un atelier et avait donné des cours à sa fille. Voir Catherine Gonnard, Elisabeth Lebovici,<span style="font-style:italic;"> Femmes artistes, artistes femmes</span>, Hazan, 2007, p. 25.<br />(3) Voir Aaron Scharf, <span style="font-style:italic;">Art and Photography</span>, Penguin books, 1968.<br />(4) Gustave Courbet, « Manifeste du réalisme » , 1855.<br />(5) Catherine Gonnard, Elisabeth Lebovici, <span style="font-style:italic;">Femmes artistes, artistes femmes</span>, op. cit. p. 55.<br />(6) Marie-Jo Bonnet, <span style="font-style:italic;">Les femmes dans l’art</span>, Editions de la Martinière, 2004, p. 148.<br />(7) Oswald de Andrade, « L’exposition Anita Malfatti », <span style="font-style:italic;">Jornal do Comércio</span> : « Notes sur l’art », Sao Paulo, 11 janvier 1918.<br />(8) Voir Olivier Rolin, <span style="font-style:italic;">Un chasseur de lion</span>, Seuil, 2008.<br />(9) Rosa Bonheur avait rencontré William Frederick Cody à Paris, lors de l’Exposition Universelle de 1889 où il montrait son campement indien ; elle avait peint sur place les chevaux et la troupe. En retour, Buffalo Bill était venu lui rendre visite au château de By. Pour l’artiste, qui possédait déjà des collections de photographies sur ce sujet, peindre des Indiens c’était s’inscrire dans une tradition qui, de Chateaubriand à Charles Baudelaire et Georges Catlin, valorisait le « bon sauvage ». A cette époque, Buffalo Bill n’était plus le sanguinaire tueur de bisons de la légende, mais l’organisateur et directeur du spectacle Buffalo Bill’s Wild West Show qui eut un franc succès en Europe et en Amérique du Nord. Ce portrait de commande, que l’on peut rapprocher de certaines affiches, était donc bien d’ordre promotionnel.<br />(10) Voir Gertrude Stein, <span style="font-style:italic;">Autobiographie d’Alice Toklas</span>, Paris, Gallimard, 1934, p. 56.<br />(11) Dans l’<span style="font-style:italic;">Autobiographie d’Alice Toklas</span>, op. cit., qui fut d’abord publié en 1933 aux Etats-Unis, Stein rédige elle-même son autobiographie par Alice Toklas, ce qui lui permet, bien peu modestement, de se placer sur un pied d’égalité avec les plus grands créateurs du XX° siècle qu’elle a pu rencontrer ! <br />(12) Question qui me fut posée par Eric Corne, pour servir de point de départ à cet article.<br />(13) Cocteau vanta les mérites du sculpteur Arno Brecker dans la revue Comoedia en 1942. Au même moment, Maurice de Vlaminck et Maurice Utrillo (le fils de Suzanne Valadon) n’hésitaient pas à se rendre en Allemagne nazie pour un voyage d’étude alors que nul n’ignorait les persécutions que subissaient les artistes dits « dégénérés » comme Otto Dix, Wassily Kandinsky, Paul Klee, Kurt Schwitters depuis 1933…Voir Laurence Bertrand Dorléac, <span style="font-style:italic;">Histoire de l’art, Paris, 1940-44</span>, Editions de la Sorbonne, 1986, p. 83 et 95.<br />(14) Voir Jean Laude, « Le retour à l’ordre », <span style="font-style:italic;">Le retour à l’ordre dans les arts plastiques et l’architecture, 1919-1925</span>, Université de Saint-Etienne, 1986, p. 24-27.<br />(15) Voir Giorgio de Chirico,<span style="font-style:italic;"> Mémoires</span>, La Table ronde, Paris, 1965.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-63661687400085276632009-03-27T14:27:00.000-07:002010-02-15T00:50:13.228-08:00giorgio de chirico, mesure et démesure"Giorgio de Chirico", Musée d'art moderne de la Ville de Paris, 13 février-24 mai. Publié dans<span style="font-style:italic;"> Art press</span> n° 355, avril 2009, p.81-83.<br /><br />Comment Chirico est-il perçu par les artistes aujourd’hui ? Quels liens établissent-ils avec leurs œuvres ? Dans le catalogue de l’exposition <span style="font-style:italic;">Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves</span> au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, on ne dispose que de quatre témoignages. C’est peu. Publiés récemment par le même musée, <span style="font-style:italic;">Raoul Dufy, le plaisir</span> en livrait sept ; <span style="font-style:italic;">Francis Picabia, singulier idéal</span> quatorze. De nos jours, les artistes hésitent encore (est-ce une question de génération ?) à remettre en question le clivage entre le « bon » Chirico de la <span style="font-style:italic;">Metafisica</span> et le « mauvais » qui vint ensuite. Pour Télémaque, l’Italien s’est égaré sous l’influence du peintre Nicola Locoff. Au contraire, Bernard Dufour pense qu’il fait partie des « héros » qui sont « allés au bout d’eux-mêmes » et Konrad Klapheck ose avouer, contre ses amis surréalistes, que certains tableaux du « Chirico tardif » l’ont profondément touché. Seul Giulio Paolini revendique l’influence du « maître » à qui il rend hommage avec son <span style="font-style:italic;">Intérieur métaphysique</span> présenté à la galerie Yvon Lambert.<br /> <br />Pourquoi une œuvre d’art ou une période donnée sont-ils reconnus et appréciés, alors que l’autre est bannie ? Chirico a dénoncé les « combines » des critiques et des marchands qui rejetaient ses nouvelles peintures. Ses règlements de compte haineux (1) peuvent être rapprochés de certains écrits journalistiques de Francis Picabia (2). Plus tard Philip Guston (3), un autre rebelle, fut l’un des rares artistes à défendre l’ensemble du travail de Chirico et à revendiquer son influence. Chirico est mort à l’âge de 90 ans, en 1978, il a donc traversé le vingtième siècle en continuant à peindre malgré l’acrimonie des surréalistes qui lui reprochaient son retour aux références classiques.<br /> <br />A cet égard, est-il convaincant de distinguer <span style="font-style:italic;">« trois catégories : la peinture métaphysique, le retour à la peinture traditionnelle, la reprise de la peinture métaphysique »</span>(4)? Une telle vision fait l’impasse sur les phénomènes cycliques de retours qui travaillent quasiment chacune des peintures. Chirico, l’élu, le voyant est aussi l’artiste de la rumination. Rumination désabusée d’un idéal antique. Rumination des peintures fin de siècle d’Arnold Böcklin et de celles, foncièrement novatrices des primitifs italiens. En 1928, le maître qui rédige son « Petit traité technique de peinture » est aussi, paradoxalement, le provocateur qui met en scène des meubles monumentaux occultant le paysage, ou encore des gladiateurs débiles, des anti-héros ridiculement grands pour les intérieurs où ils livrent bataille. Tout en poursuivant son idéal technique (retrouver le métier des Anciens) et en fulminant contre l’art moderne, Chirico a réalisé une galerie d’autoportraits parodiques qui sont des attaques contre la figure et le rôle même du peintre : en notable de la Renaissance, en gentilhomme costumé, en vieille homme revêche assis nu sur une chaise, et même en torero farouche ! Or, dans sa jeunesse, à l’instar de Duchamp et surtout de Picabia, Chirico s’imprégna des théories de Nietzsche sur l’inspiration et sur l’éternel retour, il sembla trouver un intérêt particulier dans la lecture d’<span style="font-style:italic;">Ecce homo</span>…<br /><br />Que cela soit à travers ses nombreuses copies des grands maîtres (Raphaël, Titien, Rubens, Watteau, Courbet…) ou par le biais des remakes, la répétition apparaît comme une donnée majeure. Places, tours, arcades, cheminées, poètes et troubadours… sont tellement ressassés dans la peinture métaphysique qu’ils sont devenus des « lieux communs » de notre musée imaginaire. Est-ce seulement pour lutter contre l’angoisse, en faisant du passé une « valeur refuge » (5) ? Chirico a souvent peint et sculpté la statue d’Ariane endormie, délaissée par son amant Thésée. Ariane et Dionysos (son consolateur), c’est aussi la mesure contre la démesure, l’ordre des choses contre le chaos. D’une part, la répétition fige le flux et impose un ordre : les thèmes de la statue, du cheval ou celui des <span style="font-style:italic;">Bains mystérieux</span> (qui apparaît en 1934 pour illustrer les <span style="font-style:italic;">Mythologies</span> de Jean Cocteau) furent ruminés jusqu’à sa mort. D’autre part, la répétition engendre le chaos : en perpétuel aller-retour avec lui-même, Chirico fit des remakes de ses tableaux métaphysiques tout au long de sa vie (au départ sur commande). Les ajouts, les substitutions, et les changements de formats et de titres peuvent être comparés aux variations musicales autour d’un thème. Mais le farouche individualiste, qui savait que les amateurs ne juraient que par les œuvres de sa jeunesse, sema la zizanie dans le marché en antidatant ces remakes ! <br /><br />Aujourd’hui, il serait tentant de faire de Chirico le pionnier du courant « appropriationniste » et des ressassements qui touchent autant la peinture que les champs de l’installation et du design. Pourtant son approche de l’art n’avait rien en commun avec les répliques un peu vaines d’un Mike Bidlo ou la sérialisation qu’Andy Warhol fit subir aux <span style="font-style:italic;">Muses inquiétantes</span> (6). Et puis, la copie, l’interprétation et la réitération d’un modèle ne sont-elles pas des traditions fortement ancrées dans les pratiques humaines ? Une chose est sûre : les artistes « cannibales » du XX° siècle (Picasso, Picabia, Dali, Chirico…) n’ont pas attendu l’invention de la post-modernité pour se livrer aux jeux savants du détournement des sources…<br /><br />(1) Giorgio de Chirico a notamment dénoncé les manœuvres d’André Breton pour faire main basse sur le marché des peintures métaphysiques, cf. <span style="font-style:italic;">Mémoires</span>, La Table ronde, Paris, 1965, p. 140-141. A ce propos, voir l’excellent article de Gérard Audinet, « Le lion et le renard », dans <span style="font-style:italic;">Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves</span>, Paris Musées, 2009, p.111-120.<br />(2) Francis Picabia, <span style="font-style:italic;">Écrits critiques</span>, préface de Bernard Noël, édition établie par Carole Boulbès, Paris, Éditions Mémoire du livre, 2005.<br />(3) cf. Michael Taylor, « Variations sur une énigme : les « dernières » œuvres de Giorgio de Chirico et Philip Guston », <span style="font-style:italic;">Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves</span>, p. 257.<br />(4) Caroline Thompson, « L’énigme de la régression chez Giorgio de Chirico », <span style="font-style:italic;">Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves</span>, op. cit., p. 203.<br />(5) Caroline Thompson, ibidem.<br />(6) cf. <span style="font-style:italic;">Warhol verso de Chirico</span>, a cura di Achille Bonita Oliva, Comune di Roma, Milano, Electa, 1982. Warhol admirait Chirico qu’il avait rencontré en 1972. Pour cette exposition qui comportait des dessins et des sérigraphies, il s’est inspiré de remakes que l’Italien avait réalisés entre 1950 et 1962. Dans son entretien avec Oliva, il déclara : <span style="font-style:italic;">« J’aime son travail et l’idée qu’il a répété les mêmes peintures encore et encore »</span>. Bien sûr, l’intraitable Chirico, qui avait notamment intenté un procès aux organisateurs de la Biennale de Venise de 1948 pour avoir exposé un faux, ne put réagir à ces détournements pop qu’il aurait sûrement jugé vulgaires : il était décédé depuis quatre ans…carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-52931036444178191142009-03-15T00:18:00.000-07:002009-03-15T01:14:48.162-07:00voyage à syracuse<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgS69zloBmsiDvKDB8g60_Y-fgXXhE2IKwGe2et6P56MxljB-aY_FNHtpvtalhsVjttT586dnmQW-YkLXr4l0Ayi87GruELyyENTQuTHtyk3fJnqFulvKVsZnotn2_NJtTrR8cLvZiueV8/s1600-h/Voyage-Publie.net.png"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 304px; height: 400px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgS69zloBmsiDvKDB8g60_Y-fgXXhE2IKwGe2et6P56MxljB-aY_FNHtpvtalhsVjttT586dnmQW-YkLXr4l0Ayi87GruELyyENTQuTHtyk3fJnqFulvKVsZnotn2_NJtTrR8cLvZiueV8/s400/Voyage-Publie.net.png" border="0" alt="" id="BLOGGER_PHOTO_ID_5313311488069167554" /></a><div><br /><br /><span style="font-style:italic;">Dans la dernière semaine de décembre 1999, tandis que les rumeurs de bug informatique envahissaient Paris, un jeune professeur de français, Charles Ornan, décida de passer quelques jours dans la ville de Nancy pour mener une recherche à la Bibliothèque Stanislas, grâce à une lettre de recommandation de Madame Gloria Cerpe. Dès le premier jour, il explora le fonds encyclopédique et spécialisé, à la recherche d’inédits. La bibliothèque comportait plus de 30000 ouvrages et devait fêter son 250e anniversaire en 2000. Il savait qu’il lui serait impossible de tout lire. Il savait qu’en une vie de chercheur, il aurait tout juste le temps de feuilleter négligemment 20 ouvrages par jour pendant les 35 semaines ouvrables des 41 années de sa mission publique, soit 31.500 livres. Jetant son dévolu sur le fonds Buvard, Ornan tomba sur un mince cahier intitulé Le Voyage à Syracuse -par un certain F.P.- qui lui était absolument inconnu et dont certaines pages étaient couvertes de signes kabbalistiques inscrits dans les marges. À d’autres endroits, des groupes entiers de pages étaient cornés...</span><br /><br />La suite sur publie.net<br />http://www.publie.net/tnc/spip.php?article217</div> (voir rubrique liens)carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-26488839513451512072009-02-22T21:43:00.000-08:002011-02-12T02:57:51.350-08:00wim delvoye<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj_TLxyBkeDRklAnujSKr0lWnIcZPPBq0rzZ1R9PKYVsbaurKnQb2lG0KH60QmKPCnPPOOYK8FFftsulFvprkpVhkT3nEoWAHpSQ9BZhDHxXOKXMXbIgUj6AybojE8AW82tg41abvHC2Vo/s1600-h/Delvoye-D11.jpg"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 400px; height: 258px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj_TLxyBkeDRklAnujSKr0lWnIcZPPBq0rzZ1R9PKYVsbaurKnQb2lG0KH60QmKPCnPPOOYK8FFftsulFvprkpVhkT3nEoWAHpSQ9BZhDHxXOKXMXbIgUj6AybojE8AW82tg41abvHC2Vo/s400/Delvoye-D11.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5305878877584403842" /></a><br />Wim Delvoye, Esquisse préparatoire pour <span style="font-style:italic;">D11</span>, 2007<br /><br />"Monter/démonter, Wim Delvoye et l’art des cathédrale", publié dans <span style="font-style:italic;">L’Art de l’assemblage. Relectures</span>. Actes du colloque organisé à l’INHA le 28 et 29 mars 2008, sous la direction de Stéphanie Jamet-Chavigny et Françoise Levaillant, Presses universitaires de Rennes, janvier 2011, p. 203-211.<br /><br />Wim Delvoye a ceci de particulier qu’il agace par ses images fortes mais répétitives, qu’il irrite par ses constructions insolites mais parfaites. Il est de ceux qui prennent le contre-pied de l’avant-garde, tout en revendiquant l’héritage de Marcel Duchamp, Man Ray, Francis Picabia, Andy Warhol et…Léonard de Vinci. Non sans humour, il annonçait récemment la venue du « super artiste ». Qu’est-ce à dire ? Il s’en est expliqué lors d’une interview (1) pour la Fondation Musée Grand-duc Jean, au Luxembourg : Le super artiste a la capacité « de pouvoir s’organiser seul pour s’affranchir de toute contrainte et ne pas être tributaire du circuit artistique ». Après le règne des critiques d’art, après le règne des commissaires d’exposition, voici venu celui du super-artiste ! Rapportée aux déclarations sur l’« impuissance » (2) de l’art belge et ses propres « efforts pour n’arriver à rien » (3) qui datent respectivement de 1995 et 2005, cette annonce a de quoi surprendre. L’artiste aurait-il perdu de sa modestie, ou s’agit-il d’un des pièges conceptuels qu’il aime nous tendre ?<br /><br />On pourrait dire de Wim Delvoye qu’il est le roi de l’assemblage (« action de fixer ensemble des éléments pour former un tout, un objet ») et du montage d’idée parfaitement ajusté. Bien qu’il se réfère à Warhol et au modèle de l’artiste entrepreneur plus qu’aux collages et objets de Claes Oldenburg, une certaine parenté peut être mise en avant. Avec ses bâtons de rouge à lèvres géants qui faisaient office de sculptures monumentales sur la place de Piccadilly (<span style="font-style:italic;">Lipsticks in Piccadilly Circus</span>, 1966), Oldenburg procédait au rapprochement de deux réalités éloignées. Il créait une image impossible, un assemblage loufoque. Le choc perceptif résultait du surdimensionnement. La rupture d’échelle induisait aussi le « débordement » au sens psychologique, érotique et physique du terme. Trois années plus tard, l’érection de la sculpture <span style="font-style:italic;">Lipstick (ascending) on caterpillar tracks</span> sur le campus de l’Université de Yale, en pleine contestation de la guerre du Vietnam, ne fit pas l’unanimité : l’assemblage de ce tube de rouge à lèvre de sept mètres de haut sur un engin chenillé de cinq mètres de long était un acte de provocation antimilitariste assumé (4). En combinant d’un côté symbole phallique, machinisme militariste, et de l’autre, maquillage féminin, l’objet se voulait aussi dérisoire que menaçant. En 2007, le <span style="font-style:italic;">D11</span> de Wim Delvoye permet de saisir certaines contiguïtés et de pointer des différences. Cette vue en perspective d’un modèle réduit de bulldozer pourrait être comparée à l’élévation d’Oldenburg pour son <span style="font-style:italic;">Lipstick</span> géant. Le bulldozer est une cathédrale gothique. La cathédrale gothique est un bulldozer. C’est une image forte et incongrue qui repose aussi sur le rapprochement de deux réalités éloignées (machine et palais épiscopal, mouvement et immobilité, matière et spiritualité). Comme on le sait, il s’agit d’un principe surréaliste qui fut théorisé par André Breton dans son <span style="font-style:italic;">Manifeste</span> de 1924, en réaction à un article de Paul Reverdy sur <span style="font-style:italic;">L’Image</span> (5). Une fois acquis ce principe de rapprochement et de transfert de sens, on surprend Wim Delvoye à filer la métaphore : <span style="font-style:italic;">Cement truck</span> (2003) est un modèle réduit de camion à bétonnière dont la hauteur (moins d’un mètre) est pulvérisée par <span style="font-style:italic;">Dump truck</span> (2006) qui a les proportions d’un camion réel, à l’instar du <span style="font-style:italic;">Caterpillar</span> de bois et métal, qui, comble d’ironie, fut exposé en 2001 dans une église gothique ! Delvoye est finalement moins intéressé par l’agrandissement et le surdimensionnement, technique pop que l’on rencontre également dans les peintures de Tom Wesselmann, que par la confection d’ assemblages métalliques qui viennent se substituer aux vrais objets, à l’échelle 1. <br /><br />Il en va de même pour les modèles réduits de cathédrales gothiques de la série <span style="font-style:italic;">Chapel</span> dont Delvoye est en quelque sorte le maître d’œuvre puisque leur réalisation (en tout point impeccable) est confiée à des artisans spécialisés. Ces ouvrages, à propos desquels l’artiste me disait s’être intéressé à la Sainte-Chapelle de Paris ainsi qu’aux vitraux de la cathédrale de Chartres, ressemblent à de la dentelle gothique en inox ! L’aspect industriel, la brillance et le côté flambant neuf sont, bien sûr, aux antipodes des vieilles pierres du gothique flamboyant. Les vitraux de ces maquettes, eux aussi, ne manquent pas de surprendre par le caractère brutaliste de leur imagerie obtenue aux rayons X : leur unique sujet est le corps de l’homme et du cochon : intestin, copulation, zoophilie pour l’essentiel. Accentuant toujours plus ce télescopage mental entre le visible et l’invisible, Delvoye a transformé une aile de la Fondation Musée Grand duc Jean au Luxembourg en environnement gothique, où le visiteur entre et circule à sa guise. Le fort décalage que génère cet assemblage d’inox et de verre au cœur de l’architecture moderne de Ieoh Ming Pei, n’est pas le moindre des paradoxes. L’œuvre ne peut laisser indifférent, elle force la réflexion sur le corps et l’âme, la pureté et l’impureté, la religion et l’abjection. Elle amène à réfléchir, avec Pierre Sterckz, sur le fait que « l’art qui survit aujourd’hui à l’effondrement du christianisme s’est muséalement sanctifié comme une religion laïque » (6). D’ailleurs, ne parle-t-on pas communément des chapelles de l’art contemporain ? Malgré les déflagrations conceptuelles qu’il provoque et les références possibles à Antonin Artaud, Georges Bataille ou Francis Picabia passés maîtres dans l’art de l’irrévérence et de la provocation iconoclaste, la dimension contestataire n’est pourtant pas la visée première de Delvoye. Son œuvre ne délivre pas de message politique (7). Il s’agit pour lui de défier les collectionneurs, l’art et le système, tout en créant ce qu’il appelle « une économie symbolique parallèle » (8) qui révèle et exacerbe les contradictions du marché de l’art. L’aboutissement le plus délirant de ce mode de pensée est l’introduction en bourse de sa Société Cloaca (qui produit des machines à merdes) dont l’une des réalisations fut présentée à Düsseldorf en 2002, avec à l’arrière-plan les douze vitraux de la série Chapel. Pour beaucoup de critiques ou d’amateurs éclairés, un seuil fut franchi lors de cette exposition inconvenante, qui fut pourtant précédée par la création de céramiques décoratives à motifs d’étrons.<br />On pourrait parler d’une mise en abyme du divin et du maudit, de la consécration et de la souillure. Les productions de la <span style="font-style:italic;">Cloaqua</span> sont intouchables, les vitraux qui devraient introduire du spirituel, ne cachent que souillure et impureté. Wim Delvoye pointe ce que Roger Caillois avait nommé « l’ambiguïté du sacré » (9) : ce sont « les mêmes interdits qui préservent de la souillure, isolent la sainteté et protègent de son contact ». C’est à la fois pur et impur, attirant et repoussant.<br /><br />La création d’images efficaces et photogéniques comme une bonne affiche, l’intérêt pour le décoratif et un certaine attirance pour le « bien fait » (même lorsqu’il s’agit d’étrons) constituent des motivations essentielles pour Delvoye qui revendique le statut d’ « artiste visuel » (10). Il n’est pas sans importance qu’il se qualifie de « faiseur d’images », de créateur d’objets qui deviennent des « icônes » (11) et non de collagiste, d’assembleur ou de sculpteur. Mixer l’image d’« objets démocratiques, plébéiens, prolétariens » (12) avec d’autres images empruntées à l’histoire de l’art occidental, cela revient à renvoyer, comme au jeu de « ping pong » (13), les dichotomies entre le bon et le mauvais goût, entre la culture populaire et la « haute culture ». La notion d’ « émulsion » (14) revendiquée par l’artiste dit bien ce qui est en question : les codes en présence ne se mélangent pas, ils co-existent en créant ce que Pierre Sterckz appelle un « troisième terme » ni clair, ni obscur car « tout y est lisible et visible, mais rien ne s’y soumet au sens traditionnel des usagers des signes et des choses » (15). Ce troisième terme, peut être observé dans <span style="font-style:italic;">Saint-Stéphanus I</span> en 1990. Que voit-on ? Un vitrail représentant un prélat en habit, qui s’inscrit dans une construction en ogive, avec ses arcs brisés caractéristiques du style gothique. Dans un deuxième temps, on remarque la profondeur de l’objet et le damier rouge sur la structure en acier qui évoque une cage de gardien de but. Le prélat -qui fait penser aux moines que l’on voit sur certaines bières d’abbaye belges- est un gardien de but dans une cage (de handball) en verre. Sa mission sacrée, qui suscite un véritable culte et même l’ idolâtrie du public (pensons à l’équipe de footballeurs de Saint-Étienne), consiste à empêcher le ballon d’entrer ! <br />En s’extrayant de la logique binaire, Wim Delvoye nous donne à voir « deux images en même temps » (16), un peu comme Man Ray avec son <span style="font-style:italic;">Cadeau</span> de 1921 (un fer à repasser hérissé de clous) ou René Magritte avec <span style="font-style:italic;">Les vacances de Hegel</span> (une peinture représentant un verre rempli d’eau posé au sommet d’un parapluie ouvert). Il s’agit bien de créer des courts-circuits par assemblage de concepts, en se jouant de la dialectique hégélienne (thèse-antithèse-synthèse). <br />Lors de notre récent entretien, Wim Delvoye revendiquait l’héritage de Picabia, Duchamp, Man Ray et Manzoni, mais pas celui de Magritte. Oubli ? omission ? imprégnation plutôt, comme on le comprend à travers cette déclaration faite à Geneviève Breerette en 2005 : « Dans la culture belge, j’aime bien le coté surréaliste. Il fait partie du paysage. Si on vit ici, on en est imprégné et on n’a pas besoin d’avoir Magritte comme vrai papa » (17). Pierre Sterckz, quant à lui, souligne « la nature duelle des travaux de Delvoye, qu’ils soient kitsch, scatologiques ou magrittiens ». Dans sa récente publication sur <span style="font-style:italic;">Le surréalisme en Belgique</span> (18), Xavier Cannone consacre sa conclusion aux artistes « héritiers de Magritte » et évoque « l’ironie en coup de poing » de Delvoye. Le Magritte insolite qui peignait<span style="font-style:italic;"> Les vacances de Hegel</span>, et avant cela <span style="font-style:italic;">Le montagnard</span>, pendant la période troublée et scabreuse des expérimentations « vache » est donc forcément présent à l’esprit de Delvoye, qui, comme Marcel Broodthaers « est belge, se trouve de par sa culture métissée, aux carrefours de la littérature et des medias, là où des zones d’indiscernabilité font surgir l’animalité, entre chien et loup, entre culture d’élite et culture populaire. » (19)<br /><br />C’est certain, l’animalité, « le devenir cochon » mais aussi une certaine fascination pour Walt Disney ne doivent pas être négligés lorsqu’on parle de Wim Delvoye. Obsédé par l’imagerie populaire et religieuse, l’artiste tatoue des Christs en croix, mais aussi des Cendrillon ou des Mickey sur la peau des porcs qu’il élève dans sa ferme en Chine. Le mélange des deux thématiques a produit, en 2000, un très iconoclaste dessin de <span style="font-style:italic;">Crucifixion</span> que je serais tentée de rapprocher de la <span style="font-style:italic;">Femme en croix</span> de Picabia en 1925, qui représente une <span style="font-style:italic;">Espagnole</span> presque nue, l’un des thèmes érotiques et folkloriques favoris de l’artiste. De la même façon, les grands esprits sacrilèges se rencontrant, on peut établir une corrélation avec un collage plutôt caustique de Claes Oldenburg en 1966 : <span style="font-style:italic;">Drainpipe/crucifix</span>, où le Christ en souffrance est crucifié sur un tuyau d’écoulement ! Il s’agit d’un avant-projet pour une autre proposition monumentale de l’artiste américain qui aurait dû prendre corps à Coronation Park, à Toronto, mais qui, cela va sans dire, ne fut jamais réalisé, même dans sa version expurgée ! Tout cela n’est pas sans évoquer les sculptures récentes de Wim Delvoye où le corps du Christ s’enroule à l’intérieur ou à l’extérieur de la croix. Malgré leur charge explosive, qu’il ne faudrait pas, selon Pierre Sterckz, assimiler à des profanations : « Mettre Jésus en boucle topologique, c’est tenter de le représenter comme à la fois corps pur et âme pure. C’est montrer un Christ qui advient et revient selon toutes les dimensions du temps(…) ». Filant la métaphore, Sterckz évoque même un drôle de Christ-Möbius : « C’est la croix enfin incarnée en son éternel retour, la croix devenue résurrection logique. Ou encore, le Christ débarrassé du mythe du progrès humain dont on avait chargé ses épaules et redevenu la force primitive cyclique qu’il détenait » (20). De là à parler de figuration de l’éternel retour nietzschéen, il n’y avait qu’un pas que l’historien franchit également ! Pourtant, si on s’attache strictement à décrypter ce que le « faiseur d’images » nous donne à voir, on peut arriver à une toute autre conclusion : les distorsions que Wim Delvoye inflige au Christ, qui s’enroule comme un tortillon effilé ou comme un gâteau d’apéritif autour d’une croix elle-même spiralée, les déformations monstrueuses des jambes et des bras particulièrement dans <span style="font-style:italic;">Ring Jesus inside</span>, tout cela ne plaide pas en faveur d’un art respectueux de la religion catholique ! D’ailleurs, si l’on compare <span style="font-style:italic;">Ring Jesus outside</span> avec les anneaux qui existent vraiment dans la bijouterie religieuse, force est de constater que l’agrandissement du corps du Christ, sorte de géant coincé dans un ridicule petit anneau, est encore à l’origine du choc visuel. À nouveau, le jeu d’échelle est essentiel, qui transforme ces bagues en œuvres monumentales. Que ces « icônes » soient en même temps iconoclastes au sens premier de « briseur d’images » (eikonoklastês), cela ne fait pas de doute ; qu’elles soient nietzschéennes semble beaucoup plus incertain, et ce, d’autant que l’artiste n’évoque pas cette source philosophique pour ces travaux, contrairement, par exemple, à Thomas Hirschhorn. <br /><br />Faudrait-il, pour conclure, se livrer à des considérations générales sur les « représentations typiques de la conscience contemporaine d’aujourd’hui, désespoir de la <span style="font-style:italic;">condition humaine</span>, qui se replie sur une interrogation constante et répétée du corps, de son enveloppe et de son contenu » (21). Faudrait-il verser le cas Delvoye au crédit de la thèse accablante de Catherine Grenier dans les dernières pages de <span style="font-style:italic;">Dépression et subversion</span> (22) : <br />« Au début du XX° siècle, la mort de Dieu a pour vis-à-vis la menace pesant sur la perpétuation de l’art lui-même. La dépression s’offre alors comme le modèle d’une assomption de la fin de l’art, un art placé dans la perspective eschatologique d’un dépassement de sa propre fin. Un dépassement qui s’appellera transgression, subversion, radicalité, ces termes qui émaillent toute l’histoire et la pensée des avant-gardes. »<br />Je préfère penser, avec Roger Caillois, qu’il existe une polarité du sacré où s’opposent le pur et l’impur, le respectable et l’abject. Comme l’ont montré par exemple Hugo Ball au Cabaret Voltaire et Picabia à la galerie Léonce Rosenberg, sacré et profane sont imbriqués dans la création artistique. Dans les assemblages et démontages conceptuels de Delvoye, avant-garde et anti-art, spiritualité et bas matérialisme, forces vives de destruction et de création sont constamment mêlées, sans que l’on puisse jamais limiter l’art à l’expression du désespoir, de l’impuissance, de la dépression ou de la mort.<br /><br />(1) Isabelle de Baets et Hendrik Tratsaert , « L’hygiène du message et le virus de la forme ou de l’art en tant qu’instrument de lutte sociale chez Wim Delvoye », interview avec Wim Delvoye, <span style="font-style:italic;">Almanach</span>, Luxembourg, Musée d’art moderne Grand Duc Jean, 2004, p. 147-149.<br />(2) « Wim Delvoye, Entretien avec Nestor Perkal », <span style="font-style:italic;">Wim Delvoye</span>, Craft, Musée départemental de Rochechouart, 1995, p. 28.<br />(3) Wim Delvoye, « Je cherche à donner une cotation à l’art », propos recueillis par Geneviève Breerette, <span style="font-style:italic;">Le Monde</span>, 26 août 2005.<br />(4) Barbara Rose, <span style="font-style:italic;">Claes Oldenburg</span>, New York, MOMA, 1970, p. 108-114.<br />(5) André Breton citait le début de l’article de Paul Reverdy sur « L’image » paru dans Nord-Sud n°13, en mars 1918 : « L’image <br />Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. <br />Plus les rapports des deux réalités rapprochés seront lointains et juste, plus l’image sera forte –plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. »<br />(6) Pierre Sterckz, <span style="font-style:italic;">Le devenir cochon de Wim Delvoye</span>, Bruxelles, La lettre volée, 2006, p. 79. <br />(7) « Mon travail n’a pas changé et je ne veux pas changer mon travail. Parce que j’ai toujours eu cette modestie ethnique et je n’ai jamais eu un message politique. Les gens se demandent encore : « Il est contre ou il est pour ? ». Ils ne le savent pas. Par exemple : le football c’est vraiment célébrer les masses ? On ne comprend pas si je critique ou pas, si je suis pour ou contre.», voir « Wim Delvoye, Entretien avec Nestor Perkal », op. cit., p. 29. Voir aussi la réponse à Geneviève Breerette qui demandait à l’artiste s’il cherchait à « démonter les mécanismes du capitalisme » : « Oui, oui, montrer le système. Je ne suis pas vraiment contre, c’est plutôt ironique. Je me moque. Je suis sans parti pris. Je suis belge, je suis flamand. Je n’ai rien à gagner à prendre part. Je n’ai pas d’opinion. » <br />(8) Isabelle de Baets et Hendrik Tratsaert , « L’hygiène du message et le virus de la forme ou de l’art en tant qu’instrument de lutte sociale chez Wim Delvoye », op. cit. p. 147-149.<br />(9) Roger Caillois, <span style="font-style:italic;">L’homme et le sacré</span>, (1° édition, 1939), Paris, Gallimard, 1950, <br />p. 79.<br />(10) Wim Delvoye, « Je cherche à donner une cotation à l’art », op. cit.<br />(11) « Wim Delvoye, Entretien avec Nestor Perkal », op. cit., p. 26.<br />(12) Wim Delvoye, « Je cherche à donner une cotation à l’art », op. cit.<br />(13) « Wim Delvoye, Entretien avec Nestor Perkal », op. cit., p. 29.<br />(14) D’après le Petit Robert, « mélange hétérogène de deux liquides non miscibles », terme évoqué par Wim Delvoye dès le début de son « Entretien avec Nestor Perkal », op. cit., p. 23.<br />(15) Pierre Sterckz, <span style="font-style:italic;">Le devenir cochon de Wim Delvoye</span>, op. cit., p. 51.<br />(16) Pierre Sterckz, <span style="font-style:italic;">Le devenir cochon de Wim Delvoye</span>, op. cit., p. 18.<br />(17) Wim Delvoye, « Je cherche à donner une cotation à l’art », op. cit.<br />(18) Xavier Canonne, <span style="font-style:italic;">Le surréalisme en Belgique</span>, Actes Sud, 2007, p. 314.<br />(19) Pierre Sterckz, <span style="font-style:italic;">Le devenir cochon de Wim Delvoye</span>, op. cit., p. 37. <br />(20) Pierre Sterckz, <span style="font-style:italic;">Le devenir cochon de Wim Delvoye</span>, op. cit., p. 124-125.<br />(21) Jean-Hubert Martin, <span style="font-style:italic;">« Au laboratoire du corps », Scatalogue</span>, Musée d’art contemporain de Lyon, 2003, p.9.<br />(22) Catherine Grenier, <span style="font-style:italic;">Dépression et subversion, les racines de l’avant-garde</span>, Paris, Éditions du Centre Pompidou, p. 128-129.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-32315821685740719062009-02-21T03:45:00.000-08:002010-02-15T01:33:35.469-08:00surréaliste et merveilleux<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgJC6VajSditsRDevaAukRYicecNlRtLiGVgk3Chl9RAaDBxophIVHOBRnhrhJQtnnWEXUHVmInozbBg_tztnSjWhotd0gvC_hu3kkl76nIPjMxBVEro4Immp1hpEpqRgVLSIsNDI0kWAQ/s1600-h/Hommemerveilleux001.jpg"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 287px; height: 400px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgJC6VajSditsRDevaAukRYicecNlRtLiGVgk3Chl9RAaDBxophIVHOBRnhrhJQtnnWEXUHVmInozbBg_tztnSjWhotd0gvC_hu3kkl76nIPjMxBVEro4Immp1hpEpqRgVLSIsNDI0kWAQ/s400/Hommemerveilleux001.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5305220260906756434" /></a><br /><br />"Surréaliste et merveilleux jusqu'à un certain point...". Publié dans le catalogue de l'exposition <span style="font-style:italic;">L'homme merveilleux</span>, Château de Malbrouck, Manderen, mars 2008.<br /><br /><br /><span style="font-style:italic;">"Le merveilleux est toujours beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau". André Breton</span><br /><br />Voilà, semble-t-il, une vérité qui ne se discute pas : le merveilleux est beau. Et pourtant ! Quelle est cette bonne blague qui sonne comme une péroraison ou un aphorisme asséné à coup de marteau ? Quel tour facétieux André Breton et Paul Eluard nous ont-ils joué en inscrivant cette définition dans leur <span style="font-style:italic;">Dictionnaire abrégé du surréalisme</span> en 1938 ? Après tout, le merveilleux est-il toujours beau ? Et si cette affirmation était avérée, le laid rimerait-il forcément avec l’horrible ? Plus de quatre-vingt ans après la publication du premier <span style="font-style:italic;">Manifeste du surréalisme</span>, qu’en est-il du merveilleux aujourd’hui ?<br /><br />MANNEQUIN ET RUINES<br />La force d’une telle assertion s’explique à la lecture des premières pages du Manifeste de 1924 : il y est question de « faire justice de la haine du merveilleux qui sévit chez certains hommes, de ce ridicule sous lequel ils veulent le faire tomber ». Ainsi, André Breton entendait-il brandir l’étendard du merveilleux contre le goût dominant de son époque. Il en faisait une arme de guerre pour imposer la « surréalité », « réalité absolue » où le rêve et la réalité ne sont plus des états contradictoires. Entre les mains des surréalistes, le merveilleux n’était plus un concept suranné ni puéril, mais une « révélation » :<br /><br />« Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques ; il participe obscurément d’une sorte de révélation générale dont le détail seul nous parvient : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne ou tout autre symbole propre à remuer la sensibilité humaine durant un temps. » (1)<br /><br />Le merveilleux est un stimulant, une secousse émotive qui nous sort de nous-mêmes pour nous laisser entrevoir un monde plus vaste, un monde onirique qui nous était caché. Le merveilleux émane de deux symboles foncièrement idéalistes et non dénués de mélancolie, qui expriment fortement l’intérêt de Breton pour l’art du passé : les ruines et le mannequin. Les ruines, expression de la nostalgie d’un âge d’or à jamais perdu, vision du sublime plus que du merveilleux, ce pourrait être celles des dessins de Piranèse, des peintures d’Hubert Robert, de Pierre Henri de Valenciennes ou des aquarelles de Caspar David Friedrich. Les mannequins, ce pourrait être les êtres désarticulés qui envahissent les collages de Max Ernst, les peintures de Giorgio de Chirico ou de Carlo Carrà. Ils font penser aux marionnettes du monde romantique allemand qui, selon Bernhild Boie (2), trouvent un prolongement dans les poupées d’Hans Bellmer. De toute évidence, un souffle romantique anime ce dangereux “partage du sensible” auquel les surréalistes nous convient. <br /><br />MASQUES ET MAROTTES<br />L’automate, l’épouvantail, le mannequin sont indissociables du thème du double. Lorsqu’elle revêt des masques et se travestit en idole païenne ou en poupée à message (3), unique sujet de ses autoportraits photographiques, Claude Cahun, nièce de l’écrivain Marcel Schwob, exprime cette profonde ambiguïté. Mélancolie, dédoublement et processus de fragmentation romantique de la personnalité à travers différents rôles vont de paire avec la fascination pour l’homme vide, dans les ruines. Le trouble naît d’une perte et même d’un deuil : la ruine n’est plus que le vestige imparfait du passé ; le mannequin n’est qu’une enveloppe vide à l’allure plus ou moins philosophique, à l’image des personnages qui hantent les peintures métaphysiques. Giorgio de Chirico est sans doute le peintre qui a le mieux exprimé cette vacance de l’être. Son <span style="font-style:italic;">Grand métaphysicien</span> domine la place d’une ville désertée, mais ce n’est qu’une statue antique anachronique juchée sur un promontoire bancal. Tout aussi vides, <span style="font-style:italic;">Les masques</span> de 1917 dissimulent des mannequins creux, dédoublés, claustrés dans une salle remplie d’équerres : ce ne sont que des parodies d’humains. On sait, de l’aveu même du peintre, que l’impact de la philosophie allemande sur son approche du « non-sens » ne fut pas négligeable : « L’art a été libéré par les philosophes modernes et par les poètes […] Ce furent Schopenhauer et Nietzsche qui enseignèrent les premiers quelle profonde signification a le non-sens de la vie. Il enseignèrent aussi comment ce non-sens pouvait être traduit en art. » (4) L’univers poétique de Giorgio de Chirico -qui fascina tant les surréalistes- est un monde délaissé par Dieu et par l’homme lui-même. « Le vide effrayant qu’on découvre est d’une beauté comparable à celle calme et inanimée de la matière », écrivait-il (5).<br /><br />ÉROS ET THANATOS<br />Pour réhabiliter le merveilleux, Breton évoquait aussi, dans son <span style="font-style:italic;">Manifeste</span>, le plaisir extrême que procure l’univers des contes de fée et notamment la lecture de <span style="font-style:italic;">Peau d’âne</span>. Ces symboles sont animés d’une double force étrangement contradictoire. Comme la belle et la bête de <span style="font-style:italic;">Peau d’âne</span>, le mannequin et la poupée expriment une tension, un tiraillement entre grotesque et mélancolie, entre Éros et Thanatos, entre les forces dionysiaques et apolliniennes (6). <br />Dans la peinture de Francis Picabia, autre fervent lecteur de Nietzsche (7), le masque de carnaval caricature les traits des personnages en faisant saillir un nez pointu, en exagérant une moue. Le masque, c’est aussi le déguisement dont se pare la mort. Malmenant le thème moraliste de la Vanité, Picabia a repeint son <span style="font-style:italic;">Portrait d’un docteur</span> qui représentait initialement un homme chauve, vêtu d’une chemise blanche, pointant de son index un crâne de mort. Dans la version retouchée, le visage a disparu sous un masque, la tête a été coiffée d’un bonnet de fou rose et bleu et recouverte de différents signes organiques ou kabbalistiques ! Dès 1927, Picabia s’était fait connaître des amateurs surréalistes en créant d’autres bouffonneries dionysiaques : des <span style="font-style:italic;">Monstres</span> furieusement enlacés et visiblement peu gênés par leurs contours démultipliés et leurs longs nez de carnaval, des êtres albinos mouchetés, des femmes aguichantes pourvues d’ailes de bombyx du mûrier, de machaon et autres papillons diurnes et nocturnes… <br /><br />BURLESQUE ET MAUVAIS GOÛT<br />Ce balancement entre comique et tragique, cette tension au cœur du merveilleux sont exprimés dans le <span style="font-style:italic;">Manifeste</span> de 1924 : « Dans ces cadres qui nous font sourire, pourtant se peint toujours l’irrémédiable inquiétude humaine. » (8) Pour développer cette idée, André Breton cite la littérature fantastique et s’approprie la légende de La <span style="font-style:italic;">Nonne sanglante</span> qui inspira notamment Mathew Gregory Lewis et Charles Nodier. Tout en revendiquant l’intrigue de ce roman noir, Breton lance une nouvelle provocation : « Dans le mauvais goût de mon époque, je m’efforce d’aller plus loin qu’aucun autre. » De quoi s’agit-il ? Il imagine posséder un château (La nonne sanglante est un spectre qui hante un château) où « l’esprit de démoralisation » aurait élu domicile, en même temps que certains de ses amis (Aragon, Soupault, Eluard) et… quelques jolies femmes ! La quête amoureuse poussée jusqu’aux limites de la folie et du macabre, a toujours été un leitmotiv surréaliste. Après tout, Nadja était le récit de la rencontre romanesque de Breton avec une femme d’exception, mais c’était aussi l’histoire d’un internement. De même, on ne regarde plus les dessins érotiques d’Hans Bellmer de la même façon lorsque l’on a lu <span style="font-style:italic;">Sombre printemps</span>, la poignante autobiographie d’Unica Zürn, sa compagne et modèle... À travers les figurations de Roberte, Pierre Klossowski a mis en scène les fantasmes inhérents à ces jeux de traques pervers, aux allures sacrificielles. Avec l’humour et la distance qui le caractérisait, Man Ray (qui fut l’auteur de véritables films et photos pornographiques) a su donner une interprétation à la fois moderne et burlesque de cette parabole romantique. Son film <span style="font-style:italic;">Les mystères du Château de dé</span> tourné en 1929 dans la propriété des Noailles à Hyères montre, au terme d’un périple automobile, l’architecture cubiste de Robert Mallet-Stevens, et les facéties de deux couples cagoulés qui se livrent frénétiquement à différentes activités… sportives (gymnastique et natation) dans ce haut lieu du modernisme. Commanditaires du film, le vicomte et la vicomtesse de Noailles pourraient bien se dissimuler derrière les masques du couple qui interroge d’énormes dés pour décider de son avenir, et qui, pour finir, se transforme en statue ! Bien que les Noailles n’y aient vu aucune malice, ces visages effacés derrière leur mince protection de tissu font penser aux <span style="font-style:italic;">Amants</span> que René Magritte peignit en 1928. Ils donnent une vision assez édulcorée du couple hétérosexuel et de l’amour ! À une époque où le culte du beau corps bien fait prenait son essor, ce film dissimulait, sous son caractère bon enfant, une profonde satire des mœurs hygiénistes. <br />La même année, Picabia rédigea le scénario amoral de <span style="font-style:italic;">La Loi d’accommodation chez les borgnes</span> où il revendiquait le triomphe de la « folie furieuse », dénuée de « but ». La Loi est l'histoire d'un crime commis par un cul-de-jatte : il assassine un milliardaire américain qui s'apprêtait à offrir une rivière de diamants à une jeune manucure, puis il produit un faux témoignage qui mène à la condamnation à mort d’un peintre et d’un policier, également épris de la jeune femme. En définitive, le malfaiteur, disgracieux, menteur et criminel, triomphe de ses rivaux, s’enrichit et épouse l’héroïne ! Dans ce projet, les célibataires étaient réversibles comme des cartes à jouer. Le scénario était axé sur les rivalités masculines, le sport, l’argent et la religion. Les incessants changements d’identité –que les surréalistes avaient appréciés naguère dans les divers épisodes de <span style="font-style:italic;">Fantômas</span>- devaient être facilités par les truquages cinématographiques, avec une loufoquerie proche des créations de Georges Méliès et du cinéma burlesque. <br />Survenant quelques mois avant <span style="font-style:italic;">Un chien andalou</span>, le projet de Picabia fut éclipsé par le scandale que provoqua la projection parisienne du film de Bunuel et Dali, dont les époux Noailles étaient les commanditaires et les mécènes. Le mauvais goût que Breton appelait de ses voeux (celui qui provoque le rejet et la censure) était le moteur de passages sulfureux tels que celui de la superposition de l’œil incisé au rasoir et du cliché romantique de la lune ou des deux ecclésiastiques accrochés à deux pianos ensanglantés... Le film de Bunuel et Dali dépassait indéniablement le stade du « permis » pour se heurter au « défendu » (9)… En flirtant avec le territoire interdit des désirs les plus secrets, le film fascina André Breton sans doute aussi parce qu’il exprimait la violence du désir physique masculin, désir incarné à l’écran par Pierre Batcheff qui se suicida le dernier jour du tournage (10)… Aux yeux de Breton, le cinéma, « seul mystère absolument moderne » valait pour son « pouvoir de dépaysement » ; « la merveille » résidait dans le fait de s’abstraire de sa propre vie et de se laisser glisser dans la fiction (11).<br /><br />POÈMES-OBJETS<br />Avec les objets aussi, le surréaliste partait à la conquête du “point critique” qui unissait la veille au sommeil. En proposant, dès 1924, la fabrication et la mise en circulation d’objets apparus en rêve, Breton cherchait toujours à atteindre ce fameux point de l’esprit où l’imagination est reine. Alors que Ducasse et Rimbaud avaient provoqué un « bouleversement total de la sensibilité : mise en déroute de toutes les habitudes rationnelles, éclipse du bien et du mal, réserves expresses sur le cogito, découverte du merveilleux quotidien » (12), les « poèmes-objets » de Breton et les objets de Giacometti, Max Ernst, Valentine Hugo, Dali… répondaient à la nécessité de fonder une véritable « physique de la poésie » (13). En 1923 déjà, Man Ray anticipait cette requête en créant <span style="font-style:italic;">De quoi écrire un poème</span>, collage sur un carton ondulé de différents papiers, d’une ficelle et d’une plume d’oie placés dans un cadre de bois. L’inspiration n’était plus à chercher au-delà de l’homme, mais dans le quotidien, ici et maintenant, comme ces « poèmes-conversations » que Guillaume Apollinaire traquait dans le bus ou dans les cafés, comme ces bribes de journaux que Tzara préconisait de découper pour composer au hasard un poème dadaïste. En 1924, la conception surréaliste de la poésie reposait toujours sur le collage et l’assemblage, elle n’était pas foncièrement éloignée de ces prémisses cubistes et dadaïstes :<br /><br />« Les papiers collés de Braque et Picasso ont même valeur que l’introduction d’un lieu commun dans un développement littéraire du style le plus châtié. Il est même permis d’intituler POÈME ce qu’on obtient par l’assemblage aussi gratuit que possible (…) de titres et de fragments de titres découpés dans les journaux. » (14)<br /><br />Pour Breton, l’image surréaliste « la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé. » (15) Le merveilleux est donc à la portée de celui qui accepte l’apparente gratuité et même l’aspect risible de certaines analogies : « Dans la forêt incendiée, les lions étaient frais » (Roger Vitrac). Il apparaît à l’esprit qui accepte d’être déconcerté. Traquer le merveilleux, c’est aller au-delà de la contradiction. Cette chasse déconcertante trouve son terreau dans un horizon d’attente plus ou moins mystique (rue Fontaine, les surréalistes faisaient tourner les tables ; plus tard Breton a laissé entendre que les recherches surréalistes étaient proches des recherches alchimiques), étayé par des méthodes qui avaient pour but de « forcer l’inspiration » (16) : collage, assemblage, frottage, grattage, décalcomanie, rayogramme, cadavre exquis... Le merveilleux apparaît à qui sait l’attendre, mais il peut aussi être convoqué par celui qui croit à la possibilité d’une « dictée de la pensée en dehors de tout contrôle exercé par la raison », d’un « automatisme psychique pur » (17). <br /><br />COURTS-CIRCUITS ET MYTHOLOGIE NOUVELLE<br />Provoquer un choc qui soit de nature à déconcerter l’esprit était une visée essentielle. Il fallait reproduire ce « moment idéal où l’homme, en proie à une émotion particulière, est soudain empoigné par « plus fort que lui. » » (18) La reproduction photographique d’un œil féminin en relief placée sur le métronome de l’<span style="font-style:italic;">Indestructible</span> (1923-1959) de Man Ray exprime bien ce « dérèglement de tous les sens » (Rimbaud) qui résulte de la rencontre de deux réalités éloignées. Miner le « sens commun » et traquer la « bête folle de l’usage » (19), tels sont les deux mots d’ordre dont <span style="font-style:italic;">Le Loup-table</span> de Victor Brauner (1939-1947) et <span style="font-style:italic;">Le déjeuner en fourrure</span> (1936) de Meret Oppenheim donnent de très probantes illustrations. À la lisière du merveilleux et du fantastique, de l’érotisme noir de Georges Bataille et des peintures inconvenantes de Clovis Trouille, ces objets produisent un effet répulsif qui n’est pas foncièrement éloigné des images littéraires de la<span style="font-style:italic;"> Nonne sanglante</span> ou de <span style="font-style:italic;">Peau d’âne</span>. <br />Il s’agit bien de mettre en œuvre un cabinet de curiosité moderne qui favorisera le dépaysement et le choc des rencontres. C’est pourquoi la <span style="font-style:italic;">Fontaine</span> de Duchamp (1917) ou son énigmatique <span style="font-style:italic;">French window</span> (1921) peuvent, rétrospectivement, trouver une place dans le panthéon surréaliste (20). C’est pourquoi les productions des aliénés, les objets trouvés, les poupées kachinas, les statuettes africaines et océaniennes, peuvent côtoyer les peintures de Picabia ou celles de Miro dans le bureau de travail d’André Breton. Aragon a d’ailleurs dit l’état hallucinatoire qui résultait de la quête et du déploiement d’un tel univers :<br /><br />« C’était au temps que nous réunissant le soir comme des chasseurs, nous faisions notre tableau de la journée, le compte des bêtes que nous avions inventées, des plantes fantastiques, des images abattues (…) Tout se passait comme si l’esprit parvenu à cette charnière de l’inconscient avait perdu le pouvoir de reconnaître où il versait. En lui subsistaient des images qui prenaient corps, elle devenaient matière de réalité. » (21)<br /><br />Les surréalistes sont des collectionneurs invétérés qui traquent le merveilleux au coin d’une rue ou sur les étalages du marché aux Puces. Développant, avant les situationnistes, toute une poétique de l’errance, ils vivent la « mythologie en marche » (22) et partent « en quête de ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers » (23). Guidé par sa croyance aveugle au principe du <span style="font-style:italic;">hasard objectif</span>, Breton s’extasie sur l’une de ses trouvailles : une étrange cuiller en bois dotée d’un soulier qu’il imagine « manipulée par Cendrillon avant sa métamorphose. » (24) Cet objet doit être appréhendé sous le signe du déplacement, alors que d’autres joueront sur la condensation, autre grand ressort dynamique que Freud mit au cœur du travail du rêve. Ce flirt avec la psychanalyse trouve un développement dans la méthode paranoïa-critique de Dali ou dans sa théorie des « objets à fonctionnement symbolique », « basés sur les phantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients » (25). De tels objets, assure Dali, « ne dépendent que de l’imagination amoureuse de chacun ». Une montre molle, une chaussure à fonctionnement scatologique ou un <span style="font-style:italic;">Taxi pluvieux</span> qui abrite un mannequin déshabillé couvert de vrais escargots, suggèrent des « perversions, et par conséquents des faits poétiques » (26). <br />On le conçoit aisément, le merveilleux surréaliste a partie liée avec l’érotisme, le laid et l’horrible, le plaisir et la souffrance tout autant qu’avec le beau. Ce n’est que l’avers et le revers d’une même notion. Le merveilleux se tient à la jonction de ces oppositions et lorgne vers « le point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. » (27) L’ambition est de créer un nouveau mythe, ou plutôt, d’observer le développement de cette « mythologie moderne » qui apparut à Breton lorsqu’il fut confronté aux œuvres métaphysiques de Giorgio de Chirico. Dans <span style="font-style:italic;">Le Paysan de Paris</span>, Louis Aragon se questionne sur l’émergence de cette « mythologie » qui est consubstantielle au « sentiment du merveilleux quotidien » ; il s’interroge sur la logique qui structure nos modes de pensée et sur la peur de l’erreur qui nous fait préférer la raison à l’imagination. En pleine crise de la société bourgeoise, on pense à l’appel des romantiques allemands Hölderlin, Schelling, Friedrich Schlegel… à une mythologie nouvelle (28). On pense aux critiques de la raison auxquelles se livrait Nietzsche, et à sa méfiance vis-à-vis du langage. « Transformer le monde » a dit Marx, « transformer la vie a dit Rimbaud » : pour les surréalistes ces deux mots d’ordre » n’en faisaient qu’un.<br /><br />L’INSALUBRE MERVEILLEUX<br />Martelé par André Breton à la fin de Nadja, le principe selon lequel « la beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas » ne peut être dissocié de cet « air particulièrement insalubre » (29) qu’il apprécia dans la poésie de Rimbaud et de Baudelaire, l’esthète du « beau dans l’horrible ». Cette composante est essentielle pour l’élaboration des objets de terreur que furent la <span style="font-style:italic;">Poupée</span> bicéphale de Bellmer ou <span style="font-style:italic;">Le festin des Cannibales</span> lors de l’exposition surréaliste internationale de 1959. Que de telles œuvres appartiennent à une histoire littéraire dont l’image de la femme (et de l’homme) ne sorte pas vraiment grandie, Cindy Sherman l’a bien compris, elle qui réalisa, en 1996, la série des <span style="font-style:italic;">Horror and surrealists pictures</span> à partir de masques grotesques, à la lisière du morbide. <br />Dès lors, trois caractères bien différents apparaissent, qui permettent de spécifier ce qui se dégage aujourd’hui du merveilleux surréaliste, comme révolte contre l’ordre établi, comme volonté de créer un nouveau mythe moderne (et romantique).<br /><br />Première orientation : le burlesque et les changements de rôles. Quelques soixante-dix ans après<span style="font-style:italic;"> La loi d’accommodation chez les borgnes</span>, et bien que ses obsessions ne soient pas l’Amour ni la mise à nu de la promise par ses célibataires mêmes, les saynètes comiques de Pierrick Sorin confronté à son double <span style="font-style:italic;">Jean-Loup</span> (1994) ou jouant tous les personnages féminins et masculins dans <span style="font-style:italic;">Nantes, projets d’artistes</span> (2001) font penser aux frasques des anti-héros de Picabia. Proliférant, saturé d’autoportraits peu flatteurs, l’univers cru de Pierrick Sorin est à la fois répulsif et attirant.<br /><br />Deuxième orientation : le grotesque et la fantaisie résultant de recherches d’équivalences ou d’analogies. Une telle approche caractérise tout aussi bien les œuvres de Dali et Magritte que les peintures récentes de John Currin. Bien que l’artiste américain ne revendique guère une telle filiation (30), l’allure dérangeante de sa <span style="font-style:italic;">Morroccan</span> (2001), femme entre deux âges dont la tête blonde et le teint blafard sont garnis de trois gros poissons grisâtres, n’est pas sans rappeler les associations insolites auxquelles se livraient les peintres et les créateurs d’objets surréalistes. Toutefois les distorsions que Currin impose à la figure humaine (surtout aux femmes !) ne vont pas aussi loin que le <span style="font-style:italic;">Stropiat</span> de Magritte avec ses trois nez à carreaux et ses multiples pipes !<br /><br />Enfin, l’autre voie que Wim Delvoye est l’un des rares artistes à arpenter, en réglant ses pas sur ceux des grands sacrilèges dadas et surréalistes, est celle de l’inconvenance et l’incorrection. Inconvenance de <span style="font-style:italic;">Cinderella (Cendrillon)</span>, un porc tatoué et empaillé dans la ferme de l’artiste. Incorrection de ses détournements de l’art gothique, avec ses cathédrales miniatures en inox, ses pelleteuses et bétonnières en bois sculpté. En réunissant des réalités contradictoires (bas matérialisme et spiritualité aurait dit Georges Bataille, bon et mauvais goût aurait dit Picabia), Delvoye inscrit son travail dans une histoire des créations irrévérencieuses qui passe par Marcel Duchamp, Man Ray, Francis Picabia, Piero Manzoni et Marcel Broodthaers.<br /><br />(1) André Breton, <span style="font-style:italic;">Manifeste du surréalisme</span>, 1924, réédition Gallimard, Pléiade, tome 1,1988, p. 321. <br />(2) Bernhild Boie, <span style="font-style:italic;">L’homme et ses simulacres, essai sur le romantisme allemand</span>, José Corti, 1979.<br />(3) En 1927, Claude Cahun s’est photographiée, le visage décoré de petits cœurs, vêtue d’un justaucorps blanc où était écrit : “I’am in training, don’t kiss me” (“Je suis à l’entraînement, ne m’embrassez pas”).<br />(4) Cité par Wieland Schmied, “L’art métaphysique de Giorgio de Chirico et la philosophie allemande : Schopenhauer, Nietzsche, Weininger”, catalogue de l’exposition <span style="font-style:italic;">Giorgio de Chirico</span>, éditions du Centre Georges Pompidou, 1983, p. 97.<br />(5) Ibidem, p. 100.<br />(6) Voir à ce propos les mannequins féminins détournés par les surréalistes lors de l’exposition de la galerie des Beaux-Arts à Paris, en 1938.<br />(7) Voir notre texte, “Francis Picabia, monstres délicieux, la peinture, la critique, l'histoire”, dans le catalogue <span style="font-style:italic;">Cher Peintre…Lieber Maler… Dear Painter… : peintures figuratives depuis l'ultime Picabia</span>, Paris, éditions du Centre Georges Pompidou ; Vienne, Kunsthalle Wien ; Francfort : Schim Kunsthalle Frankfurt, 2002, p.29-32. <br />(8) André Breton, <span style="font-style:italic;">Manifeste du surréalisme</span>, 1924, op. cit., p. 321.<br />(9) André Breton, “Comme dans un bois”, <span style="font-style:italic;">L’âge du cinéma</span>, numéro spécial surréaliste, août-novembre 1951, n°4-5, p. 26-30.<br />(10) Voir <span style="font-style:italic;">Cinéma dadaïste et surréaliste</span>, éditions du Centre Georges Pompidou, 1976, p. 24. Ainsi que l’a expliqué Philippe Soupault, auteur de l’Invitation au suicide, cette idée hantait les surréalistes. Après la disparition de Jacques Vaché, le premier numéro de La Révolution surréaliste (décembre 1924) posait la question : « Le suicide est-il une solution ? ». Jacques Rigaut s’est suicidé en 1929, René Crevel en 1935.<br />(11) Ibidem.<br />(12) André Breton, “Crise de l’objet”, 1936, publié dans <span style="font-style:italic;">Le surréalisme et la peinture</span>, Gallimard, 1965, p. 275-280.<br />(13) Expression de Paul Eluard, citée par André Breton dans “Crise de l’objet”, op. cit., p. 279.<br />(14) André Breton, <span style="font-style:italic;">Manifeste du surréalisme</span>, 1924, op.cit., p. 341.<br />(15) André Breton, <span style="font-style:italic;">Manifeste du surréalisme</span>, 1924, op.cit., p. 338.<br />(16) Voir Max Ernst, “Comment on force l’inspiration”, <span style="font-style:italic;">Le Surréalisme au service de la Révolution</span>, n° 6, 15 mai 1933.<br />(17) André Breton, <span style="font-style:italic;">Manifeste du surréalisme</span>, 1924, op. cit., p. 328.<br />(18) André Breton, <span style="font-style:italic;">Second manifeste du surréalisme</span>, 1930, réédition Gallimard, Pléiade,1988, p. 809.<br />(19) André Breton, “Crise de l’objet”, op. cit.<br />(20) Voir André Breton, “Phare de la mariée”, <span style="font-style:italic;">Minotaure</span> n° 6, 1935.<br />(21) Louis Aragon, <span style="font-style:italic;">Une vague de rêves</span>, Livre Club Diderot, tome 2, 1921-1925, p. 233-234.<br />(22) Louis Aragon, <span style="font-style:italic;">Le paysan de Paris</span>, 1925, réédition Gallimard, 1975, p. 141.<br />(23) André Breton, <span style="font-style:italic;">Nadja</span>, 1928, réédition Gallimard, Pléiade, tome 1, 1988, p. 753.<br />(24) André Breton, <span style="font-style:italic;">L’amour fou</span>, 1937, réédition Gallimard, folio, 1977, p. 49.<br />(25) Salvador Dali, “Objets surréalistes”, <span style="font-style:italic;">Le surréalisme au service de la révolution</span>, n°3, p. 16-17.<br />(26) Ibidem<br />(27) André Breton, <span style="font-style:italic;">Second manifeste du surréalisme</span>, 1930, réédition Gallimard, Pléiade, tome 1, 1988, p. 781.<br />(28) Voir Rita Bischof, “Les romantiques allemands et l’impossible mythe de la modernité”, <span style="font-style:italic;">Europe</span> n° 900, Le romantisme révolutionnaire, avril 2004, p. 22-39. Rappelons aussi la phrase de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans <span style="font-style:italic;">L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand</span>, éditions du Seuil, Paris, 1978, p. 25 : « Il y a aujourd’hui dans la plupart des grands motifs de notre « modernité », un véritable inconscient romantique ». <br />(29) André Breton, <span style="font-style:italic;">Second manifeste du surréalisme</span>, 1930, op.cit., p. 802.<br />(30) John Currin semble plus proche de la peinture allemande de Cranach, Hans Baldung Grien et Martin Kippenberger, voir son interview dans le catalogue de l’exposition <span style="font-style:italic;">Cher Peintre</span>, op. cit., p.74-78.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-4926507278440348926.post-14701377083063915372009-02-21T02:52:00.000-08:002009-02-22T23:48:20.822-08:00périls en la demeure<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhoRxcU9hWRYJd2P_kQqLjlBVIOYexBBtJWd3thVFLR_ZfV6RKYt1JLYlovyutaiQzoi4hXxf7c8WKdsOFtQOKR_Qqt0W-kBXlRAePilGSrMGhSkfSfJnhqiSKvZQ_paPY-A8yigjpGCl4/s1600-h/Maison-p1.jpg"><img style="cursor:pointer; cursor:hand;width: 288px; height: 400px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhoRxcU9hWRYJd2P_kQqLjlBVIOYexBBtJWd3thVFLR_ZfV6RKYt1JLYlovyutaiQzoi4hXxf7c8WKdsOFtQOKR_Qqt0W-kBXlRAePilGSrMGhSkfSfJnhqiSKvZQ_paPY-A8yigjpGCl4/s400/Maison-p1.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5305202523081079186" /></a><br /><br />"Périls en la demeure, l'irruption de la maison dans le musée d'art contemporain". Publié dans le catalogue de l'exposition <span style="font-style:italic;">Le Paris des Maisons, Objets trouvés</span>, coédition Picard et Pavillon de l'Arsenal, Paris, mars 2004.<br /><br />Depuis une dizaine d'années, on remarque une forte croissance des démarches artistiques axées sur une approche critique du design (Alain Bublex, Martin Boyce, Atelier Van Lieshout, Bless…), sur une parodie ou un détournement des valeurs de l'artiste entrepreneur (Fabrice Hybert, Liam Gillick, Tobias Rehberger…) ou collectionneur (Collection Joon Ja et Paul Devautour, Swetlana Heger et Plamen Dejanov…). <br />L'une des conséquences de cet art "orienté objets" est que l'espace de la maison (fictif ou réel) est de plus en plus souvent transféré dans le musée, le centre d'art, la galerie. Au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Genève, la collection Joon Ja et Paul Devautour était présentée dans les pièces d'un appartement reconstitué. A Cologne, Joep Van Lieshout exposait sa <span style="font-style:italic;">Hausfreund I</span> comportant lit, évier, baignoire, éléments de cuisine, le tout plus ou moins cloisonné, inutilisable et éclaté dans l'espace du Kölnischer Kunstverein. Dans certaines installations Tobias Rehberger propose des arrangements domestiques qui ne sont pas sans évoquer les salles d'exposition des magasins de meubles, elles suggèrent l'idée d'espace privé, cool et confortable comme "à la maison"…<br />On pourrait parler d'un étrange jeu de vases communicants, d'une mutation saugrenue des fonctions. La maison intime, la maison refuge fait irruption dans le musée. Parallèlement, n'importe quelle habitation privée (même une minuscule chambre de bonne) peut être transformée en galerie que le public est convié à visiter. L'opposition entre privé et public semble inopérante. La sphère de l'intime est réifiée dans la valeur d'exposition. A cet égard, la récurrence des chambres à coucher (1) installées dans le musée, le centre d'art, la galerie peut être considérée comme un symptôme. Qu'il soit espace de repos, d'ébats sexuels (Mc Carthy, Jota Castro) ou de surveillance (Julia Scher), le lit est par excellence synonyme d'intimité. Sa présence incongrue dans les lieux d'exposition souligne à quel point les limites et les frontières sont devenues poreuses. Au fond, on pourrait dire que le processus de déplacement et de transgression artistique n'a guère changé depuis Etant donnés de Marcel Duchamp : mise en scène intimiste, installation d'objets plus ou moins rectifiés, plus ou moins symboliques, sexy ou trash. En revanche, la volonté de faire glisser le spectateur de l'état de voyeur à celui d'acteur semble de plus en plus prépondérante. La participation active du visiteur est même devenue une procédure convenue, au point que l'on pourrait parler d'une expérience domestique du musée, lieu de pseudo convivialité où l'on est convié à écouter de la musique, à regarder un film en mangeant du pop corn, où il s'agit d' habiter l'exposition (2) tout en gardant bien sa place, tout en respectant bien le dispositif. L'avant-garde qui, selon Thomas Crow, "englobait des styles et des tactiques de provocations extra-artistiques, un mode de vie fondé sur le groupe clos et la survie sociale" (3) ne peut exister dans un tel système (4). Pourtant, le désir transgressif des artistes perdure sans que l'on sache jusqu'à quel point il est instrumentalisé par l'institution elle-même. En 1980, Roland Barthes avait épinglé l'ambiguïté de cette attitude artistique sous l'étiquette de "complexe de Clovis" : "brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé" (5). Il s'agit de rompre avec la perception ordonnée et institutionnalisée du musée, tout en s'y inscrivant pleinement. Dès lors les permutations de signes au cœur du paradigme de la maison semblent illimitées et les mutations de plus en plus inquiétantes : fantasme de l'œuvre d'art d'être habitée, de se transformer en cellule, fantasme de tuer son prochain et de détruire l'espace domestique, maison spectacle, habitat distopique, changement d'échelles et de nature… La maison-musée ressemble à une déviance quelque peu inquiétante que l'on aurait mise sous quarantaine.<br /><br />LE FANTASME DE L'ŒUVRE D'ART DE SE TRANSFORMER EN ORGANE VIVANT OU EN CELLULE<br />Placer des grottes ou des cabines d'isolement dans les espaces institutionnels d'exposition n'est pas le moindre des paradoxes. Après les <span style="font-style:italic;">Demeures</span> d' Etienne-Martin, la <span style="font-style:italic;">Tour aux figures</span> et le <span style="font-style:italic;">Jardin d'hiver</span> de Jean Dubuffet, Louise Bourgeois a développé et illustré le concept de Cellules pendant les années 90. Cellule de prison, cellule d'habitation. L'ambiguïté du terme est grande. Avec <span style="font-style:italic;">Choisy I</span> (1990-1993), le sculpteur met plutôt en place un environnement carcéral. Elle expose une maquette architecturale blanche qui évoque la mémoire des lieux où elle a vécu et travaillé pendant son enfance. Celle-ci est placée au centre d'une prison partiellement grillagée et vitrée, surmontée du couperet d'une guillotine. Ce dispositif peut être lu comme la traduction de son angoisse face à l'irruption de l'étranger dans la maison (l'"Unheimlichkeit" freudienne), mais il s'explique également par la volonté de construire un espace autonome, qui nierait en quelque sorte celui du musée : <br /><br />"Je voulais créer ma propre architecture et ne pas dépendre de l'espace du musée pour adapter son échelle à celui-ci. Je souhaitais qu'elle constitue un espace réel où l'on pourrait entrer et dans lequel on pourrait marcher. Je n'aimais pas que l'art dépende des beaux espaces où il était simplement posé. Je ne voulais pas de ce monde fermé." (6)<br /><br />Dès le début des années 50, Louise Bourgeois s'est intéressée à l'espace de la sculpture dans le musée. Par la suite, des artistes tels que Robert Morris et Robert Smithson ont formulé les idées de "non-architecture"et de "non-site". <br />Le rejet de l'espace traditionnel d'exposition (caractéristique du Land art, du Body art pendant les années 1960) ou l'acceptation de cette contrainte pour la création de travaux "in situ" qui s'appuient sur l'architecture (comme ceux de Daniel Buren par exemple) ou sur le caractère social des lieux (Rikrit Tiravanija, Tobias Rehberger…), constituent deux pôles créatifs que l'on pourrait distinguer en adoptant le vocable d'"environnement construit" pour le premier et d' "installation" pour le second. ils induisent deux rapports très différents à l'espace du musée, du centre d'art ou de la galerie. <br /><br /><br />ENVIRONNEMENT CONSTRUIT <br />Construction homogène <br />Demeure <br />Entité autonome préexistante au lieu<br />Non contextuel<br /> <br />INSTALLATION<br />Installation hétérogène<br />Dispositif<br />Accumulation<br />Agencement<br />Ensemble créé in situ, réglé en fonction du lieu<br />Contextuel<br /><br /><br />Le <span style="font-style:italic;">Merzbau</span> de Kurt Schwitters, <span style="font-style:italic;">La maison</span> de Jean-Pierre Raynaud étaient-ils plutôt des installations ou des environnements construits ? Avec Schwitters, l'irruption de la sculpture dans la maison avait quelque chose d'endémique. Pendant vingt ans, le <span style="font-style:italic;">Merzbau</span> en bois, plâtre et carton se développa tel un organisme vivant "de la cave jusqu'à l'étage supérieur, sortant d'une fenêtre pour entrer dans une autre" (Raoul Hausmann). Cette "sculpture abstraite (cubiste)" (7) regroupant de multiples objets à l'intérieur de casiers et de petites chambres destinés aux amis, envahit progressivement sa propriété d' Hanovre jusqu'au bombardement allié qui la détruisit en 1943. Après-guerre, Schwitters aurait souhaité retourner à Hanovre pour relever le <span style="font-style:italic;">Merzbau</span> de ses ruines. Au lieu de cela, il resta en Angleterre et créa une autre installation, le Merzbarn dans la grange de son jardin, près d' Ambleside (8).<br />A l'opposé, la maison de Raynaud à la Celle-Saint-Cloud formait un bloc homogène aux allures très militaires (un blockhaus), avec ses surfaces recouvertes de carrelage blanc aux jointures noires, ses portes blindées, sa meurtrière et ses barbelés. Même si elle évolua au cours de ses vingt-trois années d'existence (9), il s'agissait moins d'une "installation" vivante qui proliférerait au fil des rencontres ou des interventions que d'un "environnement construit" ultra protecteur et ultra menaçant. Cette "crypte" surmontée d'un "mirador" (10) trahissait à la fois sa hantise de la mort (11) et sa peur de l'altérité. <br />Le <span style="font-style:italic;">Merzbau</span> sort du mur et se propage comme une expérience excentrique. L'habitation de Raynaud invite au repli et à l'intériorisation. Corollaire du cabinet de curiosités ou de la collection qui dévore l'espace vital, la maison-musée a fréquemment une valeur indicielle. Elle est le signe de la crise identitaire du sujet : autiste ou connexionniste, vide ou remplie d'objets, la maison-musée est presque toujours non fonctionnelle et peut se lire comme un portrait (12). <br /><br />DÉSIR DE TUER, DECONSTRUCTIONS DU MODÈLE DOMESTIQUE<br />Non sans ironie, l'icône enfantine de la maison à toit pointu a été exploitée par de multiples créateurs, de Louise Bourgeois à Nathalie Elemento. De leur côté, Sylvie Fanchon, David Tremlett ou Hugues Reip ont constitué des répertoires de formes usuelles de façades ou de plans au sol, pour en souligner la pauvreté.<br />Mais à quel moment la maison et le foyer sont-ils devenus sources d'interrogation pour les artistes? Quand l'espace domestique est-il devenu un objet de détournement ? Dans une optique benjamienne axée sur l'idée de choc médiatique (13), il est tentant de penser que cet intérêt ironique fut suscité par les catalogues de décoration et les magazines où furent imprimées les premières réclames photographiques en couleur. Très tôt, les reproductions d'intérieurs modernes mis en valeur par la publicité ont fait l'objet de critiques acerbes. Dès 1956, Richard Hamilton réalisait son célèbre collage annonciateur du Pop art (14) : <span style="font-style:italic;">Just what is it that makes today's homes so different, so appealing ?</span> où la télévision, les comics et les marques faisaient irruption dans le salon d'un couple moderne fort soucieux de sa beauté corporelle. <br />Par la suite, les catalogues de constructeurs de lotissements de pavillons individuels ont été fréquemment la cible des artistes (Taroop et Glabel, Christophe Vigouroux…). En 1966, Dan Graham initiait cette attitude en photographiant des lotissements de banlieue, destinés à être intégrés dans un article d'Arts Magazine rédigé par lui-même (<span style="font-style:italic;">Homes for America</span>) (15). <br />La maison des années soixante, comme icône du bonheur et reliquat d'une foi inébranlable dans le progrès et les bienfaits de l'urbanisme, est également mise à mal par la collection de <span style="font-style:italic;">Boring Postcards</span> de Martin Parr. Qu'ils s'agissent de résidences préfabriquées ou de camps de vacances bien ordonnés, les photographes (16) s'efforçaient de mettre en scène une sorte d'état de bonheur permanent. Avec le recul, ces icônes paraissent aussi désuètes que les réclames, aussi manipulatrices que les peintures de propagande politique. <br />A la fin des années soixante, lors de la guerre du Vietnam, des artistes se sont attaqués violemment aux modes de vie que génère un tel endoctrinement par l'image de catalogue ou de presse. En 1968, dans les célèbres Intérieurs américains du peintre Erro, l'ordre domestique était menacé par des rebelles Vietcongs prêts à assiéger les maisons de rêve des magazines américains. Plus radicaux, les photomontages de Martha Rosler de la série<span style="font-style:italic;"> Bringing the War Home : House beautiful</span> (1967-1972) introduisaient des images de G.I au cœur de cuisines modernes bien aménagées. Rosler s'est expliquée sur son état d'esprit au moment où elle insérait également des photos de victimes vietnamiennes dans le cadre précieux du salon de Lady Nixon :<br /><br />"Je voulais reconstituer une image du monde que les documents photographiques ne cessaient de couper en deux : d'une part les photographies de cette jungle lointaine en proie à la pauvreté ; de l'autre, les images plus riches de notre vie dominée par des idéaux domestiques, d'un optimisme inébranlable" (17). <br /><br />Dans ses photos et ses films (comme <span style="font-style:italic;">Semiotics of the kitchen</span>, 1975), Rosler s'est attaquée au rôle de la belle ménagère dotée de l'électroménager dernier cri. Dans cette optique, la maison modèle n'est rien d'autre que le sanctuaire d'une situation infantile intériorisée, où chaque femme doit tenir son rôle.<br />Cette méfiance face au conditionnement social qui résulte des belles maisons avec leurs belles cuisines "équipées", cette ironie face au progrès de la domotique, sont sensibles dans les œuvres de Rosemarie Trockel où elle tranforme des plaques électriques de cuisson en motifs décoratifs. Il transparaît dans les installations monumentales de Jessica Stockholder qui intègrent différents appareils d'électroménager qui chauffent, lavent, réfrigèrent…le vide. Plus extrême encore, Mona Hatoun électrifie les meubles et les ustensiles de cuisine qu'elle présente derrière les grillages d'une prison. Symboliquement, <span style="font-style:italic;">Homebound</span> (2000) exprime une menace de mort et un désir de tuer. Pour l'artiste, il s'agit de traduire un sentiment féminin qu'elle estime fort répandu : un mélange d'attraction et de répulsion envers le foyer. <br />Pourtant <span style="font-style:italic;">Le Cadeau</span> de Man Ray (un fer à repasser hérissé de clous) ne serait pas du tout déplacé dans cet espace d'enfermement et de terreur. Il serait d'ailleurs commode mais inexact de penser que cette violence symbolique ne concerne que les femmes ou les féministes. Dès les années 1960, Claes Oldenburg, par exemple, créait un monde hallucinatoire peuplé de simulacres de mobiliers (tel que le <span style="font-style:italic;">Bedroom ensemble</span>), d'objets familiers mous (téléphone, lavabo, grille-pain…), de nourritures en plâtre peint. Mais l'action la plus agressive fut sans nul doute celle que Gordon Matta-Clark infligea à une maison en bois du New Jersey, en 1974 : il n'hésita pas à la couper entièrement en deux dans l'axe vertical puis il modifia l'assise pour faire pencher l'une des deux parties. En équilibre "entre le sol et le ciel" (18), traversée par la lumière, la maison fut également débarrassée de quatre des ses coins. Des fragments de façades issus d'un autre travail de découpe baptisé Bingo furent exposés en Allemagne au Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte de Münster, la même année.<br />Postérieures mais toutes aussi extrêmes, certaines sculptures d'Oppenheim questionnent et mettent en danger la maison, en tant qu'espace symbolique. <span style="font-style:italic;">Monument to escape</span> présente une habitation placée en apesanteur et littéralement explosée en trois blocs instables qui menacent de s'écrouler sur les jeunes mariés qui sont placés devant elle. Dans cette maquette faite en hommage aux victimes du terrorisme d'état en Argentine, la maison est perçue comme un container prêt à l'emploi, où les pires exactions sont possibles. C'est une maison de correction, une prison où l'on torture, où l'on tue. Avec <span style="font-style:italic;">Device to Root out Evil</span> (1997), l'artiste s'attaque à un autre type de symbole, celui de l'hospitalité que l'on trouve dans toutes les "bonnes maisons". Il choisit la forme bien reconnaissable d'une église qu'il présente de façon peu amène : retournée et enfoncée dans le sol par la pointe de son clocher, la maison du Bon Dieu n'accueille plus aucun "fidèle". Oppenheim interroge les thématiques chrétiennes de la protection, de la gratification et de la vertu. Il rejette la logique de la croyance et renverse l'ordre établi. La maison ne protège plus. Elle tue. Elle n'est plus synonyme d'extériorité de façade ni d'intériorité refuge, mais simplement un décor instable qui menace de liquider ses occupants. <br />D'autres projets ont pris la forme de dessins, de maquettes ou de constructions monumentales qui se situent à la lisière de la sculpture et de l'architecture. <span style="font-style:italic;">Jump and twist</span> (1999) réunit des cabines transparentes qui sautent, twistent et traversent les murs du musée en défiant la pesanteur. Avec <span style="font-style:italic;">Image intervention</span> (1984), Oppenheim invente une maison non fonctionnelle ("imagined house") qui se déploie de façon anarchique à partir d'une image mentale. Ces formes libres en métal, béton et bois annonçaient les folies déconstructivistes de Coop Himmelblau ou de Bernard Tschumi.<br />Détruire, construire. L'antinomie est aussi vivace qu'au temps des avant-gardes historiques. Construction et déconstruction, enchantement et désenchantement constituent les pivots de la maison dans le musée.<br /><br />LA MAISON PAR DELÀ LE SPECTACLE<br />Selon Marie-Ange Brayer, "seule la maison réunirait le singulier et générique, le moi et son entourage, le cadre et le déplacement, le parodique et l'héroïque" (19). A cet égard, l'engouement pour les demeures qui ont abrité des personnalités est un phénomène particulièrement intéressant. Sur la façade de l'habitation parisienne de Gainsbourg, les graffitis témoignent de l'impact du "funclubbing". La maison de star n'appartient plus tout à fait au monde tangible, elle se transmue en sanctuaire mythique, une sorte d'écrin du souvenir que l'on vénère comme un monument, comme une châsse contenant des reliques. La maison-totem du héros disparu devient le point de ralliement des consommateurs de spectacles et de légendes.<br /><span style="font-style:italic;">La maison pour Joséphine Bake</span>r (1995) de Dennis Adams pose justement le problème de la relation entre l'architecture, l'image publique de la star et le voyeurisme. L'œuvre est réalisée à partir d'une reproduction de la maquette qu'Adolf Loos créa pour la vedette, en 1928. L'artiste détourne le projet ultra-moderne de Loos qui consistait à installer -sur deux étages- une grande piscine intérieure en verre, entourée de salles de réception également vitrées. Court-circuitant l'idée de ballet aquatique aux accents érotiques, Adams décide de placer la maquette de ce projet culte -jamais construit- dans un aquarium rempli d'eau (20) !<br />Dans le même esprit, Alexandre Perigot s'est intéressé à la maison de la chanteuse Dalida qui fait partie du circuit touristique du quartier Montmartrois. Cette fois le constat est désenchanté : à part la plaque commémorative, rien ne laisse supposer qu'il s'agit de la maison d'une star. Perigot s'attache les services d'un spécialiste des décors de cinéma et confectionne une reproduction en deux dimensions de la maison vue en perspective à l'échelle 1:1. Monumentale, <span style="font-style:italic;">La Maison témoin</span> mesure treize mètres par onze. Comme ces façades classées que l'on maintient avec des étais afin de construire un nouveau bâtiment derrière, elle ne cache rien d'autre que du vide. Ce travail sur la tromperie des apparences et les ravages de l'industrie du spectacle s'est poursuivi récemment à la cinquantième Biennale d'art contemporain de Venise où l'artiste avait installé -à l'attention des amateurs de tourisme culturel- une immense bâche qui occultait les deux faces d'un immeuble près du canal. <span style="font-style:italic;">Radio Popeye</span> montrait les vraies maisons d'un faux village de pêcheurs -en fait le décor d'un film de Robert Altman pour les studios Disney- abandonné en Europe, sur l'île de Malte. <br />Cette critique de l'industrie du cinéma à travers ses décors de maisons vides constitue également l'une des orientations du travail de Dennis Oppenheim dans <span style="font-style:italic;">Stage set for a film</span> (1998). De façon encore plus virulente, un autre américain, Paul Mc Carthy expose des décors de série T.V ou de film (<span style="font-style:italic;">La maison de Pinocchio</span>, 1994, Painter, 1995, Saloon, 1996…). Certaines de ces installations comportent des personnages qui caricaturent les figures héroïques, enfantines ou érotiques de l'industrie du spectacle, d'autres ont été le cadre de performances qui surpassent en dérision et en outrance les productions de la télévision poubelle. <br /><br />DISTOPIE<br />Aux antipodes de la maison autiste ou connexionniste, déconstructiviste ou désenchantée, il existe aussi des démarches artistiques qui flirtent avec l'utopie et la réalité, en envisageant d'autres façons de se loger ou d'aborder la ville. <br />Comme la mode, l'utopie architecturale naît souvent d'une relecture des créations du passé. Tandis que le familistère de Godin à Guise semble laisser les artistes de marbre, les formes circulaires ou organiques de <span style="font-style:italic;">La maison des gardes agricoles</span> de Claude-Nicolas Ledoux (1780), <span style="font-style:italic;">La Maison du souvenir</span> d'Hermann Finsterlin (vers 1915), <span style="font-style:italic;">La Space House</span> (1933) de Frederick Kiesler,<span style="font-style:italic;"> La Walking city</span> (1964) et <span style="font-style:italic;">Le Living-Pod</span> gonflable (1965) d'Archigram… générent des fantasmes futuristes dont les traces les plus évidentes se perçoivent dans le regain d'intérêt pour le design d'Olivier Mourgue pour 2001, L'Odyssée de l'Espace de Stanley Kubrick… <br />Présenté à Orléans dans le cadre de l'exposition <span style="font-style:italic;">Archilab</span> (21), le projet de maison ovoïde de l'architecte mexicain Fernando Romero pour l'artiste Gabriel Orozco s'inscrit tout à fait dans cette veine. S'il ne s'agissait d'un détournement de <span style="font-style:italic;">La maison Farnsworth</span> de Mies Van der Rohe, on pourrait penser avoir affaire à une maquette de Frederick Kiesler ! <br />Ainsi que l'écrit Franco Borsi, l'utopie au vingtième siècle, "siècle de l'isolement, de l'autarcie versus la communication et le libre-échange…" s'est transformée "en distopie, en antithèse d'elle-même en anti-utopie"(22). Ce pessimisme teinté d'espoir est très présent dans le film <span style="font-style:italic;">Bubble House</span> (1999) de Tacita Dean, où l'artiste découvre par hasard, aux Caraïbes, une maison qui ressemble à un énorme OVNI blanc de forme ovale, abandonné sur la plage. <br />Cet engouement pour les créations utopiques du passé (par exemple les machines volantes de Léonard de Vinci) est central dans les œuvres de Panamarenko. Il transparaît également dans le "revival" de <span style="font-style:italic;">La Futuro</span>, maison mobile en polyester, posée sur des pieds de métal et dont la forme évoque une soucoupe volante. Dessinée en 1968 par l'architecte finlandais Matti Suuronen, elle fut redécouverte grâce à Carsten Höller qui l'intégra dans son installation <span style="font-style:italic;">Skop</span> à la Wiener Secession de Vienne en 1996. L'exposition était éclairée par l'énergie solaire (23) et la <span style="font-style:italic;">Futuro</span> placée au centre du dispositif devait évoquer, non sans ironie, une promesse de bonheur dans un monde où l'homme réconcilié avec la nature, se déplacerait en vélo ou en voiture électrique.<br />D'autres artistes réfléchissent de façon plus rationnelle mais toute aussi distopique à ce que pourrait être la maison du futur. Lors de sa dernière exposition parisienne, Andréa Blum proposait d'acheter une <span style="font-style:italic;">Nomadic house</span> constituée de structures mobiles qui peuvent être adaptées n'importe où, à condition de disposer d'un espace d'au moins 4 m2. Plutôt froids et austères, ces modules combinables (lit, penderie, table, étagères) répondent aux problèmes de la mobilité et du manque d'espace perçus comme des menaces qui pèsent sur le futur de nos sociétés technocratiques. De la même façon, les projets <span style="font-style:italic;">Rational House, Rubix Cube House, Elevation House</span> (2003) présentent des structures adaptables à des environnements urbains étroits, contraignants et coûteux : un système d'élévateur ou de trappe murale permet de faire apparaître ou disparaître un lit, une table ou une pièce entière... Mais l'artiste n'entend pas pour autant trouver des solutions fonctionnelles aux problèmes que rencontrent l'architecte ou le designer. Quand Blum indique les fonctions des modules de sa <span style="font-style:italic;">Nomadic House</span> ("manger, habiter, travailler"), l'approche se veut ironique et le questionnement critique. Il est d'ailleurs possible d'y lire une réponse à l'affirmation de Donald Judd :<br /><br />"L'art de dessiner une chaise n'a rien à voir avec la conception d'une œuvre d'art (…) La dimension artistique d'une œuvre d'art vient en partie de l'affirmation d'un individu, sans qu'on tienne compte d'autres considérations. Une œuvre d'art existe en soi ; une chaise existe en tant que chaise" (24). <br /><br />Judd séparait catégoriquement le design (vu comme une création de mobilier) et l'art. Aujourd'hui, les frontières sont beaucoup moins étanches et les catégories fluctuantes. Lorsque Blum réalise <span style="font-style:italic;">La chambre de Christophe Durand-Ruel</span> (1996) dans le domicile personnel de celui-ci, elle pense l'aménagement comme une œuvre d'art et non comme un exercice de décoration. Lorsque Jorge Pardo expose sa maison, comme une sorte de dépendance du Musée d'art contemporain de Los Angeles en 1997, plus personne ne sait s'il s'agit d'un espace d'habitation privé ou d'un objet d'exposition. Les idées d'autonomie de l'art, de personnalité irréductible de l'artiste, la dichotomie entre majeur (high) et mineur (low) qui structurent la hiérarchie entre art plastiques et arts appliqués sont très fortement mises à l'épreuve. <br /><br />CHANGEMENTS D'ÉCHELLE ET DE NATURE<br />Comme bien des jouets, les maisons pour enfants, en tissus ou en plastique, ont également fait l'objet de détournements artistiques. En 1998, le danois Henrik Plenke Jakobsen s'est emparé d'une maisonnette en plastique coloré pour réaliser sa <span style="font-style:italic;">Laughing gaz house</span> où les amateurs étaient conviés à inhaler des bouffées d'oxygène. Dans <span style="font-style:italic;">La Città</span> (1994), Liliana Moro présentait un ensemble de maquettes de maison pour enfants, reliées les unes aux autres par des guirlandes électriques qui s'allumaient par intermittence. Chacune de ces œuvres remet en question l'aspect normatif de la maison dans les jeux d'enfant. <br />Le changement d'échelle inhérent au jouet peut également provoquer des effets inverses lorsque l'adulte essaye de repenser la maison à partir de la taille d'un enfant : dans l'installation <span style="font-style:italic;">Das Zimmer</span> que Pipilotti Rist présenta à la Biennale de Lyon en 1997, le visiteur était convié à entrer dans un salon surdimensionné pour s'asseoir sur un canapé géant (une fois assis, impossible de toucher le sol). Il était également possible de changer les programmes de la télévision à partir d'une énorme télécommande. <br />Malgré cela, le principe de réduction prévaut. Pour des raisons conceptuelles, pédagogiques ou économiques, il semble en effet plus simple de réaliser une maquette (même s'il s'agit de régler une œuvre monumentale). La position dominante du regardeur face à un modèle réduit -ce que Jean-Louis Cohen nomme "l'effet Gulliver" (25)- pourrait expliquer l'étrange envahissement des maquettes d'architecture ou d'urbanisme dans les musées. Les petites maisons qui se sont multipliées de façon exponentielle dans l'art contemporain appartiennent à deux registres assez différents : elles peuvent être entendues comme des études préparatoires ou comme des fins en soi, elles peuvent surgir de façon sporadique dans l'œuvre d'un artiste ou au contraire se situer au cœur d'une recherche personnelle complexe (pensons par exemple aux maquettes de Thomas Schütte, Siah Armajani, Allen Wexler, Didier Marcel…). <br />Certains artistes se sont emparés du modèle réduit pour remettre en question la politique de logement d'une ville ou d'une région. L'artiste brésilien Cildo Meireles a posé le problème de l'habitation sociale dans les grandes villes en laissant la maquette d'un logement social à l'emplacement où le permis de construire lui fut refusé (<span style="font-style:italic;">Glasgow/Ghost house</span>, 1990). Au Centre Régional d'Art Contemporain de Sète, Alain Declercq a plongé soixante maquettes de pavillons individuels formant un lotissement dans un bassin de 150 m2 d'eau boueuse, dénonçant ainsi la vente de terrains et de constructions en zones inondables (<span style="font-style:italic;">Le village idéal (noyé)</span>, 2001).<br />Dans leur exposition de <span style="font-style:italic;">Maisons</span> présentée au Musée d'Art moderne de la Ville de Paris en 1999, Rosemarie Trockel et Carsten Höller ont eu recours à des maquettes pour suggérer de nouveaux types d'habitations destinées aux enfants, aux animaux et aux humains. Les titres sont révélateurs : <span style="font-style:italic;">Maison pour pigeons, humains et rats, Maison pour cochons et enfants</span>…L'entomologie, dont Höller est un spécialiste, semble avoir servi de prétexte pour mettre en œuvre un principe comparatiste plutôt violent : tandis que la première maquette d'habitation (pour pigeons) évoquait un vaisseau spatial de type futuriste, l'autre (pour cochons) présentait une structure en métal comparable à celle qui mène les animaux à l'abattoir et une vidéo montrant un porc. Avant cela, en 1997, une autre maison pour les cochons et les hommes fut exposée par les deux artistes à la Documenta X de Kassel. Cette fois là, le public était convié à entrer et à s'installer confortablement pour observer les agissements d'une famille de porcs enfermée dans un enclos. Perçue comme une critique acerbe de l'instinct grégaire du public des grandes manifestations artistiques, cette maison a suscité de vives protestations. Même chose à Paris où la SPA s'est émue du traitement infligé à certains animaux dans l'exposition !<br /><br /><br />Le musée, le centre d'art, la galerie d'exposition ne jouent évidemment pas les mêmes rôles. Mais ils ont ce point commun d'être suffisamment élastiques pour englober et digérer les valeurs transgressives de l'art. Cette assimilation qui est propre à "l'esprit du capitalisme", génère souvent une aseptisation de la dimension critique de l'œuvre. Elle suscite la méfiance de certains artistes, dont le but est de se situer à la fois dedans et en dehors de l'institution, dans la marge et en plein cœur du processus de sélection et d'élection des œuvres d'art. Dès lors, comme on le voit avec Thomas Hirschhorn, le mythe de la maison-musée est battu en brèche.<br />Dès qu'il le peut Hirschhorn sort des lieux d'exposition traditionnels pour se confronter à un public qui ne visite pas les biennales, les galeries d'exposition, ni même les grands musées. Lors de la Documenta XI en 2002, il fit le choix de présenter son <span style="font-style:italic;">Bataille Monument</span> entre les immeubles d'une cité de la banlieue de Kassel. Avec les habitants, il a réalisé une sculpture monumentale disposée sur un socle, puis il a mis en place différents "abris" précaires dont un studio vidéo et une sorte de maison de la culture (qui prêtait par exemple des ouvrages de Nietzsche et de Bataille ainsi que des vidéos érotiques). En créant les possibilités d'un processus de rencontre hors du champ muséal, hors du principe de pérennité des œuvres, l'artiste souhaite résister à "la pression de la norme". De fait <span style="font-style:italic;">Les Monuments aux grands hommes</span> sont voués à la démolition. Ils sont détruits après leur exposition, exactement comme les sculptures que les dadaïstes berlinois présentèrent à la Erste Internationale Dada-Messe (Première Foire Internationale dada) en 1920. Les photos et les enregistrements vidéos sont donc les seules traces tangibles de l'action menée par Hirschhorn pendant plus de six mois dans cette banlieue allemande. Ce processus de sauvegarde qui permet de documenter l'évolution de l'installation n'est pas en soit une nouveauté. Il suffit d'évoquer le rôle majeur des constats photographiques et vidéographiques pour l'historisation du Land art, du Body art ou de l'Actionnisme viennois. Tous ces artistes se sont érigés contre le musée, le centre d'art et la galerie. Ils ont vécu -parfois fort mal- de leur pouvoir d'opposition et de leur faculté à repousser les limites du raisonnable.<br />Diffuses, hétérogènes et changeantes, les pratiques contemporaines sont difficiles à cerner mais leurs charges offensives peuvent être frontales et directes, comme au temps de Dada ou de Fluxus. Tandis que les installations d'objets et les environnements construits prolifèrent dans l'art du monde entier, les frontières entre les disciplines sont de plus en plus vagues et les compétences des artistes de plus en plus élargies. L'avant-garde comme structure idéologique et sociale n'existe plus, mais une certaine forme d'offensive contre le "prêt à penser" est toujours vivace. Tout porte à croire que l'art n'existera plus lorsque l'activité artistique sera simplement assimilée à une prestation de services, parfaitement en phase avec la société tertiaire où il s'inscrit. De ce point de vue, l'irruption de la maison dans la musée, dont les formes sont récurrentes et variées (installations, environnements construits, iconographie, maquettes) est un symptôme de la crise identitaire du sujet face à une société qui produit, stocke, conserve et archive des milliers d'objets mais c'est aussi l'expression d'un désir transgressif vital. <br /><br />(1) Citons par exemple la chambre rétro d'Edouard Kienholz <span style="font-style:italic;">Tandis que des visions de prunes confites dansent dans leur têtes</span> (1964), <span style="font-style:italic;">Le Bedroom Ensemble</span> de Claes Oldenbourg (1969) revisité par Sylvie Fleury dans une version en fourrure synthétique en 1997, <span style="font-style:italic;">La chambre de Judie</span> avec sa peinture et sa vidéo installées par David Reed (1992), les chambres-portraits dédiées à des personnalités ou encore <span style="font-style:italic;">La chambre orange</span> de Dominique Gonzalez-Foerster (1992), <span style="font-style:italic;">La chambre de la mariée</span> de Philippe Mayaux (2003)... D'autres propositions impliquent une véritable participation du spectateur : l'<span style="font-style:italic;">Hôtel passager</span> (1998) que Martine Aballéa installa à l'ARC proposait des chambres gratuites, à réserver exclusivement la journée. En Suède, à Malmö, le duo hollandais Bik Van der Pol proposait de passer deux nuits et trois jours au Rooseum, en regardant -entre autres- le film <span style="font-style:italic;">Sleep</span> de Warhol (Sleep with me, 2003). Plus provocateur et ambigu, <span style="font-style:italic;">Le Lovehotel</span> de Jota Castro était installé dans la galerie Maisonneuve (Paris), transformée pour l'occasion en chambre équipée de documentations et autres objets pornographiques à louer pour une plusieurs nuits…<br />(2) "Habiter l'exposition" était le titre d'une exposition au MAC de Marseille en 1999. <br />(3) Thomas Crow, "Modernisme et culture de masse dans les arts visuels", <span style="font-style:italic;">Les Cahiers du MNAM</span> n°19-20, juin 1987, p.20. Dans cette conférence prononcée à l'Université de British Columbia en 1981, Crow discernait l'avant-garde et le modernisme qui est "une pratique artistique autonome, centripète et autocritique". <br />(4) cf. Philippe Cuenat, "Portraits de groupes et de scènes de genre, l'exposition "relationnelle" comme représentation de la société libérale", numéro spécial de la revue <span style="font-style:italic;">art press</span>, <span style="font-style:italic;">Oublier l'exposition</span>, 2000, p. 76-82. Cuenat émet l'hypothèse que ces situations communicationnelles qui se sont développées dans les années 90 pourraient "illustrer" des nécessités institutionnelles comme celle de "la gestion des publics" et l'installation de "zones de communication". Et si elles en étaient tout simplement la conséquence ?<br />(5) Roland Barthes, "Cette vieille chose, l'art", in <span style="font-style:italic;">L'obvie et l'obtus</span>, Essais critiques III, Seuil, 1982, p.182. <br />(6) "Entretien de Louise Bourgeois avec Suzanne Pagé et Béatrice Parent" en 1995, in <span style="font-style:italic;">Destruction du père, reconstruction du père , écrits et entretiens, 1923-2000</span>, Daniel Lelong éditeur, 2000, p. 312.<br />(7) Pour cette citation et la précédente, cf. Georges Hugnet, <span style="font-style:italic;">Dictionnaire du dadaïsme</span>, Jean Claude Simoën, p. 236-239.<br />(8) cf. Sarah Wilson, "Schwitters en Angleterre", catalogue de l'exposition <span style="font-style:italic;">Kurt Schwitters</span>, Musée National d'Art Moderne, 1994-1995, p. 296-309. <br />(9) En 1988, J.P Raynaud décida de suspendre les visites de sa maison. Pendant les cinq années qui précédèrent sa destruction, il fut le seul à pouvoir en franchir le seuil, cf. Marc Sanchez, <span style="font-style:italic;">J.P Raynaud, La maison</span>, CAPC Musée d'art contemporain de Bordeaux, 1993, p.9. <br />(10) Termes employés par J.P Raynaud, la crypte étant même l'une des pièces de la maison avec la chambre, la serre et la tour, cf. Marc Sanchez, <span style="font-style:italic;">J.P Raynaud, La maison</span>, op. cit.<br />(11) De la même façon, Les cellules étroites et austères d'Absalon constituaient des environnements parfaitement autonomes à mi chemin entre "le sarcophage, la navette spatiale et l' abri anti-atomique". Chacune des cellules était une sorte d'unité de survie, un espace de solitude entièrement peint en blanc, à partir d'une base en bois et carton. Chacune résultait d'une nécessité intérieure et répondait à une angoisse très personnelle. cf. <span style="font-style:italic;">Architecture(s)</span>, catalogue de l'exposition au CAPC Musée d'art contemporain de Bordeaux, 1995, p. 47<br />(12) Sur le thème de la "maison-portrait", cf. Marie-Ange Brayer, "La maison, un modèle en quête de fondation", <span style="font-style:italic;">Exposé</span> n°3, 1997, p.27. <br />(13) Dans son célèbre essai sur "L'œuvre d'art à l'ère de la reproductibilité technique", Walter Benjamin émet l'hypothèse que "le dadaïsme cherchait à produire, par les moyens de la peinture (ou de la littérature) les mêmes effets que le public demandait au cinéma", in <span style="font-style:italic;">L'homme, le langage et la culture</span>, Essais Flammarion, 1971, p. 173.<br />(14) Il n'est pas inutile de rappeler que les artistes britanniques de l'Independant Group furent très intéressés par les collages de Schwitters et que Richard Hamilton intervint personnellement pour sauver le Merzbarn qui fut installé en 1965 à l'Université de Newcastle-upon Tyne, cf. Sarah Wilson, op. cité, p. 306.<br />(15) cf. <span style="font-style:italic;">Dan Graham, œuvres 1965-2000</span>, catalogue de son exposition au MAMVP, 2001 p. 104-105.<br />(16) Pour illustrer le slogan "Notre sincère désir est votre plaisir", les cartes postales de la John Hinde Studio avaient nécessité le recours à des centaines de figurants. Soigneusement agencées, ces photographies couleur de clubs de vacances irlandais montraient des moments de convivialité, de loisirs et de détente qui s'accordaient assez mal avec la rigueur impeccable des bâtiments préfabriqués, cf. <span style="font-style:italic;">Notre sincère désir est votre plaisir</span>, cartes postales de John Hinde présentées par Martin Parr, éditions Textuel, 2002.<br />(17) cf. "Bruit de fond",<span style="font-style:italic;"> Journal</span> n°7 du Centre National de la Photographie, décembre 2000, p.5.<br />(18) Il n'est pas inutile de rappeler que Gordon-Matta Clark était le fils du peintre surréaliste Matta et un proche de Marcel Duchamp jusqu'à la mort de ce dernier en 1968. Sa première intervention "destructrice" eut lieu dans un immeuble désaffecté du Bronx où il découpa des formes quadrangulaires dans les murs, les sols et les plafonds d'appartements situés à différents étages. Des photos ainsi que des fragments du building furent ensuite exposés, cf. Thomas Crow, <span style="font-style:italic;">Gordon Matta-Clark</span>, Phaidon, 2003, p.58-92.<br />(19) Marie-Ange Brayer, "La maison, un modèle en quête de fondation", op.cit, p.48.<br />(20) cf. Beatriz Colomina, "Le mur divisé : le voyeurisme domestique" in <span style="font-style:italic;">Exposé</span> n°3, op. cit. p.114-115.<br />(21) Marie-Ange Brayer, Béatrice Simonot, <span style="font-style:italic;">Archilab</span>, Orléans, 2001, p. 138.<br />(22) Franco Borsi, Architecture et utopie, Hazan, 1997, p. 18.<br />(23) cf. Ranti Tjan, "The return of the Prototype", <span style="font-style:italic;">Futuro, Tomorrow's house from Yesterday</span>, Toimittaneet, Marko Home & Mika Taanila, Helsinki, 2002, p. 48-53.<br />(24) Donald Judd, "A propos du mobilier", Möbel Furniture, Zürich, 1986, reproduit in Donald Judd, <span style="font-style:italic;">Ecrits</span>, 1963-1990, Daniel Lelong éditeur, 1991, p. 182-185. <br />(25) Jean-Louis Cohen, "Maquettes d'architecture, usages et usure", <span style="font-style:italic;">Oublier l'exposition</span>, op. cit. p. 54-55.carole boulbèshttp://www.blogger.com/profile/05242724794135687956noreply@blogger.com1