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jeudi 22 septembre 2022

clins d'oeil et création collective

Catalogue d'exposition Amitiés et Créativité collective, Marseille, Mucem, 2022 

Œuvre collective initiée par le peintre et poète Francis Picabia, L’Œil cacodylate est réalisé en 1921. Un siècle plus tard, cette toile revêtue de cinquante-quatre signatures du monde de la peinture, de la littérature et du spectacle est devenue une icône dada presque aussi célèbre que la Joconde à moustache duchampienne. Mais sait-on exactement ce que l’artiste a voulu faire ? Dans quelles circonstances ? Et pourquoi ?
 

Sur un fond rose vif, Picabia représente un œil énorme à la pupille dilatée. Il signe en bas, colle son portrait photographique, inscrit le titre énigmatique en lettres capitales dans un cartouche, puis laisse la surface vide... Les raisons d’une telle extravagance? Un zona, trouble ophtalmologique très invalidant soigné au cacodylate de soude durant le mois de mars 1921 ; mais aussi, c’est évident, la résonance creuse des paroles : 

« Des yeux sont fixés sur mon œil contracté – paroles banales, paroles qui pleurent insensibles [...]. Je savoure mes paupières et mon œil rougi veut saisir la nuit. Je suis fou ! [...] Depuis vingt-cinq jours la chambre devient de plus en plus étroite, nous sommes bloqués ; le danger ne passe pas (1). » 

Reclus, le malade presse ses visiteurs d’écrire quelque chose sur la toile, à la peinture, avec un pinceau. Man Ray et Georges Auric ont exprimé leur surprise face à cette requête peu habituelle (2). Il est hors de question de réfléchir longtemps avant d’écrire un bon mot : la spontanéité et la performativité de la réponse sont essentielles. Ainsi, Picabia invite Jean Hugo à compléter sa signature par le mot « voilà » qu’il vient de prononcer. Tandis que Marcel Duchamp signe le contrepet « en 6 qu’habilla rrose Sélavy », les dadaïstes s’essayent au détournement de slogans. Tristan Tzara écrit: « Je me trouve très Tristan Tzara »; Man Ray: « directeur du mauvais movie » ; Paul Dermée : « Paul Z. final Dermée »; Jacques Rigaut : « Parlez pour moi » ; Georges Ribemont-Dessaignes : « Je prête sur moi-même ». D’autres réponses s’entremêlent : « J’ai tout perdu et perdre est gagné » de Benjamin Péret enserre l’aveu de Suzanne Duchamp « Quand on me prend au dépourvu, moi = je suis bête ». De même, « le manque dada » de Céline Arnauld perturbe « Mon œil en deuil de verre vous regarde » de Jean Crotti. Enfin, l’affirmation de Jacques Povolozky « Je l’édite » semble répondre à la question de Clément Pansaers: « Picabia te souviens-tu de Pharamousse ? » 

Sans cesse en quête de la nouveauté, renonçant aux académies autant qu’aux écoles, Picabia a toujours refusé de s’enfermer dans un style. Membre actif du groupe dada international, contributeur d’une multitude de revues d’avant- garde, il crée 391, Cannibale, Le Pilhaou-Thibaou et écrit les recueils de poèmes Pensées sans langage, Jésus-Christ Rastaquouère, Unique eunuque... Avec lui, la peinture est une arme : un singe en peluche collé sur une toile symbolise Cézanne, Renoir et Rembrandt (Portrait de Cézanne. Portrait de Renoir. Portrait de Rembrandt. Natures mortes, 1920). « Pour que vous aimiez quelque chose, il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d’idiots », écrit-il sur une cible peinte présentée lors d’une manifestation dada parisienne. 
Dans la même veine, L’Œil cacodylate est un manifeste sans prétention, longtemps exposé dans un bar. Il témoigne de sa volonté de fédérer les artistes dans une sorte de fronde amusante contre l’ordre établi et l’ennui. Les « clins d’œil » de tous les signataires font référence à un savoir commun : la première monographie sur Picabia éditée en 1920 par le libraire Povolozky et rédigée par Marie de la Hire, « Pharamousse », le pseudonyme de Picabia dans la première livraison de sa revue 391, les yeux de verre insérés par Crotti dans une peinture en 1915 ou encore, Z, revue dada publiée par Paul Dermée en mars 1920 et qui ne connut qu’un seul numéro. 

Filant la métaphore du regard, le séducteur – qui n’a pas « froid aux yeux » – élabore un réseau de connivences entre son œil rougi par le zona et Les Yeux chauds, peinture inspirée d’un schéma mécanique, puis titre d’un projet de revue musicale avec et pour la cantatrice Marthe Chenal. Malgré ses réserves, cette dernière joue un rôle majeur dans cette aventure picturale. Picabia fréquentait assidument la villa de Villers-sur-Mer ainsi que l’hôtel particulier parisien de la vedette où il organise Le Réveillon cacodylate à la fin de l’année 1921. Lors de cette soirée, les peintres Henry Valensi, André Dunoyer de Segonzac et la pianiste Magdalena Tagliaferro eurent la possibilité de compléter l’œuvre (3). 

Comme Les Yeux chauds, que la critique avait moqué, L’Œil cacodylate fut exposé au Bœuf sur le Toit, par provocation. Dans le célèbre bar-restaurant-dancing de Louis Moysès, où artistes et mécènes viennent s’encanailler au rythme des fox-trot interprétés par Jean Wiéner, Jean Cocteau s’improvise batteur et légende son portrait photographique : « Blues, couronne de mélancolie je jazz trap drummer ». Tandis que les compositeurs et interprètes Gabrièle et Marguerite Buffet, Renata Borgatti, Hania Routchine, Georges Auric et Francis Poulenc signent la toile à leur tour, Darius Milhaud se distingue par ses caricatures : son énorme visage dominant un petit cheval (une photo de foire) complète l’affirmation « Je m’appelle DADA depuis 1892 ». Cette déclaration rappelle le nihilisme narquois de Picabia lorsqu’il fait mine de se justifier face aux critiques : 

« Moi, je l’ai écrit bien souvent, je ne suis rien, je suis Francis Picabia; Francis Picabia qui a signé L’Œil cacodylate, en compagnie de beaucoup d’autres personnes qui ont même poussé l’amabilité jusqu’à inscrire une pensée sur la toile (4) ! » 

Bien avant l’avènement du surréalisme puis de Fluxus, ce jeu artistique collectif est exemplaire. Accessibles à tous, ne nécessitant aucun savoir-faire, signatures et collages se répondent. Picabia imaginait-il que ce « tableau très beau et très agréable à voir et d’une jolie harmonie (5) » serait plus tard exposé dans les collections du musée national d’Art moderne après son acquisition en 1967 ? 

NOTES 
(1) Francis Picabia, « Zona », La Vie des lettres, juillet 1921, voir Francis Picabia. Écrits critiques, Paris, Mémoire du livre, 2005, p. 339. 
(2) Francis Picabia dans les collections du MNAM, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 50. (3) Voir la liste des invités dans L. H., « Le réveillon cacodylate », Comœdia, 2 janvier 1922, p. 3. 
(4) Francis Picabia, « L’Œil cacodylate », Comœdia, 23 novembre 1921, voir Écrits critiques, op. cit. p. 91. 
(5) Ibidem.

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