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lundi 28 septembre 2009

entretien avec Xavier Veilhan

publié dans "Xavier Veilhan Versailles", supplément n°359 d' Art press, septembre 2009, p.7-17.

Vous succédez à Jeff Koons à Versailles. Est-ce qu’investir un site aussi prestigieux, après l’un des artistes les plus en vue était difficile ? Est-ce que vous l’avez vécu comme un défi ?

Succéder à Jeff Koons, c’était un défi, oui, bien sûr. Mais relever des défis fait partie du travail des artistes. En même temps, c’était une chance car cela plaçait la barre plutôt haut. A Versailles, j’avais les moyens de démultiplier mon action. La question de l’échelle des sculptures s’est posée, mais justement c’est ce qui m’a stimulé. Jeff Koons a été un artiste très important pour moi. J’ai 45 ans, il en a 54. Les premières œuvres que j’ai vues de lui ont été un choc. D’une certaine manière, c’est un honneur de passer après lui.

Contrairement à Koons qui avait réactivé des pièces anciennes, vous avez créé de nouvelles sculptures que vous avez choisi de montrer en plein air, dans le parc.

Les oeuvres ne sont pas toutes à l’extérieur, deux sont à l’intérieur. Mais il est vrai que le parti pris de l’exposition est d’utiliser l’axe Est-Ouest qui traverse le château et le jardin pour placer les œuvres tout au long de cette ligne. Lors de mes visites, j’ai été étonné par la modernité des jardins. J’y ai vu un rapport à l’architecture mais aussi au Land Art et à des formes d’art paysager très contemporaines. Leur poésie ne demande qu’à être réactivée... Après tout, on pourrait dire que Le Nôtre a été le premier à réaliser des Earthworks ! Avec les milliers de mètres de cubes de terre qui ont été déplacés à Versailles, son projet était véritablement pharaonique, d'une dimension violente et radicale. Pourtant le résultat me semble doux, il produit une impression de légèreté à laquelle je suis sensible.

Justement par rapport à cette notion de légèreté, le faste du monument historique, avec ses galeries luxueuses, ses décors peints orchestrés par Le Brun, vous a-t-il gêné ?

Non. De Michel-Ange à Le Brun, j’aime bien ces rencontres entre l’architecture, la peinture, la décoration. L’idée de continuum entre l’aspect artistique, décoratif et fonctionnel m’intéresse aussi. Les figurations qu’orchestraient Le Brun sont plus ou moins lisibles pour les personnes qui, comme moi, ont peu de connaissances historiques, alors qu’il y a une évidence immédiate des jardins de Le Nôtre. Je suis aussi très intéressé par l’intérieur du château, tout en étant conscient qu’il s’agit d’une coquille relativement vide, malgré l’apparence de profusion. A cause des remaniements, des changements de politique, et autres revers qu’a subis le lieu, la forme qui subsiste aujourd’hui ne correspond qu’à notre époque. Je trouve cela assez beau. J’aime quand l’architecture échappe au programme et devient un contenant pour une autre histoire.

Le parcours commence avec cet étrange Carrosse et son attelage de six chevaux qui semblent déformés par la vitesse comme pour une sculpture futuriste. Ce dynamisme de chevaux au galop est très incongru, non seulement en raison de sa couleur violette, mais aussi à cause de votre façon si particulière de traiter la forme, de nous en donner une vision qui est à la fois générique et très technologique…

L’art, pour moi, c’est de faire émerger des choses dont on sait qu’elles existent, mais que l’on ne voit pas. Je veux créer des sortes de logotypes qui placent le spectateur devant un questionnement. Pour cela le recours au monochrome est un moyen essentiel. L’image du carrosse est très visible de loin mais elle se délite quand on s’en approche, elle nous interroge sur la légitimité de ce qu’on a vu. L’œuvre elle-même dans sa matérialité est déjà une image perçue, c’est comme si elle était le résultat d’une vision furtive ou déformée. Cette image du carrosse est presque le résumé de mon programme. Face à la réification de Versailles, que l’on tente de transformer en arrêt sur image, en sanctuaire, j’ai voulu réintroduire une certaine vie, un certain humanisme. Versailles est à la fois un instantané figé et extrêmement dynamique. C’est un lieu de projection et de diffusion du pouvoir, et en même temps un organisme dont la forme pourrait être comparée à celle d’un corps. Dans le tracé du parc, je vois beaucoup de similitudes avec un corps humain, en raison de la symétrie qui n’est qu’apparente.

Sur le même axe, on rencontre successivement la toute petite Femme nue puis Le Gisant beaucoup plus grand. Puis, on est confronté aux figures sombres des Architectes, à une image anamorphosée de la Lune et au Jet d’eau. Ce faisant, vous ne contrariez pas la géométrie de l’architecture de Louis Le Vau et des jardins à la française de Le Nôtre. Au contraire, vous semblez reprendre à votre compte les illusions de perspective, jouer avec les artifices optiques et adopter en quelque sorte le point de vue du roi… Au fond, derrière tout ça, se pose la question de la représentation et du pouvoir (pouvoir du roi, pouvoir conféré momentanément à l’artiste)…

Les problèmes liés à la représentation, à la perspective et à la symétrie ont toujours suscité ma curiosité. Versailles est justement un temple de la géométrie et de la perspective. Je me suis documenté sur l’architecture des jardins, je me suis intéressé au parallèle que Louis Marin a établi entre le plan du jardin de Versailles et celui du parc d’attractions de Disneyland.
A Versailles, on ressent un choc visuel comparable à celui qu’on peut avoir à la plage ou sur une piste de ski : une forte présence des éléments (air, eau, terre, lumière), une dimension de plein air, des étendues à perte de vue. Il s’agissait pour moi de prendre ce parc à bras-le-corps, mais sans volonté de provocation. Je ne voulais pas non plus me placer dans une position de retrait, mais plutôt accompagner ce mouvement qui a été initié par Louis XIV et Le Vau, Le Brun, Le Nôtre. D’ailleurs, je considère que mon intervention est plutôt classique. Plus on est près du Château, plus on ressent la puissance du pouvoir royal. Plus on s’en éloigne, plus on se retrouve seul dans un jardin aux dimensions incroyables : au-delà du Grand Canal, on parvient à une forêt, avec des vrais animaux. J’ai voulu accompagner ce mouvement avec des pièces, qui dans leur échelle et dans leur nature, donnent l’impression de se fondre dans l’environnement. A la fin du parcours, Le Jet d’eau correspond à un crescendo puisqu’il arrive à une hauteur de 100 mètres, mais en même temps, la notion d’auteur tend à s'y dissoudre. Je pense que les passants qui verront ce jet d’eau ne se poseront pas la question de son auteur. Finalement peu importe qui a fait quoi. J’aime assez cette idée d’une influence diffuse, qui me semble proche de la notion d’auteur en architecture.

Revenons au Mobile et à la Light machine qui sont les deux seules pièces décentrées par rapport à l’axe que vous avez retenu. Les raisons sont-elles d’ordre technique ?

Il y avait des contraintes liées à la visibilité des oeuvres mais aussi aux parcours des visiteurs, qui peuvent varier en fonction des jours et des ouvertures de salles. Avec le scénographe Alexis Bertrand qui a travaillé avec moi sur la réalisation des pièces, nous nous sommes interrogés : comment faire un parcours perceptible, comment rendre le propos artistique lisible lorsque l’on sait que les visiteurs, majoritairement étrangers, ne s’attendent pas à voir une exposition d’art contemporain ? Il fallait préserver le caractère universel du lieu. Mon travail est de faire des expositions plutôt que des œuvres. Je m’intéresse plus à ce que les gens vont ressentir, qu’à ce que je veux dire ou exprimer. Bien sûr, les réactions du public sont difficiles à évaluer. Je dirai même que c’est impossible. Je suis à la recherche d’une chose qui est sans cesse en train de m’échapper… Pourtant, si trois personnes s’entendent pour dire que cette forme est celle d’un verre ou d’un avion, cela devient un verre ou un avion. C’est sans doute pourquoi mes œuvres sont à la fois si précises et si ouvertes.

Pour Versailles, vous reprenez des thématiques qui structurent votre travail depuis longtemps : les moyens de locomotions, la statuaire, les mobiles et les tableaux lumineux. Mais les animaux de votre bestiaire favori (rhinocéros, ours, lions et autre monstres surdimensionnés) semblent avoir disparu… La statuaire et le nu auraient-ils pris le pas sur les animaux ?

Les chevaux de l’attelage du Carrosse sont tout de même présents et ils sont pour moi une sorte de négatif de l’homme : on peut les chevaucher, les formes animales et humaines peuvent s’emboîter. Dans l’attelage qui est un moyen de transport et un objet construit, je vois aussi une forme organique domestiquée. Je suis parti de la réflexion de Bruno Latour : façonnons-nous les objets qui nous entourent ? Quelles contraintes économiques conduisent à la création d’une forme plutôt qu’une autre. Mon travail procède par cercles concentriques. L’homme est au centre. Je m’en suis approché timidement avec les objets, puis les êtres vivants. Je suis passionné par le caractère anthropomorphique des animaux et leur facultés de perception qui ne sont pas semblables aux nôtres. Mais à Versailles, je me suis davantage posé la question de l’humain et même du surhumain.

Est-ce que ce ne serait pas un peu la suite de la réflexion engagée pour l’exposition Contrepoint au Musée du Louvre en 2005 ?

Oui, c’est très juste. Au Louvre, j’avais réfléchi au problème de la célébration : qui est illustre ? Qui célébrer ? J’avais présenté sept personnages illustres et…la chienne Laïka. Je suis passionné par la conquête spatiale. Lorsqu’elle fut envoyée seule dans l’espace, Laïka était une sorte de représentant de l’humanité mais on savait aussi qu’elle ne reviendrait pas. Je voulais prolonger cette idée de conquête et la lier à celle du destin de l’homme, en représentant Youri Gagarine. Le cosmonaute prend la forme d’un gisant, ce qui peut paraître un peu désenchanté, mais on sait que son destin a été sombre. Il a été instrumentalisé par le pouvoir. Il est devenu un corps politique. Pourtant, il a été le premier homme à voir la Terre comme un objet, il a été le premier à vérifier que ce n’était qu’un objet parmi les autres. J’avais la vision de ce cosmonaute comme un corps éclaté, composé de multiples pièces assemblées, avec cette idée que nous sommes les hôtes des matières qui nous constituent et qui constituent l’espace. Ce gisant est comme un mannequin d’anatomie, qui exhibe des éléments intérieurs et extérieurs.

Contrairement au cosmonaute qui est quand même en fâcheuse posture, les architectes qui sont perchés sur leurs socles forment un ensemble compact d’hommes et de femmes illustres que vous présentez du plus jeune au plus âgé. Pouvez expliquer la technique qui vous a permis de saisir leur contour ?

Nous avons recours aux scanners parfois utilisés en architecture pour obtenir des relevés de plusieurs millions de points, qui servent à créer des polygones. Ces nuages de points sont obtenus en plaçant les personnes sur un plateau amovible, entre trois scanners, et en les faisant tourner sur eux-mêmes d’un 1/8° de tour à chaque nouvel enregistrement. Les données sont ensuite recomposées comme si on recollait les éléments d’un vase brisé. Après cela, on baisse ou on augmente la définition de l’image, ce qui permet d’obtenir un volume plus ou moins précis, plus ou moins dessiné au moment de l’usinage : des hommes dirigent des machines, ils opèrent ce passage à la réalité en transcrivant les fichiers informatiques dans divers matériaux (bois, polystyrène...). Au départ, cela se rapproche de la technique photographique et des travaux scientifiques d’Etienne Jules Marey, sauf que nous ajoutons la troisième dimension. La séance de scan dure environ quarante-cinq minutes, il y a beaucoup d’analogies avec les débuts de la photographie où les poses étaient très longues. Je demande aux personnes de se placer de la façon qui leur convient le mieux. Là, onn n’est plus du tout dans la culture du snap shot. Les architectes constructeurs à qui je me suis adressé ont bien compris cela et ils se sont prêtés au jeu très sérieusement.

Une autre sculpture a été réalisée avec cette technique, il s’agit de cette femme nue que vous dites « plantée comme une aiguille d’acupuncteur dans la Cour Royale » ! Est-elle un clin d’œil aux allégories de l’abondance, de la paix, de la peinture, etc…qui sont incarnées par des statues de femmes souvent dénudées ? Est-ce une façon de répondre à l’abondance symbolique du décor sculpté ?

Par rapport à l’échelle du lieu, j’ai voulu que ce personnage en alliage de bronze et manganèse soit très petit, mais il est placé à un point de croisement essentiel, où la géométrie et la géographie (des avenues) se rejoignent. Le sujet et les dimensions de cette sculpture sont liés aux notions de permanence et d’impermanence du corps. Avec ce nu, j’aborde un thème fondamental : Le Bernin, Poussin, Manet, Courbet, Newton ont représenté le nu de façon très différente, je voulais réactualiser cette question. Il a été difficile de choisir un modèle. Finalement nous avons scanné et assemblé trois corps de femmes différents pour obtenir ce corps contemporain. Je souhaitais désamorcer le fantasme du modèle fusionnel que l’on trouve, par exemple chez Picasso, et travailler sur les notions d’apparence et de distance. Il s’agit de la projection d’un standard contemporain, car bien sûr, le corps générique parfait n’existe pas.

A Versailles, vous privilégiez le jardin et la question du rapport à l’Histoire. Lors de la première édition de La Force de l’Art, vous aviez créé votre propre podium et exposé les sculptures d’autres artistes (Le Baron de Triqueti, Cesar, Séchas…) Vous assumez les rôles d’artiste, de commissaire d’exposition et de scénographe. Est-ce que cela vient d’une méfiance par rapport aux formes modernes de l’exposition ?

Non, je me repose sur ce qui a été fait pour aller plus loin. Je suis un fan d’artistes, je suis aussi collectionneur. Je cherche plutôt à déplacer la position habituelle de l’artiste, tout en étant conscient qu’il existe une histoire de l’exposition : depuis les expositions universelles, et jusqu'à Quand les attitudes deviennent formes (1969), ou Chambres d’amis (1986)… les propositions ont été très différentes. Pour moi, il n’y a pas de fin. L’exposition est comme un paysage dans lequel on se promène et qui ne s’arrête pas. Il suffit d’aller plus loin pour voir autre chose.

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