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vendredi 20 février 2009

les lectures de Picabia

"Les lectures de Picabia, disciple indiscipliné de Nietzsche", Les bibliothèques d’artistes (XX-XXI° siècles), actes des journées d’études organisées en 2006 par Françoise Levaillant, Dario Gamboni, Jean-Roch Bouiller (dir.), à l’INHA et à la bibliothèque Kandinsky du Centre Georges Pompidou, Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2010, p. 405-416.

Étudier la bibliothèque d’un nomade tel que Francis Picabia n’est pas sans poser quelques problèmes de méthodes : ce peintre a traversé deux guerres mondiales en changeant fréquemment de domicile. Hésitant entre le Nord et le Sud de la France, il déclarait préférer vivre au soleil de la Côte d’Azur. Toutefois, il ne pouvait pas se couper entièrement des milieux artistiques et intellectuels parisiens. Né à Paris en 1879, Picabia y vécut par intermittence jusqu’en 1924, mais il effectua également des séjours en Espagne, dans le Jura, et surtout dans le Sud de la France où il prit l’habitude de passer les mois d’hiver. On sait, que fuyant la Première Guerre mondiale, il voyagea aux États-Unis, en Espagne et en Suisse. Puis, il élut successivement domicile au Tremblay-sur-Mauldre (à une cinquantaine de kilomètres de Paris) et à Mougins, dans le Sud de la France. Il passa la Seconde Guerre mondiale en « zone libre », à Golfe-Juan, tout en séjournant dans l’arrière-pays niçois et en Suisse dans la famille de sa femme Olga. À la libération, et jusqu’à son décès survenu en 1953, Picabia vécut de nouveau à Paris, dans l’appartement familial de la rue des Petits-Champs. Un tel parcours ne favorise pas la constitution et la conservation d’une bibliothèque. De surcroît on sait que les circonstances qui ont mené l’artiste à quitter son cher soleil du Midi furent plutôt dramatiques : d’un déménagement hâtif à l’autre, bien des œuvres et des livres ont pu être égarés ou volés.
Quand la rédaction de cette conférence fut entreprise, il n’existait pas d’inventaire de la bibliothèque que conserve le comité Picabia dans l’atelier-appartement parisien où l’artiste vécut ses dernières années. Aucune étude n’avait été menée. La principale difficulté fut l’impossibilité de dire avec certitude si les volumes épars conservés rue des Petits-Champs avaient tous appartenu à Picabia : l’artiste n’apposait aucune signe de propriété sur ses livres et certains d’entre eux avaient pu appartenir à ses compagnes (Gabrielle Buffet-Picabia, Germaine Everling et Olga Picabia). À l’inverse, des livres et des revues importantes, dont l’artiste avait fait usage pour soutenir sa réflexion théorique et diversifier sa pratique plastique, avaient pu être vendus par sa veuve avant la rétrospective de 1976 au Grand Palais, rétrospective qui contribua grandement à la connaissance de l’œuvre de Picabia et à la découverte de certaines de ses sources. Pour toutes ses raisons, il semble fondamental de distinguer :
- les livres publiés entre 1903 et 1932, supports de réflexion et de création que l’artiste a probablement gardés avec lui lors de ses déménagements successifs et dont l’état matériel laisse parfois à désirer.
- les livres publiés entre 1942 et 1951 qui ont accompagné la vie sédentaire de l’artiste à Paris à la fin de sa vie et qui témoignent de son réseau d’amitiés, en tant que peintre et auteur. Parmi eux, se trouvent les livres envoyés au « vieux maître » par des admirateurs.
Engagée depuis quelques années dans un travail de recherche sur la place que la poésie et la philosophie occupait dans la vie et la carrière de Picabia, j’ai tout naturellement orienté mes recherches vers ces domaines particuliers. Parmi les nombreux documents disponibles, j’ai opéré une sélection et relevé la présence d’ouvrages qui, à des degrés divers, semblaient importants pour faire évoluer la compréhension de l’artiste :

1) Les livres publiés entre 1903 et 1932, particulièrement dans le domaine des essais et de la philosophie (liste non exhaustive, donnée par ordre chronologique) :
- Frédéric Nietzsche, La Volonté de puissance. Essai d’une transmutation de toutes les valeurs, (études et fragments), trad. fr. Henri Albert, Paris, Mercure de France, 3° éd., 1903 ;
- Frédéric Nietzsche, Le Gai savoir, trad. fr. Henri Albert, Paris, Mercure de France, 10° éd., 1917 ;
- Max Stirner, L’Unique et sa propriété, Paris, Stock, 5° éd., 1922 ;
- Friedrich Nietzsche, Ecce homo, trad. fr. Alexandre Vialatte, Paris, Stock, 3° éd., 1931 ;
- Lou Andreas-Salomé, Nietzsche, trad. fr. Jacques Benoist-Méchin, Paris, Grasset, 3° éd., 1932.

2) Les livres publiés entre 1942 et 1951, plus particulièrement dans les domaines de l’art, de la poésie de la philosophie (liste non exhaustive, par ordre chronologique) :
- Camille Spiess, Nietzsche et Nice, Nice, éd. Athanor, 1942 ;
- Blaise Cendrars, Poésies complètes, introduction de Jacques-Henry Lévesque, Paris, Denoël, 1944 ;
- E.L.T. Mesens, Troisième front, poèmes de guerre suivi de Pièces détachées, London, London Gallery Editions, 1944 ;
- Louis Scutenaire, Mes Inscriptions, Paris, Gallimard, 4° éd., 1945 ;
- Paul Nougé, La Conférence de Charleroi, Bruxelles, Librairie Sélection, 1946 ;
- Marcel Mariën, Les Corrections naturelles, Bruxelles, Librairie Sélection, collection "Le Miroir infidèle", 1947 ;
- Louis Scutenaire, René Magritte, Bruxelles, Librairie Sélection, 1947 ;
- Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. fr. M. Betz, Paris, Gallimard, 1947 ;
- André Breton, Poèmes, Paris, Gallimard, 1948 ;
- Jean-Paul Sartre, Visages, précédé de Portraits officiels, avec quatre pointes sèches de Wols, Paris, Seghers, janvier 1948 ;
- Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, émission radiophonique enregistrée le 28 novembre 1947, Paris, K Éditeur, 1948 ;
- Aimé Césaire, Soleil cou coupé, Paris, K Éditeur, 1948 ;
- Kurt Schwitters, La Loterie du jardin zoologique, illustré de huit dessins de Max Ernst, collection « L’âge d’or » dirigée par Henri Parisot, 1951.


Sur les dix-huit volumes cités, seuls cinq présentent des dédicaces adressées à Picabia. Ce sont les livres d’André Breton et des auteurs belges Marcel Mariën, E.L.T. Mesens, et Louis Scutenaire. On sait que Picabia visita l’exposition internationale du surréalisme de 1947, à la galerie Maeght. Dans une de ses lettres à Suzanne Romain, il indique d’ailleurs de façon laconique mais révélatrice « qu’il est bien avec Breton pour le moment ». Malgré leurs désaccords politiques (1), le fidèle André Breton inscrivit cette aimable dédicace sur son recueil de Poèmes publié en 1948 :

« À Francis Picabia
au grand poète, à l’esprit moderne par excellence de tout cœur son ami André Breton ».


On ne sait pas si Picabia, qui échoua dans son désir de faire éditer son roman Caravansérail aux éditions Gallimard en 1924, et qui ne publia aucun texte chez cet éditeur contrairement à Aragon, Éluard ou Scutenaire, apprécia pleinement cette publication. Picabia était très proche du couple d’artistes Henri Goetz-Christine Boumeester qui contribua à l’introduire dans le milieu artistique parisien. À la fin de sa vie, il semblerait qu’il ait adopté une attitude plutôt réservée vis-à-vis d’André Breton, et à fortiori à l’égard des jeunes auteurs belges qui le sollicitaient. Pourtant, l’existence de liens, ou tout au moins de tentatives en ce sens est attestée par la présence des cinq livres belges dans la bibliothèque du peintre :
- E.L.T Mesens, Troisième front, London, London Gallery Editions, 1944 ;
- Paul Nougé, La Conférence de Charleroi, Bruxelles, Librairie Sélection, 1946 ;
- Marcel Mariën, Les Corrections naturelles, Bruxelles, Librairie Sélection, 1947 ;
- Louis Scutenaire, Mes Inscriptions, Paris, Gallimard, 1945 ;
- Louis Scutenaire, René Magritte, Bruxelles, Librairie Sélection, 1947.

Cette découverte permet de poser un problème qui était plutôt négligé jusqu’ici, celui des rapports qu’entretenait le peintre avec les compères de Magritte. Dès 1925, Picabia contribua à plusieurs revues belges d’obédience surréaliste qui étaient déjà plutôt dissidentes par rapport à la doxa parisienne : Œsophage (en mars 1925), Marie (en juillet 1926), Variétés (« Le Surréalisme en 1929 »). En 1946, il répondit à une enquête (2) de la revue Le Savoir vivre qui fut publiée par La librairie Sélection de Bruxelles, ce qui pourrait expliquer la présence, dans sa bibliothèque, des livres de Nougé, Mariën et Scutenaire publiés par le même éditeur. Pourtant, en 1947, l’importante dédicace du Magritte de Scutenaire donne à réfléchir et incite à aller plus loin :

« À Francis Picabia
qui rendit tout possible, avec mon admiration et mon amitié ! Louis S »


Rappelons qu’en 1947, alors qu’il adoptait un style beaucoup plus empâté, Magritte était sous le feu de critiques qui l’accusaient de « copier » Renoir ! De telles problématiques rappellent les déboires de Picabia en 1904, au moment où ses plagiats des œuvres post-impressionnistes d’Alfred Sisley et de Camille Pissarro étaient dénoncés par la presse. Effectivement Picabia est le peintre qui « rendit tout possible ». Il n’est pas exclu que la dédicace de Louis Scutenaire ait eu pour objet d’obtenir son soutien, au moment où il fomentait avec Magritte un gigantesque canular : l’exposition en mai 1948, à Paris, à la galerie du Faubourg, de quinze peintures à l’huile et dix gouaches de facture « vache ». En effet, pour sa première exposition parisienne, Magritte avait souhaité provoquer les amateurs d’art et heurter le bon goût parisien en forçant délibérément le trait pour coller à l’image provinciale que les Français avaient des Belges. Il exposa des œuvres idiotes comme Le contenu pictural : dotée d’une tête et de mains jaunes, une figure clownesque est représentée en costume marron et cravate bleue à rayures, sur un fond de ciel bleu nuageux. Dans le document qui accompagna cette sulfureuse exposition, Scutenaire publia un texte d’anthologie intitulé « Les pieds dans le plat ». Sans manifester le moindre respect pour son lecteur, il écrivit des insanités, dans un langage argotique (3). Ces charges rappellent l’esprit dada et les articles incendiaires (parfois même insultants) que Picabia publia dès 1919 lorsqu’il prenait pour cible les cubistes, Jean Cocteau, Paul Poiret ou encore Fernand Léger. Mais le peintre, qui cherchait à se donner une nouvelle respectabilité n’en était plus là en 1947. La réponse – si réponse il y eut – se fit probablement attendre car le Magritte de Scutenaire ne fut même pas découpé par Picabia. Pourquoi un tel désintérêt ? L’œuvre du surréaliste belge en était encore à ses balbutiements quand « le loustic » peignait déjà des monstres ripolinés affublés de dizaine de paires d’yeux et de nez aussi longs qu’un masque de carnaval ! D’ailleurs Magritte devait être conscient de sa dette, lui qui avait rédigé, en 1946, un article laudateur sur la « peinture animée » du peintre aux « cheveux blancs » (4). Enfin, du point de vue littéraire, l’essai de Scutenaire procédait par collages, exactement comme le remarquable Donner à voir (Gallimard, 1939) de Paul Éluard. Mais cet auteur qui fréquentait et encourageait Scutenaire et que Marcel Mariën préférait à Breton (5), n’avait jamais été un proche de Picabia.
Pour les autres publications, les noms de Jean-Paul Sartre, Aimé Césaire ou Antonin Artaud ne manquent pas de surprendre, eu égard à ce que l’on sait des goûts et des amitiés orageuses de Picabia. Il importe, dans un premier temps, de prendre en compte leur éditeur et leur préfacier. Puis dans un second temps, d’analyser les traces physiques qui attestent d’une éventuelle lecture : cahiers découpés ou non, pages cornées, passages soulignés ou mis en valeur par un signe graphique.
On peut supposer que les deux livres sur Alfred Jarry et Blaise Cendrars furent offerts à l’artiste par Jacques-Henry Lévesque. Ami de Picabia depuis les années trente, il fut l’un des initiateurs de la revue Orbes et prononça la toute première conférence sur Dada à la Sorbonne, en 1936. De même, le recueil de Schwitters fut probablement recommandé à Picabia par Henri Parisot lui-même. Cet auteur et traducteur avait été à l’origine du Choix de poèmes de Picabia, dans l’ouvrage du même nom publié aux éditions GLM en 1947, avec une préface d’André Breton. Même logique pour les livres d’Antonin Artaud et d’Aimé Césaire parus chez K éditeur en 1948 : ils furent probablement offerts ou recommandés à Picabia pour l’inciter à participer à la revue K que dirigeaient Henri Parisot et Alain Gheerbrandt – ce qu’il fit en mai 1949 à l’occasion du troisième numéro. À propos de Visages de Sartre, surprenant petit recueil en prose, on peut émettre l’hypothèse d’un don de Wols qui avait illustré les poèmes de quatre pointes sèches. L’artiste participa, avec Picabia, à l’importante exposition collective HWPSMTB que Michel Tapié organisa à Paris, à la galerie Colette Allendy, pendant cette même année 1948.
Ces artistes ou écrivains liés au réseau d’amitié de Francis Picabia permettent de dire, sans grand risque de se tromper, que les ouvrages auxquels leurs noms sont associés firent partie de sa bibliothèque parisienne. Surtout, ils nous donnent une idée de la vitalité de la création intellectuelle et artistique parisienne au lendemain de la guerre, ce que confirme d’ailleurs l’activité critique de Picabia, qui rédigea notamment de petits articles pour la galerie Colette Allendy, répondit à des enquêtes et participa à huit émissions radiophoniques sur le thème de la peinture entre 1945 et 1950. Cet intérêt pour la radio – stimulé par Henri Goetz qui était producteur – explique sans doute la présence du sulfureux Pour en finir avec le jugement de Dieu. La censure de cette émission radiophonique créa, en 1948, peu de temps avant le décès d’Artaud, une retentissante polémique sur la liberté d’expression. Pourtant Picabia n’est pas plus proche d’Antonin Artaud qu’il ne l’était de Georges Bataille – même si ce dernier exprimait très directement son nietzschéisme dans la revue Acéphale. Le théâtre de la cruauté de l’un, l’érotisme noir de l’autre, se situaient aux antipodes de l’approche jouissive et finalement très grivoise de Picabia, le séducteur (6). De la même façon, on peut se demander si l’artiste a été sensible aux réflexions de Sartre sur « le visage » qui « absorbe l’univers comme un buvard absorbe l’encre », « qui se jette en avant de lui-même dans l’étendue et dans le temps » (7) ? Rien n’est moins sûr. Il est probable qu’il ait préféré les réflexions à l’emporte-pièce de Marcel Mariën dans Les Corrections naturelles : après avoir fait l’éloge de Dada, des ready made et de La Sainte-Vierge de Picabia (8), Mariën mettait en parallèle La Nausée de Sartre et la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico pour insinuer que le philosophe ne faisait qu’en donner une interprétation littéraire (9). Dans le climat d’après-guerre, une telle charge contre Sartre – mais aussi Simone de Beauvoir et Albert Camus qui étaient mis dans le même sac – montre bien le fossé qui séparait la littérature existentialiste émergente de l’expérience surréaliste déjà ancienne.

Dans un second temps, l’analyse des traces physiques permet de se faire une petite idée de l’intérêt que Picabia porta à ses différents livres : si les pages des cahiers des livres d’Artaud, de Sartre ou de Schwitters ont toutes été découpées, 70 pages sur 122 l’ont été dans le livre d’Aimé Césaire. Aucun de ces « livres d’amis » ne portent d’annotations, de pages cornées ni même de passages soulignés : aucun signe particulier. Tout change avec six autres volumes publiés entre 1917 et 1947 : La Volonté de puissance, Le Gai savoir, Ecce homo, Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, sans oublier l’essai biographique de Lou Andreas-Salomé sur le philosophe allemand et L’Unique et sa propriété de Max Stirner. De nombreux signes graphiques tracés à l’encre noire dans les marges (quelques croix, de rares flèches, et beaucoup des traits légèrement obliques indiquant peut-être un repère de lecture) devraient dissiper tout doute quant au fait qu’il les ait lus. Certains traits sont également placés dans le texte et quelques fragments de phrases soulignés. Alors que le Stirner n’a suscité que quelques rares croix dans les marges (p. 144, 217 et 225), les livres de Nietzsche sont parsemés de signes résultants apparemment d’une lecture active.
Pour retrouver certains passages, Picabia eut visiblement recours à une méthode peu respectueuse : les angles supérieurs de nombreuses pages ont été cornés, particulièrement dans l’édition d’Ecce homo de 1931 et l’étude de Lou Andreas-Salomé paru l’année suivante. Or les liens entre ce livre tardif de Nietzsche (paru en 1884) et celui que Salomé publia en langue allemande peu de temps après (en 1894) sont évidents. L’un est une autobiographie ironique où le philosophe se targue, entre autres choses, d’être « le premier psychologue ». Le second, écrit par l’une des femmes qui a le plus compté dans sa vie et qui fut ensuite l’une des premières disciples de Freud, analyse notamment la personnalité et les « métamorphoses » de Nietzsche. C’est précisément pendant cette même année 1931-1932, où il recevait le soutien de jeunes auteurs de la revue Orbes publiée par José Corti, que Picabia commença secrètement à détourner certains aphorismes nietzschéens dans ses articles de presse sur le cinéma.
Matériellement, le livre le plus abîmé est Le Gai savoir dans lequel Picabia puisa si souvent son inspiration. L’étude attentive de ce livre est rendue quasiment impossible par son état de délitescence. Il est surprenant de remarquer que sa couverture porte en caractère un peu effacé le nom de Jean Van Heeckeren (grand admirateur de Picabia, de Cendrars et de Nietzsche, ami de Jacques-Henri Lévesque et autre initiateur de la revue Orbes). S’agit-il vraiment de l’exemplaire que l’artiste eut entre les mains lorsqu’il se livra à un véritable plagiat des aphorismes nietzschéens dans divers articles ou dans sa correspondance privée entre 1945 et 1951 ? Un doute subsiste. Deux exemples permettront une confrontation rapide. L’aphorisme 35 (« Hérésie et sorcellerie ») qui a fait l’objet de nombreuses réécritures ne présente que quelques petits traits dans les marges. Il est vrai qu’il est bref. L’aphorisme 107 (« Notre dernière reconnaissance envers l’art ») est plus long et présente plus de signes graphiques. Mais il faut reconnaître que l’observation de ce fragment précis dans l’édition de 1917 n’aide absolument pas à comprendre comment et pourquoi Picabia l’utilisa si souvent : aucune ratures, aucun passages soulignés, aucun mots remplacés.
Peut-être est-il inutile de vouloir trouver les preuves tangibles de l’intérêt de l’artiste pour les livres de Nietzsche ? N’est-il pas incohérent de tenter de débusquer un esprit de système quand le texte source en est lui-même dépourvu ? Ces tracés désordonnés et peu compréhensibles révèleraient plutôt un trait de caractère qui ne surprend guère. Picabia n’étudiait pas les livres de Nietzsche comme le ferait un étudiant, crayon en main ; tout porte à croire que sa lecture quotidienne (?) commençait et évoluait au hasard, pratique jouissive que l’anti-système de Nietzsche autorisait et même légitimait pleinement. Picabia n’était certainement pas un intellectuel qui se plongeait une semaine entière dans l’étude d’un livre, mais il n’était pas non plus un artiste qui ne jurait que par l’émotion ou la sensibilité. À travers les livres qu’il posséda, la philosophie de Nietzsche constitua un ensemble de possibles, dans lequel l’artiste vieillissant puisait à la fois consolation et inspiration. Il le fit très librement, sans jamais se laisser enfermer dans un système et sans vénérer les écrits du philosophe allemand.

Cette insouciance qui confine à l’irrespect trouve une illustration dans l’édition d’Ainsi Zarathoustra que conserve le Comité Picabia. Sur la page blanche qui précède la page de titre, un petit rectangle de papier journal a été collé : la reproduction d’un portrait de Nietzsche, accompagné de cette légende amusante « Ah ! les belles moustaches ». L’inscription au crayon de papier est indéniablement de la main de l’artiste. Comme elle ne présente pas de ponctuation, elle laisse supposer une suite que nous n’avons pas. À l’instar d’autres créateurs, Picabia avait probablement lu ce livre fondateur au moment de sa première parution en français, dans la traduction d’Henri Albert, à l’aube du XXe siècle. Cette édition de 1947 était probablement un rachat. Peut-être s’agit-il du livre choisi par Picabia pour initier sa maîtresse Suzanne Romain à la philosophie de Nietzsche qu’il plagia pour elle dans de nombreuses lettres d’amour ? Cela pourrait éclairer cette moquerie sans conséquence à propos des moustaches de Nietzsche. Cela pourrait surtout expliquer la présence exceptionnelle, au début du livre, de deux annotations inscrites au crayon de papier. Ces ajouts dans le texte sont d’autant plus importants qu’il s’agit des deux seuls exemples connus à ce jour. Ils se trouvent dans cet exemplaire d’Ainsi parlait Zarathoustra, page 30 et page 32 :

1 ) Page 30, le texte nietzschéen se présentait sous forme d’un dialogue :
« Zarathoustra répondit : « Qu’ai-je parlé d’amour ! Je vais faire un don aux hommes ».

Dans la marge, l’artiste a ajouté une précision très personnelle qui est le leitmotiv de toutes ses lettres à Suzanne Romain : « un don d’amour ».

2 ) Page 32, Picabia a souligné les mots péchés, suffisance et avarice dans l’extrait :
« Ce ne sont pas vos péchés, c’est votre suffisance qui clame contre ciel, c’est votre avarice, même dans le péché… ».

À cela, il a associé une phrase écrite en bas de page :
« Nietzsche n’a fait qu’entrevoir ce qu’il fallait voir. Le surhomme doit être Dieu. ».

Par son outrance, la déclaration de Picabia rappelle à nouveau les sacrilèges dadaïstes. Mais son caractère catégorique peut aussi s’expliquer par la volonté de prouver qu’il était en mesure de critiquer Nietzsche, de le prendre en défaut et de le surpasser. Une façon comme une autre de séduire sa maîtresse qui n’était ni artiste, ni intellectuelle ! Ces deux exemples sont surtout caractéristiques des distorsions qui sont infligées à la pensée du philosophe. Celle-ci est retournée comme un gant : contrairement à Zarathoustra qui rejette cette idée, Picabia est prêt à faire un « don d’amour » aux hommes (à Suzanne). Pour lui, le surhomme terrestre – qui surmonte l’homme après la mort de Dieu – devient Dieu à son tour.
Fait intéressant, le portrait viril de Nietzsche avec ses énormes moustaches est reproduit sur les couvertures de deux livres de la bibliothèque de Picabia : Nietzsche et Nice signé par Camille Spiess et surtout le Nietzsche de Lou Andreas-Salomé. Peu connu aujourd’hui, Spiess fut l’auteur de nombreuses études de « biophysiologie » et d’essais « psycho-synthétiques » (10). La présence d’un tel livre est plutôt étonnante. Précisons immédiatement que les seules pages découpées sont au nombre de dix : de la page 48 à la page 57, ce qui en dit long sur l’intérêt que l’artiste y trouva. Ces pages décrivent, sur un mode romanesque, la solitude du philosophe dans le port de Nice alors qu’il travaillait – selon l’auteur – à La Volonté de puissance et à La Généalogie de la morale. Rappelons que Picabia vivait non loin de Nice. Il pourrait s’agir du cadeau d’un proche qui connaissait son intérêt pour le philosophe.
Le portrait de Nietzsche est aussi reproduit dans l’étude de Lou Andreas-Salomé. Mais là n’est pas l’essentiel : tout au long du volume, de nombreuses pages ont été cornées, des passages ont été cochés, ce qui tendrait à prouver que l’étude psychologique de la personnalité du philosophe ainsi que le récit des relations intellectuelles entre Nietzsche et Salomé ont retenu toute l’attention de Picabia. Salomé affirmait par exemple que « la douleur et la solitude étaient deux figures tutélaires qui veillaient sur la destinée de Nietzsche » et que « ses aphorismes et ses livres reflétaient, dans une certaine mesure, la nature de ses souffrances physiques ». Ses thèmes sont fortement présents dans les écrits du « dernier Picabia ». Mais l’artiste a plus spécifiquement mis en valeur deux passages par des signes graphiques placés dans les marges. Ils se trouvent page 45 et page 154.

1 ) Page 45 :
« De toutes les tendances fondamentales de Nietzsche, aucune n’était plus profondément ancrée en lui que son instinct religieux. S’il était né à une autre époque que la sienne, jamais ce fils de pasteur ne serait devenu un libre penseur. »

2 ) Page 154 :
« La toute puissance et la souveraineté de la vérité, sont-elles vraiment si désirables ? … Il faut pouvoir, de temps en temps se reposer de la vérité en se plongeant dans la non-vérité, sans quoi l’existence serait trop fastidieuse. »

Le premier fragment a fait l’objet d’un bref commentaire de William Camfield en note d’un article où il cherchait à comprendre pourquoi les peintures et les textes de Picabia comportent « une quantité considérable d’images et d’allusions chrétiennes » (11). Curieusement l’auteur met l’accent sur l’éducation religieuse de Picabia, en négligeant la notion de libre-pensée qui en découle. N’oublions pas que, pendant ses années d’apprentissage, l’artiste fréquenta les fils de l’anarchiste Camille Pissarro (12) !
L’autre fragment est une citation de Nietzsche dans Aurore dont la thématique sur l’erreur et la vérité fait penser au fameux aphorisme 107 du Gai savoir (« Notre ultime reconnaissance envers l’art »). Picabia s’intéressait fortement à l’idée nietzschéenne de « bonne volonté de l’illusion » : dans un monde où la vérité n’existe pas, l’art est une illusion salvatrice.
De toute évidence, les répercussions cachées de l’œuvre et de la biographie de Nietzsche sur la pensée de Picabia furent considérables. Ce fait est attesté non seulement pas ses emprunts et ses réécritures inavouées qui ont cours entre 1917 et 1950, mais aussi par les livres de sa bibliothèque parisienne. Toutefois, on aurait tort de laisser entendre que la philosophie de Nietzsche ait été pour Picabia un modèle à suivre aveuglément, sans discernement, ni renversement. Bien au contraire, l’approche de l’artiste est à la fois irrespectueuse (un mélange détonant de construction et de déconstruction) et fortement individualiste : il s’agit bien de s’approprier les écrits d’un autre auteur pour pratiquer une « transvaluation » fondamentale des valeurs. C’est également sous cet angle que l’on peut aborder la seconde dédicace fort élogieuse de Louis Scutenaire qui apparaît dans son livre Mes Inscriptions :

« À Francis Picabia, l’un de mes grands hommes, avec toute mon admiration et – puisque je n’ai pas honte de moi-même – toute mon affection. Louis S. »

Or, le premier volume des Inscriptions de Scutenaire, qui paraît en 1945 aux éditions Gallimard sur les instances de Raymond Queneau et de Jean Paulhan et sur les recommandations de Paul Éluard, se présente sous forme d’aphorismes. Par cette phrase sibylline, Scutenaire rendait donc hommage à un « grand homme » (autant dire un maître) qui s’inspirait de Nietzsche, écrivait des aphorismes et pratiquait le collage littéraire, comme lui-même. De la sorte, il établissait un lien de connivence entre leurs approches, bien que Picabia n’ait jamais revendiqué officiellement son étrange filiation avec le philosophe allemand.

NOTES
(1) Ceux-ci avaient pris de l’ampleur à compter de 1927, lorsque le peintre provoquait les surréalistes en écrivant que « Mussolini peut être un fou dangereux, inquiétant » mais « plus sympathique que l’effigie d’un Lénine », voir Francis Picabia, « Une profession de foi de Picabia, Lumière froide », Le Journal des hivernants, janvier 1927, p. 20-21, republié dans Francis Picabia, Écrits critiques, Éditions Mémoire du livre, préface de Bernard Noël, édition établie par Carole Boulbès, Paris, 2005, p. 229-230.
(2) Voir Francis Picabia, Écrits critiques, op.cit., p. 434.
(3)Voir Magritte, La période vache, « les pieds dans le plat » avec Louis Scutenaire, Réunion des Musées Nationaux, Musée Cantini, Marseille, 1992, p. 134-140.
(4) Ce texte initialement prévu pour un catalogue d’exposition en 1946 fut publié dans Le Fait accompli, n° 78, en février 1973.
(5) « La définition d’Éluard touchant l’attitude nouvelle qui incombe au poète, constitue toujours notre façon d’envisager l’activité poétique. », voir Marcel Mariën, Les Corrections naturelles, Librairie Sélection, collection le Miroir infidèle, Bruxelles, 1947, p. 108. Mariën et ses amis rejetaient l’automatisme, associé « au laisser-aller ordinaire de la pensée ».
(6) Rappelons que Picabia souhaita conclure son entretien radiophonique du 18 avril 1950 avec Georges Charbonnier par une chanson de Mayol : « Viens Poupoule » ! Rien de comparable avec l’expressivité souffrante d’Artaud le Mômo...
(7) Jean-Paul Sartre, Visages, Portraits officiels, Seghers, Paris, janvier 1948, p. 33 et p. 40.
(8) Marcel Mariën, Les Corrections naturelles, op. cit., p. 76.
(9) Ibid., p. 80-81.
(10) En 1930, il s’est intéressé, aux « problèmes de l’inversion sexuelle », particulièrement chez Gide…
(11) William Camfield, « Dieu est partout sauf dans les églises, du religieux et du blasphème dans l’œuvre de Picabia », catalogue de l'exposition Francis Picabia, singulier idéal, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris/Musées, 2002, p.74.
(12) Voir Francis Picabia, Écrits critiques, op. cit., p. 21-35.

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