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mercredi 19 septembre 2012

l'effet boomerang de la danse

«L'effet boomerang de la danse», article publié dans Art press n° 389, mai 2012, p. 59-65.

La rencontre est improbable : ce printemps, Faustin Linyekula et le CCN-Ballet de Lorraine livrent leur interprétation de La Création du monde, ballet suédois créé à Paris en 1923 par Jean Börlin sous la direction de Rolf de Maré. Comment un chorégraphe congolais s'empare-t-il de ce "conte nègre" de Blaise Cendrars et des décors cubistes de Fernand Léger ? Quelle réponse apporte-t-il à la question de l'exotisme et de la confrontation des cultures lorsqu'on sait que Rolf de Maré fut le promoteur de La Revue nègre de Josephine Baker ? Comment représenter l'autre dans un monde qui se veut désormais "post-colonial ?" Réinterpréter les œuvres du répertoire moderne, déjouer les figures d'autorité, décoloniser notre imaginaire, cet objectif semble travailler de nombreux spectacles contemporains.

En danse, comment se situer par rapport à l'avant-garde ? Comment réinterpréter les classiques de la rupture ? En 2004, Marco Berrettini donnait une version décapante de Parade. Plein d’inventivité et de dérision, inspiré par Frank Sinatra et l'ambiance des casinos de Las Vegas, No Paraderen était une bombe, un spectacle aussi irrévérencieux que la parade foraine qui, en 1917, constituait l'argument du ballet de Cocteau. Faut-il déplacer les frontières ? Convoquer le théâtre, le music-hall et le film ? En 2008, Olivier Dubois créait Faune(s). Il concevait quatre tableaux différents. L'un présentait la version originale d'un autre ballet russe mythique : L'après-midi d'un faune par Vaslav Nijinski, remonté par Dominique Brun. Plus troubles, les autres volets étaient réalisés avec le concours du réalisateur Christophe Honoré et des metteurs en scène Sophie Perez et Xavier Boussiron. Faut-il se lancer dans des interprétations "fidèles", rejouer la provocation ou plutôt offrir plusieurs niveaux de lecture ? Comment élaborer un ballet non point à partir de La Création du monde, mais après La Création du monde ? Ces questions se sont posées à Faustin Linyekula, chorégraphe congolais, lorsqu'il a découvert cet étrange ballet suédois dans une étude historique de Sylvie Chalaye sur L'image du Noir au théâtre (1).



Fernand Léger, Projet de rideau pour La Création du monde

En 1923, La Création du monde (présentée au Théâtre des Champs Elysées par Rolf de Maré) avait pour objectif de parvenir à la synthèse de la danse (de Jean Börlin) et de la peinture (de Fernand Léger), tout en mettant en scène un conte africain (de Blaise Cendrars), sur la musique de Darius Milhaud. Il était très caractéristique des excentricités des "années folles" et de l'engouement pour les constructions cubistes mâtinées d'art noir et de jazz. Les costumes et les décors de Fernand Léger étaient notamment dérivés de statuettes bambara (du Mali) et songo (de l'Angola) reproduites dans le livre Negerplastik que Carl Einstein avait édité en 1922. Dès 1921, Blaise Cendrars avait publié son Anthologie nègre et inventé une sorte d'Afrique pour les blancs, en puisant dans divers livres d’ethnologie et de contes africains. L'argument de La Création du monde était plutôt léger, il y était question de dieux, d'animaux sauvages et d'un couple :

« Le thème, la rencontre d'un couple - donne littéralement le mouvement du ballet, lente explosion de formes d'où émerge un couple qui lentement, puis plus rapidement, par des zigzags mélancoliques tournoie, se rejoint, s'apaise. Le tout dure un peu moins d'une vingtaine de minutes. Le thème du couple est une idée de Cendrars que le caractère "sexuel" de l'art africain fascinait (2). »

Avant sa reprise au Musée d'art et d'histoire de Genève, ce ballet cubiste n'avait jamais été remonté. En 2000, au prix d'une patiente recherche historique, Millicent Hodson et Kenneth Archer avait montré une reconstitution qui se voulait fidèle (3). Dans La Création du monde, 1923-2012, celle-ci devient une citation placée au cœur du spectacle. Mais Faustin Linyekula crée deux autres tableaux qui encadrent le ballet historique, il réactualise le sujet de la rencontre en donnant toute leur place aux danseurs du ballet de Lorraine. Pour cela, il décide de tout inverser : les corps ne sont plus dissimulés, ils sont visibles et bien présents. Les décors et costumes sont simples et dépouillés. Retour à la réalité glacée de notre époque : sans fioriture, sans rythme coloré, sans exotisme de carton pâte, sans dieux ni animaux... Souvent, la troupe entière fait front, face au spectateur. A d'autres moments, un danseur fait face au groupe. Souvent, les corps sont agités de mouvements obsessionnels saccadés, de soubresauts. Pour finir, le seul homme noir sur scène « jette son corps dans la bataille »...

Linyekula fait le choix de prendre ses distances par rapport à l'exotisme et au merveilleux. Et on le comprend. Depuis l'exposition Partage d'exotismes, la modernité a quelque chose de suspect : « La modernité a eu des effets pervers vis-à-vis des cultures exotiques. Elle leur a conféré une existence et des lettres de noblesse tout en les reléguant dans un rôle mineur de stimulation à la création occidentale majeure (4) », écrivait Jean-Hubert Martin dans le catalogue. On peut dire, que l'art "primitif", l'art populaire (cirque, foire...), l'art "naïf", l'art brut (aliénés et incarcérés), les dessins d'enfant...ont été cannibalisés par l'avant-garde. Le phénomène ne se limite bien sûr pas au XXème siècle. Avant que les marchands et les artistes (on cite généralement Vlaminck en 1905) ne s'intéressent à l'art africain, la quête d'un âge d'or perdu passait par l'idée de se ressourcer dans les cultures lointaines de l'Océanie, de l'Orient, des Indiens d'Amérique... Par exemple, Paul Gauguin - qui avait rêvé de partir au Tonkin, puis à Madagascar avant d'opter pour Tahiti - était passé du portrait japonisant de sa Belle Angèle bretonne à celui, « indécent », selon ses propres termes (5), d'une jeune maorie allongée nue sur sa couche...



Jules Chéret, Les Zoulous, affiche pour les Folies-Bergère


De ce point de vue, et bien qu'elle embrasse un champ très vaste qui pourrait nuire à la clarté du propos, l'exposition Exhibitions, l'invention du sauvage est un évènement, car elle pose aussi la question de l'exotisme et du mélange de racisme et de désir érotique que suscite l'Autre. A travers une abondante documentation (peintures, affiches, photographies, cartes postales, extraits de films) qui englobe différents peuples dits "sauvages" arrachés aux quatre continents, on comprend aussi que le problème des zoos humains est inséparable du colonialisme et de l'hégémonie économique et culturelle de l'Occident. L'exposition a trouvé sa place au Musée du quai Branly, malgré les critiques acerbes que l'anthropologue américaine Sally Price a pu porter contre cette institution qui serait « eurocentriste » et porterait un regard « primitivisant » au lieu d'engager un véritable dialogue entre les cultures (6). Tout en se penchant sur la présence de freaks dans le cirque Barnum, sur la troupe indienne de Buffalo Bill ou sur les villages africains dans les expositions d'ethnographie, Exhibitions évoquait Saartjie Baartman, la Vénus hottentote. Esclave noire, cette sud-africaine fut exhibée dans les foires en Europe entre 1810 et 1814. Après avoir été prostitué, son corps fut étudié par les "scientifiques" français et comparé à celui des singes. Jusqu’en 1974, le Musée de l’Homme à Paris a exposé ses organes génitaux conservés dans le formol. Réclamée à la France, sa dépouille n’a été restituée à son pays que trente ans plus tard. C'est dans ce contexte que la chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin a présenté, au Festival d'automne de 2011, sa dernière création en hommage à la Vénus hottentote : Have You Hugged, Kissed And Respected Your Brown Venus Today ? (Avez-vous étreint, embrassé et respecté votre Vénus brune aujourd’hui ?) Lectrice de Bertolt Brecht et de Tadeusz Kantor, Robyn Orlin mélange la danse, la performance, le théâtre et le cabaret pour parler des zoos humains, du sexisme et de l'image des femmes africaines... Elle mobilise le public et incite certains spectateurs à participer, en tirant sur un immense tissu qui contribue à dénuder chaque actrice, danseuse, chanteuse. La performance commençait d’ailleurs à l’extérieur de la salle où les cinq femmes déguisées en bêtes de foire, se faufilaient dans le public et le prenaient à parti : « J’espère que vous n’allez pas me vendre à Londres… », « Je suis marron, pas noire… ».

Quelques semaines avant cela, le spectacle d'un autre chorégraphe qui a connu également l'apartheid contribuait à décoloniser les imaginaires et à remettre en cause les habitudes, celui de Steven Cohen : The Cradle of Humankind (le Berceau de l'Humanité). Avec ses projections de performances réalisées dans des grottes (près de Johannesburg) classées au patrimoine de l'humanité, ce spectacle hors norme et totalement inattendu interrogeait notre vision des origines, de la création artistique et du racisme. Pour la première fois, Cohen faisait monter sur scène Nomsa Dhlamini, sa nourrice noire, âgée de 90 ans, nue mais affublée d'un tutu blanc, tandis que lui, était enserré dans un corset. Le dépouillement du décor et la lumière verte contribuaient à rendre la rencontre complètement irréelle. On connaissait déjà l'incroyable Chandelier, vidéo d'une performance réalisée en 2001 en Afrique du Sud au milieu des SDF noirs de Johannesburg pendant la destruction de leur bidonville par les employés municipaux de la ville. Au risque de sa vie, Cohen, artiste blanc, homosexuel, se déplaçait sur des talons très hauts, avec un lustre en verre en guise de tutu, d'immenses faux-cils, un cœur noir dessiné sur la bouche et l'étoile juive sur le front.

Ces artistes ont été invités en France, ils y résident ou y ont résidés, et c'est une bonne chose. Malgré les réticences, des chorégraphes français se sont aussi emparés de sujets politiques. Dans son solo Exposition Universelle, Rachid Ouramdane s’interroge : « De quelle façon une idéologie s’incarne-t-elle dans des formes sensibles ? », « Quels stigmates l’histoire politique laisse-t-elle sur les corps ? ». Il explore un double registre d'émotions et chorégraphie les relations de soumission et domination de l'individu face aux différentes politiques qui façonnent et contraignent son imaginaire. La musique de Jean-Baptiste Julien (élaborée à partir d'une réflexion sur les hymnes nationaux) et les photographies qui apparaissent sur scène (dont le portrait d'Ouramdane avec un camouflage bleu, blanc, rouge) entendent tour à tour révéler et déconstruire les relations de fascination à l'autorité.
Lors de la campagne présidentielle de 2006, quand l'immigration était déjà un enjeu électoral, Latifa Laâbissi s'est aussi intéressée aux expositions universelles et à l'Exposition coloniale de 1931, à Paris. Elle a créé Self portrait camouflage, performance qu'elle interprète seule, nue, coiffée d'une parure de chef Indien. Le dispositif de « surexposition » est important : éclairage, gradins, cordons et tribune contribuent à amplifier les accents burlesques et violents de la parole qui s'exprime ou se tait. Amatrice des pantomimes de Valeska Gert qu'elle a déjà réactivées dans d'autres spectacles, la danseuse grimace un discours muet derrière son pupitre électoral ; l'instant d'après, devenue porte-voix d'une figure étrangère, elle est une animatrice de colonies qui hurle des ordres en imitant l'accent arabe ; elle exécute une danse extrêmement lente arrimée au sol ; elle provoque le spectateur en se couvrant d'un drapeau (hollandais) rouge, blanc, bleu.
Dans Loredreamsong, son duo avec Sophiatou Kossoko, Latifa Laâbissi poursuit son « exploration des figures du minoritaire ». Grimées comme dans les minstrels shows américains, elles rampent et manipulent des mitraillettes. Déguisées en fantômes, comme des revenantes, les idées haineuses font retour dans des sketchs absurdes construits à partir de mauvaises blagues xénophobes. La danse est un moyen d'expression burlesque et grotesque qui permet de se confronter aux stéréotypes pour mieux les faire exploser. Là aussi, l'acte dansé se heurte aux grimaces du réel.

NOTES :
(1) Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre, L'image du Noir au théâtre, de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), L'Harmattan, 2008, p. 336.
(2) Fabrice Hergott, « La création du monde, l'invention d'un art » dans Fernand Léger et l'art africain dans les collections Barbier-Mueller, Adam Biro, Musée d'Art et d'Histoire de Genève, 2000, p. 88.
(3) Les costumes sont refaits dans des matériaux souples pour faciliter les mouvements. Pourtant, dans les spectacles avant-gardistes, le corps du danseur est souvent entravé (pensons à Lavinia Schulz, à Oskar Schlemmer...).
(4) Jean-Hubert Martin, « La modernité comme obstacle à une appréciation égalitaire des cultures » dans Partage d'exotismes, catalogue de la 5° Biennale d'Art Contemporain de Lyon, 2000, p. 113.
(5) Voir Paul Gauguin, Oviri, écrits d'un sauvage, Idées/Gallimard.
(6) Voir Sally Price, Au musée des illusions, le rendez-vous manqué du quai Branly, Denoël, 2011. En France, pourtant, les questions de la mise en scène du "sauvage" et des représentations nationales ne sont pas nouvelles : on pense, en 1989, au livre de Pascal Ory sur L'exposition universelle de 1889, ou à l'important ouvrage collectif Zoos humains, de la Vénus hottentote aux reality shows, aux éditions de la Découverte en 2002.

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