"Giorgio de Chirico", Musée d'art moderne de la Ville de Paris, 13 février-24 mai. Publié dans Art press n° 355, avril 2009, p.81-83.
Comment Chirico est-il perçu par les artistes aujourd’hui ? Quels liens établissent-ils avec leurs œuvres ? Dans le catalogue de l’exposition Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, on ne dispose que de quatre témoignages. C’est peu. Publiés récemment par le même musée, Raoul Dufy, le plaisir en livrait sept ; Francis Picabia, singulier idéal quatorze. De nos jours, les artistes hésitent encore (est-ce une question de génération ?) à remettre en question le clivage entre le « bon » Chirico de la Metafisica et le « mauvais » qui vint ensuite. Pour Télémaque, l’Italien s’est égaré sous l’influence du peintre Nicola Locoff. Au contraire, Bernard Dufour pense qu’il fait partie des « héros » qui sont « allés au bout d’eux-mêmes » et Konrad Klapheck ose avouer, contre ses amis surréalistes, que certains tableaux du « Chirico tardif » l’ont profondément touché. Seul Giulio Paolini revendique l’influence du « maître » à qui il rend hommage avec son Intérieur métaphysique présenté à la galerie Yvon Lambert.
Pourquoi une œuvre d’art ou une période donnée sont-ils reconnus et appréciés, alors que l’autre est bannie ? Chirico a dénoncé les « combines » des critiques et des marchands qui rejetaient ses nouvelles peintures. Ses règlements de compte haineux (1) peuvent être rapprochés de certains écrits journalistiques de Francis Picabia (2). Plus tard Philip Guston (3), un autre rebelle, fut l’un des rares artistes à défendre l’ensemble du travail de Chirico et à revendiquer son influence. Chirico est mort à l’âge de 90 ans, en 1978, il a donc traversé le vingtième siècle en continuant à peindre malgré l’acrimonie des surréalistes qui lui reprochaient son retour aux références classiques.
A cet égard, est-il convaincant de distinguer « trois catégories : la peinture métaphysique, le retour à la peinture traditionnelle, la reprise de la peinture métaphysique »(4)? Une telle vision fait l’impasse sur les phénomènes cycliques de retours qui travaillent quasiment chacune des peintures. Chirico, l’élu, le voyant est aussi l’artiste de la rumination. Rumination désabusée d’un idéal antique. Rumination des peintures fin de siècle d’Arnold Böcklin et de celles, foncièrement novatrices des primitifs italiens. En 1928, le maître qui rédige son « Petit traité technique de peinture » est aussi, paradoxalement, le provocateur qui met en scène des meubles monumentaux occultant le paysage, ou encore des gladiateurs débiles, des anti-héros ridiculement grands pour les intérieurs où ils livrent bataille. Tout en poursuivant son idéal technique (retrouver le métier des Anciens) et en fulminant contre l’art moderne, Chirico a réalisé une galerie d’autoportraits parodiques qui sont des attaques contre la figure et le rôle même du peintre : en notable de la Renaissance, en gentilhomme costumé, en vieille homme revêche assis nu sur une chaise, et même en torero farouche ! Or, dans sa jeunesse, à l’instar de Duchamp et surtout de Picabia, Chirico s’imprégna des théories de Nietzsche sur l’inspiration et sur l’éternel retour, il sembla trouver un intérêt particulier dans la lecture d’Ecce homo…
Que cela soit à travers ses nombreuses copies des grands maîtres (Raphaël, Titien, Rubens, Watteau, Courbet…) ou par le biais des remakes, la répétition apparaît comme une donnée majeure. Places, tours, arcades, cheminées, poètes et troubadours… sont tellement ressassés dans la peinture métaphysique qu’ils sont devenus des « lieux communs » de notre musée imaginaire. Est-ce seulement pour lutter contre l’angoisse, en faisant du passé une « valeur refuge » (5) ? Chirico a souvent peint et sculpté la statue d’Ariane endormie, délaissée par son amant Thésée. Ariane et Dionysos (son consolateur), c’est aussi la mesure contre la démesure, l’ordre des choses contre le chaos. D’une part, la répétition fige le flux et impose un ordre : les thèmes de la statue, du cheval ou celui des Bains mystérieux (qui apparaît en 1934 pour illustrer les Mythologies de Jean Cocteau) furent ruminés jusqu’à sa mort. D’autre part, la répétition engendre le chaos : en perpétuel aller-retour avec lui-même, Chirico fit des remakes de ses tableaux métaphysiques tout au long de sa vie (au départ sur commande). Les ajouts, les substitutions, et les changements de formats et de titres peuvent être comparés aux variations musicales autour d’un thème. Mais le farouche individualiste, qui savait que les amateurs ne juraient que par les œuvres de sa jeunesse, sema la zizanie dans le marché en antidatant ces remakes !
Aujourd’hui, il serait tentant de faire de Chirico le pionnier du courant « appropriationniste » et des ressassements qui touchent autant la peinture que les champs de l’installation et du design. Pourtant son approche de l’art n’avait rien en commun avec les répliques un peu vaines d’un Mike Bidlo ou la sérialisation qu’Andy Warhol fit subir aux Muses inquiétantes (6). Et puis, la copie, l’interprétation et la réitération d’un modèle ne sont-elles pas des traditions fortement ancrées dans les pratiques humaines ? Une chose est sûre : les artistes « cannibales » du XX° siècle (Picasso, Picabia, Dali, Chirico…) n’ont pas attendu l’invention de la post-modernité pour se livrer aux jeux savants du détournement des sources…
(1) Giorgio de Chirico a notamment dénoncé les manœuvres d’André Breton pour faire main basse sur le marché des peintures métaphysiques, cf. Mémoires, La Table ronde, Paris, 1965, p. 140-141. A ce propos, voir l’excellent article de Gérard Audinet, « Le lion et le renard », dans Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves, Paris Musées, 2009, p.111-120.
(2) Francis Picabia, Écrits critiques, préface de Bernard Noël, édition établie par Carole Boulbès, Paris, Éditions Mémoire du livre, 2005.
(3) cf. Michael Taylor, « Variations sur une énigme : les « dernières » œuvres de Giorgio de Chirico et Philip Guston », Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves, p. 257.
(4) Caroline Thompson, « L’énigme de la régression chez Giorgio de Chirico », Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves, op. cit., p. 203.
(5) Caroline Thompson, ibidem.
(6) cf. Warhol verso de Chirico, a cura di Achille Bonita Oliva, Comune di Roma, Milano, Electa, 1982. Warhol admirait Chirico qu’il avait rencontré en 1972. Pour cette exposition qui comportait des dessins et des sérigraphies, il s’est inspiré de remakes que l’Italien avait réalisés entre 1950 et 1962. Dans son entretien avec Oliva, il déclara : « J’aime son travail et l’idée qu’il a répété les mêmes peintures encore et encore ». Bien sûr, l’intraitable Chirico, qui avait notamment intenté un procès aux organisateurs de la Biennale de Venise de 1948 pour avoir exposé un faux, ne put réagir à ces détournements pop qu’il aurait sûrement jugé vulgaires : il était décédé depuis quatre ans…
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vendredi 27 mars 2009
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