Rechercher dans ce blog

samedi 13 février 2010

la reproduction des monstres

"Picabia et Picasso, la reproduction des monstres", conférence lors du colloque Rire avec les monstres, caricature, étrangeté et fantasmagorie, organisé par Sophie Harent et Martial Guédron lors de l'exposition Beautés Monstres, Musée des Beaux-Arts de Nancy, 11-12 décembre 2009.

Placer un colloque d’histoire de l’art sous le signe du rire et en faire un sujet d’étude tout à fait sérieux, ne serait-ce pas contribuer à forger cette « esthétique du rire » que Charles Baudelaire appelait de ses vœux ? Dans son effort pour définir l’« Essence du rire », le poète distinguait deux types de comiques : celui « significatif » et « féroce » de Molière, et l’autre « grotesque » et « caricatural » (1) de Rabelais. Avant cela, les frères Schlegel disaient déjà de la caricature qu’elle était « une association passive de naïf et de grotesque », ils affirmaient que « le poète peut l’employer sur le mode tragique aussi bien que comique (2) ». Tout porte à croire que cette vision romantique que l’on associera aisément aux notions de « Witz » et d’autodérision a irrigué bien des œuvres du XXe siècle et qu’elle irrigue encore en profondeur les œuvres d’art de notre temps. Immémorial, le sens de la farce et du grotesque demeure un moyen de renaître à soi-même, en s’inscrivant en faux contre toutes les manifestations du sacré, en riant à gorge déployée de l’inanité de certains mots d’ordre sociaux et politiques. Le sujet est vaste. Nous proposons de traquer les notions de grotesque, de comique et de tragique chez les deux grands « Pica » du vingtième siècle : Picabia et Picasso, en comparant tout particulièrement leurs rapports aux chefs d’œuvre du passé.

Deux remarquables « beautés monstres » de l’exposition

Les deux images dont nous partirons convoquent des régimes visuels très différents : Le Monstre marin d’Albrecht Dürer (gravure sur bois, 1498) [fig. 1] est une représentation allégorique dont la signification reste obscure. La scène n’illustre aucune description connue, elle semble plutôt faire la synthèse de différents mythes. Le Portrait de Siriaco (huile sur toile, 157 x 99 cm, 1786) est peint par le portugais Joachim Leonardo da Rocha avant l’abolition de l’esclavage. Il s’agissait de documenter un cas d’albinisme partiel observé sur l’île de Saint-Domingue [fig. 2]. Par analogie avec les tâches des robes des chevaux pies, les noirs atteints d’albinisme étaient classés dans la catégories des « nègres pies » et exhibés dans les cours princières, dans les foires ou les cirques. Le portrait en pied de cet enfant presque nu, au sexe indéterminé, qui partagea le sort des nains, des géants et autres femmes à barbe, synthétise des fantasmes plutôt obscurs qui semblent répondre en premier lieu aux attentes des cabinets de curiosités. Par la suite, le portrait fut accroché dans l’amphithéâtre Laënnec de l’ancienne Faculté de Médecine de Paris. Dans un article de 1925, sur « Les nègres blancs et les nègres pies », le docteur Neveu-Lemaire affirmait que la toile aurait appartenu au gouverneur de l’île de Saint-Domingue. Elle lui aurait été donnée par le botaniste espagnol Don José Pavon, en même temps qu’une collection d’insectes du Pérou. Mais faut-il y prêter foi à ce récit, alors que la revue Æsculape livrait par ailleurs des articles pseudo scientifiques sur les spectres, le rachitisme de Mona Lisa et sur l’existence d’hommes à queue ?

Relectures grotesques
Ces deux images que tout semble séparer ont retenu l’attention de Francis Picabia qui a réalisé des aquarelles et des gouaches à partir de reproductions de ces documents (et de bien d’autres encore). Entre 1924 et 1927, ces relectures furent l’occasion d’une recherche plastique très personnelle qui ne trouve guère d’équivalent dans l’histoire de l’art : le « loustic » livra des interprétations libres et provocatrices qui ne faisaient pas mentir sa réputation d’agitateur dadaïste. En pleine vogue Art Déco, Il prouvait qu’il n’était pas seulement un artisan de « l’anti-art », mais son plus virulent zélateur. Réalisées pendant un laps de temps relativement court, fortement reliées par un style commun, ces aquarelles et ces gouaches ont étés regroupées sous l’appellation de Monstres. Aux yeux des amateurs et même des peintres qui apprécient l’œuvre de Picabia, cela demeure la part irregardable, la part maudite et iconoclaste.
Ainsi, dans sa relecture fantaisiste du Monstre marin de Dürer intitulée Femme au chien, Picabia ne reprend que le corps de la naïade qu’un triton barbu coiffé d’un bois de cervidé est en train d’enlever. Il est vrai que le monstre est dissimulé sous sa victime qui se contorsionne, telle une superbe Vénus assez peu farouche, mais Picabia renverse tout signe de domination masculine et transforme le monstre marin en représentant des fidèles canidés ! Il met en évidence le déhanché de la belle promise, et surtout, il la dote d’un nez de carnaval et de grosses taches noires qui se répandent sur sa peau. Picabia détourne également Némésis (gravure sur bois, 1502), qu’il associe à la femme convoitée par un monstre marin. Il place ce duo dans un décor de montagnes et donne un titre mystérieux, Hôtel ancien [fig. 3], à l’ensemble. Dans l’œuvre de Dürer, Némésis, déesse de la justice ailée est identifiée à la Grande Fortune : presque nue, elle flotte en équilibre sur une sphère, tenant la coupe contenant les honneurs et les richesses, symboles de récompense ainsi que le harnais, symbole de châtiment. Revue et corrigée par Picabia, la divinité ne porte plus de harnais ni de coupe, elle n’est plus en équilibre sur la sphère mais toute entière absorbée dans sa contemplation.

Un médium très fluide, des taches de couleurs contrastées et des solutions graphiques simples (spirales, courbes, cercles et hachures) permettent d’évacuer la question du modelé et de la profondeur de champ. C’est le triomphe d’une peinture gestuelle, spontanée qui fait un pied de nez à la querelle du dessin et de la couleur. Picabia est le peintre sacrilège qui rompt et perpétue la tradition. On peut voir en lui le chantre de l’irrespect des modèles. Poursuivant sa chasse aux trésors, il va d’ailleurs s’en prendre à l’un des chefs d’œuvre absolu de l’histoire de l’art occidental : les fresques de la Sixtine. Parmi les nombreuses figures divines et mythologiques qui ornent la chapelle mythique, il choisit un Ephèbe nu et une Sibylle auxquels il inflige des déformations anatomiques grotesques, au point que leurs mains sont remplacées par des pieds !
Avec Faune, Picabia poursuit sa traque des courbes et contre-courbes des créatures féminines de l’histoire de l’art. Dans cette interprétation de Vénus et Adonis de Titien (huile sur toile,1554, Musée du Prado), il semble même oublier le mythe que cette peinture véhicule. Il ne voit pas la déesse de l’Amour tentant de retenir le bel Adonis. Il ne veut pas voir l’instabilité de Vénus qui va être projetée à terre si son amant persiste dans son entêtement à vouloir se dégager d’elle. Plutôt que cette tension, Picabia représente une situation qui l’obsède : la fusion de deux corps enlacés qui n’en constitue plus qu’un. Il peint une étreinte. Par ailleurs, sa version du Vénus et Adonis de Véronèse (huile sur toile, 1580, Musée du Prado) ne manque pas de piquant. Sous le titre d’Idylle, la pose alanguie des deux amants (et surtout d’Adonis) est reprise assez fidèlement, mais le peintre insiste sur l’embonpoint d’Adonis, qui rappelle celui de Picabia pendant les années 1920.

Variations ?


Ces Monstres ne sont pas sans rapport avec les recherches de l’autre « Pica » compagnon de plage à Cannes en 1925 [fig. 4], ami, séducteur et rival en peinture. En 2008, à Paris, les chefs d’ oeuvre de Cranach, Titien, Zurbarán, Vélasquez, Le Greco, Goya, Delacroix, Manet, Courbet (et dix-huit autres peintres remarquables)… étaient confrontés à ceux du grand génie espagnol. Picasso et les maîtres, exposition en trois volets (au Grand Palais, au Louvre et au Musée d’Orsay) était un vibrant hommage à Picasso. Dans le catalogue, Marie-Laure Bernadac qualifie de « variations » les trois importantes séries faites d’après Delacroix, Vélasquez et Manet (3). Cela élude les notions toujours très péjoratives de copie ou de plagiat et valorise la liberté d’interprétation que Picasso s’accordait. En deux mois, entre le 13 décembre 1955 et le 14 février 1956, il réalise 15 peintures et de multiples dessins préparatoires d’après Les Femmes d’Alger dans leur appartement. En moins de cinq mois, du 17 août au 30 décembre 1957, il exécute 58 tableaux dont 44 Ménines. En trois ans, entre le mois d’août 1959 et le mois de juillet 1962, il réalise sur le thème du Déjeuner sur l’herbe une série de 27 toiles, 140 dessins, des linogravures et des maquettes… Bien sûr, ces « variations » sont toutes postérieures aux séances de bronzage des deux Pica sur les plages de Cannes, 25 ans après les Monstres de Picabia que l’ami Picasso avait forcément vus en 1925. Mais jusqu’où peut aller le rapprochement ?
Hérité des conquêtes du cubisme, le style très personnel de Picasso est reconnaissable d’une œuvre à l’autre. Picasso fait de nombreuses esquisses, peint ses séries à l’huile et exécute finalement des chefs d’œuvre de grand format (parfois un par jour). C’est l’inverse pour Picabia, foncièrement Dada, qui a cultivé l’éclectisme et les expériences jouissives tout au long de sa vie. Picabia n’a jamais dévoilé ses sources d’inspiration. Picasso n’a pas cessé de se mesurer à d’autres peintres et de le clamer haut et fort : ses peintures étaient réalisées « d’après » Ingres, David, Grünewald, Rembrandt, Cranach... Dès 1917, il avait donné sa version du Retour de baptême de Louis Le Nain que Marie-Laure Bernadac interprète comme un « pastiche à double sens » (4). Combinant Le Nain et Seurat, Picasso convertit un clair-obscur en œuvre post-impressionniste, il transforme une sombre scène d’intérieur en image lumineuse. Une telle pratique est caractéristique du mixage de sources qui lui était reproché au début de sa carrière. Cette œuvre là annonce un désir qui sera pleinement assumé après 1950 : se démarquer des copies des grands maîtres qui avaient fondé sa formation classique. En 1901, lorsque Picasso visita le Louvre où est conservée l’œuvre de Le Nain, il avait déjà derrière lui cinq années de confrontation aux chefs d’œuvre de la peinture espagnole. Entre ses quinze et ses vingt ans, il fréquenta assidûment les chefs-d’œuvre du Musée du Prado (Vélasquez, Goya et Le Greco) dont il fit des copies. Picasso est entré en peinture en copiant Vélasquez. Dès lors, on comprend l’importance de relectures critiques des années 1950 et particulièrement des Ménines de 1957. On comprend qu’elles puissent résulter d’un « un travail de laboratoire, d’autopsie au cours duquel Picasso analyse, dissèque et recompose le chef-d’œuvre de son prédécesseur » (5). Pour reprendre la belle formule des frères Schlegel, Picasso est un peintre « tragique » qui caricature les œuvres du passé, avec la grandiloquence et le sérieux du peintre de chevalet qui entend rivaliser avec les grands maîtres fondateurs. Son combat avec la peinture est d’autant plus tragique et grotesque que Picasso avait fait des copies du Bouffon Calabacillas de Vélasquez dès 1895, à l’âge de 14 ans. A l’opposé, Picabia, et ses Monstres aux nez peints pointus, peints à la gouache et à l’aquarelle sur carton, adopte le style comique, léger et changeant de la commedia dell’arte. D’un côté la mission démiurgique de Picasso : entrer dans l’histoire, en tuant le père ; de l’autre l’autodérision et le scepticisme fondamental de Picabia, dont le grand-père Alphonse Davanne était photographe.

Disparates : collages
Après son ébauche d’une « esthétique du rire », Charles Baudelaire, dans le Salon de 1859, s’est penché sur la photographie. Il a regretté que cette invention née de l’industrie soit devenue « le refuge des peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux ». À ses yeux, la photo n’avait qu’un seul devoir : « être la servante des science et des arts (6) ». De tels problèmes furent certainement débattus par Picabia et Alphonse Davanne. Tout comme Picasso qui possédait plusieurs albums de photographies d’art qui l’aidaient à peindre, Picabia a utilisé la photographie comme un conseil, sans s’enfermer dans la copie. Cet apport lui fut même indispensable de la période post-impressionniste qui marque son entrée dans le marché de l’art, jusqu’aux Nus des années 1940. En collectionnant des photographies d’œuvres d’art pour leur valeur documentaire, Picasso sacrifiait à « un usage culturel qui a été celui de l’élite des amateurs d’art à partir des années 1870 (7) ». En s’intéressant aux revues et aux cartes postales et en créant lui-même des photomontages, Picabia interrogeait la popularité de la photographie, sa valeur de reproduction, de transformation perceptive, et mettait en abyme la représentation elle-même. Ses couples carnavalesques sont des monstres joyeux, un peu grivois, qui incitent à la plaisanterie, des monstres de Mardi Gras [fig. 5] qui ne pensent qu’à s’embrasser. On les dirait échappés d’une comédie de théâtre italien où les amoureux sont prêts à tout pour triompher de Cassandre. Pour les peindre Picabia s’est inspiré de cartes postales d’amoureux qui semblent avoir atteint les sommets du kitsch dans les années 1920. Les cartes étaient peintes à la main, par plages de couleurs approximatives et comportaient parfois des morceaux de tissu et des paillettes [fig. 6]. Mais dans quel contexte, Picabia peignait-il cela ? Il s’en est expliqué dans une lettre à Pierre de Massot :
« Je travaille beaucoup au milieu du tourbillon Baccara, du tourbillon jambe, tourbillon jazz. Je fais des tableaux de carême, des amoureux, des tableaux confettis où la richesse de la soie à quarante sous est exprimée par le "Ripolin"(8). »

En 1925, l’artiste s’était installé avec Germaine Everling au Château de Mai, à Mougins, par amour du soleil et dégoût des coteries de l’avant-garde et de l’affairisme parisien. En plein coeur des années folles, la référence à la fête ainsi qu’au jazz ne surprennent guère. En revanche, peu de temps avant l’ouverture de l’Exposition des Arts Décoratifs à Paris, l’évocation des soieries bon marché n’était pas innocente. Peu de temps après, Picabia affirma que sa « conception de la peinture » était de « l’oublier et de la voir comme un plaisir optique, car […] tout est décoratif (9) ». Ces tableaux peuvent être vus comme une parodie de la préciosité décorative de l’époque. Dans les œuvres de 1925-1926, la surcharge est telle qu’il donne l’impression de ne plus pouvoir s’arrêter. Les effets de matière et de couleur sont grotesques. La peinture de paillette et de confettis envahit toute la surface. Tant et si bien que Picabia ne se contente plus de peindre. Il se livre passionnément au collage de divers objets sur la toile. L’assemblage composite qui est censé évoquer un Vase de fleurs semble très proche de la peinture intitulée Flirt : d’une œuvre à l’autre, la transformation du couple qui s’embrasse, des fleurs et surtout des points et des taches est très repérable. Même irrespect de la peinture, même simplification à outrance des contours qui sont donnés par les objets plats disposés sur la toile. Lors d’un entretien radiophonique, l’artiste a d’ailleurs laissé entendre que cette pratique était le résultat d’une sorte d’acte par défaut, commis dans l’urgence et la précipitation :
« Écoutez : une fois, en rentrant chez moi – j’habitais la campagne –, je trouvais une invitation à exposer. Je n’avais pas de couleurs. J’ai envoyé mon chauffeur au bourg voisin m’acheter du Ripolin, des chalumeaux de bar, des cure-dents, et avec tout cela, j’ai fait des natures mortes : des fleurs que j’avais vues. Bonne occasion pour échapper aux moyens traditionnels de la peinture ! (10) »


Conséquence extrême de la désacralisation qu’opéraient déjà les détournements des chefs-d’œuvre, ces collages remettent en question les genres traditionnels du portrait et de la nature morte. L’artiste les a probablement réalisés en même temps, ou dans la même séquence créative.

Disparates : hybridations

Picabia n’a pas probablement pas vu la peinture de Rocha dans l’amphithéâtre de médecine, mais il connaissait sa reproduction dans la revue Æsculape ainsi que les autres gravures qui illustraient l’article du docteur Neveu-Lemaire. Il s’est plus spécialement inspiré d’une image : celle de l’enfant qui tend un objet à un dalmatien, point de départ de Caraïbe, une des œuvres où l’on voit surgir la technique des Transparences qui l’occupa pendant une bonne partie des années 1930. Multipliant les strates picturales, Picabia hybride également le contenu de ses peintures. Puis, avec Danseur et Caraïbe [fig. 7], l’obsession prend une autre forme : celle d’un couple constitué d’un danseur (peut-être de flamenco) et d’une femme albinos dont la position étrange évoque le déhanchement de la beauté ravie par le monstre marin dans la gravure de Dürer. En fait, Picabia recycle un dessin qui fut réalisé pour la revue surréaliste Littérature en octobre 1922. Mais où puisait-il son inspiration ? En 1998, nous avions suggéré qu’il déformait La Vénus de Cnide de Praxitèle ou L’Esclave mourant de Michel-Ange. La solution est tout autre : Picabia a repris le Vénus et Mars de Sandro Botticelli [fig. 8] (tempera sur bois, 69 x 173,5 cm, vers 1485).


La découverte de cette troisième référence vénusienne est importante, elle prouve que Picabia ne choisissait pas ses modèles au hasard. Il a copié la pose sensuelle de Mars, esprit de la guerre, agressif et cruel, endormi sous le regard de la déesse de l’Amour. Il l’a transformé en figure debout et a conservé son caractère androgyne. Les jambes de Mars sont devenues celles du deuxième personnage, le danseur vêtu d’un costume noir. Ce monstre délicieux est doublement mixte : noir et blanc, féminin et masculin, statique et mobile, un produit parfait de l’amour en quelque sorte ! Lorsqu’il peignait ce gracieux monstre dansant, l’artiste avait-il en mémoire l’étonnant justaucorps tacheté que portait Nijinski dans L’Après-midi d’un faune ? Cela n’est pas impossible. En revanche, que Picabia, par le biais de ses monstres hybrides, se soit posé la question du canon grec et de l’hégémonie des critères de beauté occidentaux, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Peinte, en 1939, la Femme à la sculpture grecque noire et blanche en donne la démonstration. La mise en scène des deux femmes est assez réjouissante : à gauche, le modèle vivant se ronge les ongles, son ventre fait des plis disgracieux, tandis qu’à droite, la sculpture classique est troublée par les taches noires qui parsèment sa surface. Les modèles du passé ne peuvent être reconduits. L’idéal d’harmonie que le classicisme croyait atteindre en imitant la sculpture grecque est désormais inaccessible. Cette crise de conscience n’est pas nouvelle : Picabia avait déjà attaqué les modèles canoniques vingt ans plus tôt. Mais, il n’y voyait sûrement pas un drame. Il assumait pleinement le comique grotesque de ses relectures. Avec cette peinture fantasmatique, cannibale et ludique, il affichait la légèreté de ses motifs, sans peur du ridicule.

NOTES
(1) Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Exposition universelle, 1855, in Curiosités esthétiques, Paris, Garnier Flammarion, 1983, p. 256.
(2) « Fragments de L'Athenæum », cité par Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, in L’Absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 396.
(3) Marie-Laure Bernadac, « Picasso, cannibale, déconstruction et reconstruction des maîtres », Picasso et les maîtres, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2008, p. 42.
(4) Ibidem, p. 38.
(5) Ibidem, p. 221.
(6) Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859, in Curiosités esthétiques, op.cit., p. 318-319.
(7) Anne Baldessari, « La peinture de la peinture », Picasso et les maîtres, op. cit., p. 26.
(8) Cité dans le catalogue de l’exposition Picabia, singulier idéal, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris / Musée, 2002, p. 298.
(9) Francis Picabia, « Réponses à Georges Herbiet », This Quarter, volume I, printemps 1927. Voir Écrits critiques, préface de Bernard Noël, édition établie par Carole Boulbès, Paris, Mémoire du Livre, 2005, p. 222.
(10) Georges Charbonnier, Le Monologue du peintre, Paris, Julliard, 1959, p. 135-136.
(11) Carole Boulbès, Picabia, le saint masqué, Paris, Jean-Michel Place, 1998.

Articles les plus consultés